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Arctique et politique russe : une stratégie payante ?

La Russie a fait preuve de génie en anticipant le potentiel de l'Arctique, dont elle revendique aujourd'hui une partie de la souveraineté.
Pôle Nord, océan Arctique, mer de glace - Matti & Keti | Creative Commons BY-SA 4.0
Pôle Nord, océan Arctique, mer de glace – Matti & Keti | Creative Commons BY-SA 4.0

Le 2 août 2007, la Russie avait fait parler d’elle en plantant un drapeau en titane au fond de l’océan Arctique, à plus de 4000 mètres de profondeur.

Cette démonstration de puissance avait alors à première vue de quoi surprendre, puisque montrer ses ambitions dans une région surtout connue pour sa géographie inhospitalière et ses conditions climatiques extrêmes avait surtout de quoi faire passer Moscou pour un fou à lier.

Pourtant, avec la fonte des glaces liée au réchauffement climatique, l’Arctique est devenue le centre d’une attention croissante, pour des questions de souveraineté territoriale, d’exploitation d’abondantes ressources énergétiques ou encore de développement de routes maritimes stratégiques.

C’est ainsi que le monde s’est rendu compte à quel point la Russie avait fait preuve de génie en anticipant le potentiel de ce large territoire arctique, dont elle revendique aujourd’hui scientifiquement la souveraineté sur deux millions de kilomètres de fonds marins.

Face notamment aux convoitises des États-Unis, du Canada, du Danemark et de la Norvège, retour sur les aspects clés de la politique arctique russe, entre ambitions stratégiques, territoriales, économiques et géopolitiques.

Un expansionnisme en Arctique indispensable à la pérennité russe

D’abord, il est clair que la Russie adopte une politique expansionniste en Arctique, motivée par des enjeux économiques, géopolitiques et environnementaux. Cette démarche vise à garantir la pérennité économique du pays en exploitant les vastes ressources de la région et en consolidant sa position dans le paysage maritime mondial en développement. Une stratégie certes pas vraiment novatrice dans la forme, mais qui est plutôt détonante dans le fond.

Le respect des procédures légales face aux enjeux territoriaux colossaux

S’il y a bien quelque chose de surprenant avec la politique arctique de la Russie, c’est qu’elle est légale. Alors que le Kremlin a souvent fait parler la force ces dernières années pour rendre concrètes ses revendications territoriales, il a ici décidé pour la zone polaire de respecter les règles en matière d’extension de plateau continental, et ce, alors que son isolement vis-à-vis du reste du monde aurait pu le convaincre d’agir pour son seul intérêt dans la région.

Mais si la Russie accepte de se plier aux procédures, c’est parce qu’elle sait pertinemment que ses revendications en Arctique sont sensées scientifiquement.

Ainsi, Moscou a accepté de ratifier la Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer (CNUDM) en 1997, et a ensuite soumis en toute légalité au cours de l’année 2001 une revendication à la Commission des limites du plateau continental (CLPC), visant notamment à accroître sa souveraineté sur des millions de kilomètres de fonds marins en Arctique.

Par cela, la Russie a délibérément accepté que 21 experts en géologie, géophysique et hydrographie statuent sur sa demande, d’autant plus complexe que les revendications ont tendance à se chevaucher dans la région polaire.

Durant les délibérations, la Russie s’est comportée de manière exemplaire, fournissant même au fil des années toujours plus de preuves scientifiques à la CLPC, quitte à rallonger le temps de réponse d’un organe déjà particulièrement lent.

L’investissement de Moscou a finalement porté ses fruits, puisque la CLPC est venu approuver le 6 février 2023 les revendications russes sur 1.7 million de kilomètres carrés de la zone Arctique. Toutefois, les prétentions de la Russie n’ont pas toutes été satisfaites, si bien que le pays a soumis une semaine plus tard de nouvelles preuves scientifiques à la CLPC afin d’obtenir la souveraineté sur 300 000 kilomètres carrés supplémentaires en Arctique.

Bien que ces statistiques soient impressionnantes, elles ne sont en revanche pas encore concrètes. En effet, la CLPC n’émet que des recommandations, que les Etats demandeurs sont libres d’adopter ou non. Pour l’instant, la Russie n’a strictement rien entériné, préférant attendre que la CLPC lui donne entièrement raison.

