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L’aide humanitaire, cadeau empoisonné ?

Au vu de l'historique noblesse de l'aide humanitaire, difficile de la critiquer. Pourtant, il s'agit peut-être d'un cadeau empoisonné.
Conférence de presse des Nations Unies à l'occasion de la Journée mondiale de l'aide humanitaire le 19 août 2015 | Abel Kavanagh MONUSCO | Creative Commons BY-SA 4.0 Deed
Conférence de presse des Nations Unies à l’occasion de la Journée mondiale de l’aide humanitaire le 19 août 2015 | Abel Kavanagh MONUSCO | Creative Commons BY-SA 4.0 Deed

Au vu de l’historique noblesse de l’aide humanitaire, difficile d’imaginer pouvoir la critiquer. Pourtant, de nombreuses choses sont à dire. Derrière son apparence bienveillante, l’aide humanitaire cache en réalité des enjeux politiques, des dilemmes moraux et des conséquences imprévisibles. L’aide d’urgence qu’on connaît aujourd’hui est bien différente de celle qui a été construite sur les cendres des deux guerres mondiales, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire.

Ainsi, il est intéressant de se plonger dans le paradoxe de l’aide humanitaire en temps de guerre, qui a tendance en effet à apparaître comme un remède empoisonné.

Le changement de nature de l’aide humanitaire

À l’origine, l’aide humanitaire s’est développée pour aider les soldats en mauvaise posture sur les champs de bataille. Les quatre Conventions de Genève signées en 1949 sont quant à elle venues parfaire les conditions de l’assistance aux victimes de conflits interétatiques, dans l’objectif de protéger au mieux les civils d’éventuels nouveaux conflits mondiaux. Mais la Guerre froide est venue chambouler tous les plans.

De 1948 à 1991, on estime en effet que le nombre de conflits armés dans le monde a été multiplié par trois. Il faut dire que la confrontation entre les idéologies étasuniennes et soviétiques s’est fortement manifestée dans les discours anticoloniaux. Quand les États-Unis soutenaient par exemple l’autodétermination de l’Indonésie, du Ghana ou du Kenya, l’URSS supportait de son côté l’indépendance du Vietnam, de Cuba ou de l’Afghanistan.

Une milice afghane pro-soviétique – Rosaluxemburg [Pseudo Flickr] | Creative Commons BY-ND 2.0 DEED

Dans le cadre de la guerre civile angolaise (1975-2002), Moscou et Washington soutenaient même deux mouvements de libération opposés, car l’un était communiste et l’autre non.

Mais à force de mener des guerres par procuration dans diverses régions du monde, les deux superpuissances ont changé fondamentalement la nature des conflits, qui sont devenus majoritairement intraétatiques. Les guerres mondiales qui visaient à accroître toujours plus de ressources et de territoires sont progressivement rentrées dans l’ombre pour laisser place à des conflits internes, entre communautés ethniques ou entre gouvernements et populations.

Face à ce changement radical, l’aide humanitaire s’est retrouvée complètement déboussolée. Basée sur le respect de la souveraineté nationale et du volontarisme juridique, cette dernière a placé les acteurs humanitaires au centre d’un vrai dilemme moral : doivent-ils rester dans la légalité, en sachant pertinemment que c’est immoral vis-à-vis des victimes civiles, ou sauter à pieds joints dans l’illégalité morale, au mépris d’un principe fondateur de l’aide humanitaire ?

Pour sortir les organisations humanitaires de l’embarras, le Comité international de la Croix-Rouge a officiellement établi en 2005 un droit international humanitaire coutumier, c’est-à-dire des règles non-écrites issues de la “pratique générale acceptée comme étant le droit“. C’est ainsi que le libre-accès aux victimes est devenu une norme coutumière qui, au nom de l’urgence, permet aujourd’hui à l’aide humanitaire de ne plus être suspendue à un dilemme moral avec le droit.

Seulement, l’aide humanitaire reste encore imparfaite, due à deux gros problèmes engendrés par son changement de nature.

L’impossible neutralité de l’action humanitaire

L’aide humanitaire ne peut aujourd’hui être apolitique. Si la neutralité des organisations était initialement une des conditions de la pérennité de l’aide humanitaire, elle ne peut malheureusement plus être d’actualité. En effet, les acteurs humanitaires agissent désormais à l’échelle internationale, et non plus seulement quand leur pays d’origine est engagé dans le conflit. En intervenant directement pour sauver des vies au sein d’un État qui n’est pas le leur, ces acteurs font donc ainsi étymologiquement preuve d’ingérence politique. Ce n’est pas nécessairement mal, mais cela implique de fait des responsabilités.

Intervenir dans un conflit, même pour aider des civils, c’est forcément l’influencer, voire même l’exacerber si des combattants bénéficient de l’aide humanitaire. On ne peut plus raisonnablement intervenir aujourd’hui sur le seul prétexte d’humanité, comme cela a tendance à être le cas quand l’urgence et l’émotion se mélangent dans un cocktail explosif. Il est ainsi indispensable avant de lancer une aide humanitaire de faire à chaque fois un examen critique des conditions politiques de son déploiement, afin de limiter au mieux la marge d’erreur politique. L’acteur humanitaire étant avant tout un citoyen, il ne peut effectivement plus ignorer le sens de son action, ni de ses conséquences.

Par exemple, il est clair que les ressources matérielles apportées par les acteurs humanitaires peuvent alimenter une guerre si elles arrivent aux mauvaises personnes. Dans le cas du conflit des Khmers rouges en 1979, des combattants cambodgiens réfugiés dans des camps civils ont ainsi pu bénéficier d’aide humanitaire, ce qui les a renforcés, et leur a permis de prolonger le combat contre l’occupant vietnamien.

Lors de la Seconde guerre civile soudanaise (1983-2005) et de la guerre civile somalienne (1988-), il a aussi été constaté que les pillages d’importations humanitaires entretenaient l’économie locale, et avaient une influence sur les combats. Une mauvaise protection des ressources matérielles peut quant à elle être dangereuse pour les civils, puisque à Gaza en 2023, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a dit craindre l’écroulement de “l’ordre public” après des pillages de ses centres par des habitants affamés.

Plus globalement, l’aide humanitaire permet aussi aux belligérants, notamment gouvernementaux, de se focaliser sur l’effort de guerre en n’ayant plus à gérer la survie de leurs habitants. Certains profitent ainsi de l’humanisation de la guerre pour la légaliser et la légitimer, ce qui est tout bonnement inacceptable.

Face à toutes ces manipulations de l’aide humanitaire, l’article 23 de la quatrième Convention de Genève prévoit tout de même la suspension des opérations humanitaires quand elles favorisent les “efforts militaires et économiques“.

Le défaut, c’est que ce n’est pas très efficace dans la pratique, puisqu’un désengagement humanitaire doit forcément être anticipé, les acteurs humanitaires ne pouvant moralement pas partir en laissant derrière eux des milliers de civils affamés.

L’aide humanitaire est donc condamnée à être liée à la politique, mais il faut reconnaître que ce dépassement de fonctions, et toutes les maladresses qui s’en suivent, sont clairement à imputer aux États. Ces derniers ont effectivement tendance à percevoir à tort l’aide humanitaire comme une solution à une crise. Mais si elle perdure pendant de longs mois ou années, c’est en réalité juste parce que les dirigeants sont incapables de résoudre le problème à la source.

Première réponse envoyée quand un conflit s’envenime, l’aide humanitaire offre un délai censé normalement permettre aux dirigeants de mettre en place des solutions viables pour résoudre le conflit. Mais il arrive souvent qu’aucune solution ne vienne, et donc, que la perfusion humanitaire soit la seule réponse à une crise. Dans le pire des cas, l’aide humanitaire se confond même avec l’aide au développement pour tenter de forcer son retrait. Le problème, c’est que l’aide humanitaire ne peut pas faire sortir un pays d’une crise, elle agit juste comme un pansement sur des plaies politiques encore à vif.