Si tel était le cas, la Russie pourrait alors obtenir la souveraineté totale sur 2 millions de kilomètres carrés dans l’Arctique, soit une surface plus importante que celle de l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie réunies. Une victoire d’autant plus incontestable que les Etats parties à la CNUDM seraient alors contraints de respecter cette extension territoriale et maritime.

Pour parler concrètement, parmi les Etats ayant des revendications en Arctique, seuls les Etats-Unis, qui n’ont pas ratifié la CNUDM, seraient ainsi en capacité de contester l’extension du plateau continental russe, qui est aujourd’hui absolument fondamentale pour Moscou.

Les enjeux économiques et géopolitiques de l’expansion arctique de la Russie

Étendre son plateau continental est avant tout un enjeu économique pour la Russie. Tirant principalement ses revenus et sa puissance des exportations d’énergies fossiles, le pays sait pertinemment que ses ressources ne sont pas infinies, et qu’il lui faut pour rester pérenne économiquement soit se diversifier, soit trouver du pétrole et du gaz ailleurs.

Avec ses 85,1 billions de mètres cubes de gaz et ses 17,3 milliards de tonnes de pétrole, l’Arctique est donc la solution idéale pour la Russie, qui n’est évidemment pas contre avoir la souveraineté sur respectivement 30 et 13% des réserves de gaz et de pétrole mondiales.

Au-delà des ressources fossiles qu’elle abrite, l’Arctique tire également son intérêt du fait de sa localisation géographique, parfaite pour prendre le leadership dans la guerre de l’information maritime grâce aux câbles sous-marins, mais surtout pour développer de nouvelles voies de transport mondial.

En effet, la Russie a besoin de dominer l’Arctique pour pouvoir développer sereinement sa position sur la Route maritime du Nord. Reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, cette dernière est pour l’instant sous-estimée à l’échelle internationale, parce que les conditions extrêmes de l’Arctique ne la rendent praticable qu’en été, et encore, à condition qu’un brise-glace vienne assurer la sécurité des courageux bateaux empruntant la route.

Mais avec le réchauffement climatique et la fonte des glaces qu’elle entraîne, la Route maritime du Nord devient de plus en plus accessible, et donc, de plus en plus intéressante pour le transport mondial.

Alors qu’il paraît inimaginable de nos jours de relier par voie maritime l’Europe et l’Asie sans emprunter le canal de Suez et / ou le canal de Panama, la Route maritime du Nord offre quant à elle la possibilité de raccourcir l’itinéraire entre les deux continents, soit un gain de temps et d’argent pour les transporteurs maritimes.

Pour la Russie, cette route est devenue d’autant plus importante qu’elle a été contrainte, après l’invasion de l’Ukraine, d’abandonner les lucratifs marchés européens de pétrole et de gaz qu’elle dominait jusque-là. Par conséquent, le pays a dû regarder vers l’Asie, et notamment vers la Chine, pour exporter ses hydrocarbures. Un mal pour un bien, puisque Moscou s’est vite rendue compte que Pékin était autant intéressé qu’elle par la Route maritime du Nord dans le cadre du développement de ses nouvelles routes de la soie.

C’est ainsi la raison pour laquelle Pékin coopère activement avec Moscou pour développer le commerce et le transport maritime via la Route maritime du Nord, et ainsi, avoir une alternative face aux occidentalisés canaux de Suez et de Panama.

Ce sont ainsi 31,4 millions de tonnes de marchandises qui ont été transportées via l’Arctique entre janvier et octobre 2023, soit une augmentation de 340% sur dix ans. La Russie a aujourd’hui pour projet de transporter 190 millions de tonnes par la Route maritime du Nord d’ici 2030, et de continuer à développer le potentiel de cette voie maritime qui n’a officiellement ouvert qu’en octobre 2023.

Toutefois, ce projet sino-russe est encore loin de concurrencer le canal de Suez et son trafic de marchandises record équivalent en 2022 à 1.41 milliard de tonnes.