C’est d’ailleurs là tout le paradoxe d’une aide humanitaire qui veut rester apolitique, mais qui se retrouve contrainte de suppléer des dirigeants politiques statiques, quitte à agir dans la précipitation.

L’humanité-spectacle, comédie tragique ?

Si les dirigeants politiques peuvent se permettre de procrastiner, c’est aussi parce que les populations ne leur mettent pas la pression pour résoudre les problèmes. En cause, le fait que les tragédies humaines soient devenues des spectacles dans toutes les sociétés médiatiques.

Avant d’être un relais d’informations, un média est avant tout un modèle économique. Ainsi, lorsqu’une guerre ou une catastrophe humanitaire éclate dans un pays, il a tout intérêt à provoquer l’émotion et l’empathie chez le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur, afin de gagner audience et revenus publicitaires.

Montrer le malheur pour choquer est donc un fonds de commerce important pour les médias. Mais parler en profondeur à l’antenne des causes du malheur et des solutions pour résoudre les problèmes qui le cause n’est en revanche pas très intéressant pour les médias, parce que ce sont des sujets bien trop complexes pour fidéliser une audience majoritairement novice.

C’est ainsi parce que les médias n’insistent délibérément pas sur les causes et les conséquences des souffrances que peu de personnes aujourd’hui sont capables de dire ce qui a causé les conflits au Cambodge, en Yougoslavie, en Syrie ou encore entre Israël et la Palestine. Or, comment espérer que les populations réclament des solutions politiques si les causes des conflits sont effacées par les médias au profit de la souffrance larmoyante ?

Cette surenchère médiatique autour de la souffrance est d’autant plus néfaste qu’elle entraîne à terme une banalisation du mal, ainsi que la saturation d’une audience fatiguée d’être informée sous le seul prisme de la violence.

Pour remédier à cela, les médias ont pris l’habitude de suivre les acteurs humanitaires dans leurs premières missions, parce que c’est à leur contact qu’ils ont accès à toutes les victimes du drame, ainsi qu’à une souffrance plus facile à faire passer à l’audience, car moins visuelle.

Les acteurs humanitaires sont aussi dépendants des médias, puisque c’est l’un des seuls moyens pour eux d’obtenir de la visibilité et surtout des fonds. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas besoin d’atteindre les populations les plus vulnérables pour provoquer la compassion d’une audience, ce qui peut arranger aussi bien médias que associations humanitaires…

Le problème, ce n’est pas tant que les médias capitalisent sur la souffrance humaine, c’est qu’ils retranscrivent le spectacle de l’événement au lieu de l’événement lui-même. Le monde devient un théâtre où le scénario apparaît moins bien important que les acteurs. Lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, les médias ont par exemple surtout mis l’accent sur le rôle des acteurs humanitaires pendant l’exode, en occultant l’ampleur du génocide qui l’avait précédé.

Un mémorial du génocide de 1994 dans l'université nationale rwandaise de Huye (Butare) - Adam Jones | Creative Commons BY-SA 2.0 DEED
Un mémorial du génocide de 1994 dans l’université nationale rwandaise de Huye (Butare) – Adam Jones | Creative Commons BY-SA 2.0 DEED

Plus récemment, en 2023, le traitement médiatique de la reprise du conflit israélo-palestinien s’est axé sur les victimes civiles et sur l’organisation terroriste du Hamas, mais pas sur la redondance d’un conflit qui dure depuis 1948.

Le changement de système paraît aujourd’hui bien compliqué, puisque cela nécessiterait que les médias arrêtent d’aiguiller la conscience morale sur l’émotion, afin de la placer sur la réflexion.

Coincée entre les médias et la politique, l’aide humanitaire doit de son côté trouver le juste milieu entre légalité, efficacité et légitimité, afin de se rapprocher au plus près des valeurs sur lesquelles elle s’est développée jusqu’en 1949.

Quelques liens et sources utiles :

Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Pour un développement “humanitaire” ?: Les ONG à l’épreuve de la critique, IRD, 2016

Laëtitia Atlani-Duault, Anthropologie de l’aide humanitaire et du développement : Des pratiques aux savoirs, des savoirs aux pratiques, Armand Colin, 2009

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