Il serait toutefois insensé de sous-estimer la politique arctique de la Russie, ne serait-ce que parce que le pays a enclenché un plan d’investissements de 20 milliards d’euros après le début de la guerre en Ukraine pour développer la Route maritime du Nord et l’exploitation des ressources arctiques…

Le bras de fer russe dans un Arctique en ébullition

Évidemment, la politique expansionniste menée en Arctique par la Russie fait peur à de nombreux Etats et institutions, qui tentent désormais maladroitement d’y mettre fin. Conséquences directes : les tensions diplomatiques et militaires se sont accrues en Arctique, jetant un froid sur le pacifisme qui régnait en maître sur la région polaire il y a deux décennies à peine.

La rupture non conventionnelle entre la Russie et le Conseil de l’Arctique

« Que le nord de la planète, l’Arctique, devienne une zone de paix. Que le pôle Nord devienne le pôle de la paix »

Tel est le souhait que faisait l’ancien dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev en 1987. Force est de constater aujourd’hui qu’il n’a pas été écouté.

Pourtant, la création du Conseil de l’Arctique en 1996 allait clairement dans le sens d’une Arctique pacifiée. En effet, ce forum intergouvernemental réunissant Canada, Danemark, USA, Finlande, Islande, Norvège, Russie, Suède et six associations autochtones de l’Arctique est initialement apparu pour traiter des problématiques de développement durable dans la région, aussi bien sous des angles environnementaux que économiques et sociaux.

Drapeaux des huit États membres du Conseil de l’Arctique et des six organisations autochtones qui en sont membres permanents - Arctic Council & Linnea Nordström
Drapeaux des huit États membres du Conseil de l’Arctique et des six organisations autochtones qui en sont membres permanents – Arctic Council & Linnea Nordström

Le Conseil de l’Arctique n’a donc jamais eu vocation de traiter des questions de sécurité dans la région, ni même de sanctionner la politique extérieure de ses membres. C’est pourtant ce qu’il a fait, en suspendant en mars 2022 sa coopération avec la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine.

Un erreur monumentale, d’une part car la Russie possède 53% du littoral de l’océan Arctique, et d’autre part car son comportement a globalement été appréciable dans cette région, en témoigne notamment ces dernières années une véritable envie de dialogue avec les autres Etats engagés en Arctique.

En venant sanctionner politiquement la Russie, le Conseil de l’Arctique est ainsi venu renier la raison d’être de sa création, qui était à la base uniquement la promotion du développement durable. En effet, comment espérer que la pièce puisse se jouer normalement sans son acteur principal ?

Cette décision est d’autant plus problématique qu’elle a conduit Vladimir Poutine en février 2023 à retirer de la réglementation de la stratégie russe en Arctique son engagement avec le Conseil de l’Arctique. Cela ne signe certes pas directement la fin de la coopération russe avec les Etats engagés en Arctique, mais cela risque de conduire Moscou à se focaliser sur les questions économiques et financières dans la région, au détriment malheureusement de l’environnement.

L’issue incertaine de la course militaire menée par la Russie en Arctique

Par ailleurs, la récente cristallisation des tensions en Arctique risque bien d’inciter la Russie à accélérer sur la question de la remilitarisation dans la région. Depuis 2014, Moscou a en effet lancé un plan massif visant à faire de l’Arctique un terrain de jeu militaire, dans l’éventualité par exemple où l’Amérique et l’Europe du Nord se montreraient un peu trop pressants pour dominer la région.

Entre construction d’installations radar, déploiement de missiles ou encore réouvertures de bases et d’aérodromes datant de l’époque soviétique, la Russie s’est donc déjà sérieusement investie pour pouvoir faire face à un conflit militaire en Arctique. Moscou est d’ailleurs si avancée militairement dans la région qu’on estime qu’elle aurait pas moins de dix ans d’avance sur l’Occident. De ce fait, il est impossible pour les Etats-Unis d’envisager s’imposer aujourd’hui contre la Russie en Arctique, ne serait-ce que par les USA ne disposent que de deux brises-glaces en état de marche pour faire face à l’environnement farouche de la région polaire, contre 40 pour Moscou.

Malgré cette avance considérable, la politique militaire de la Russie en Arctique risque bien de continuer d’évoluer dangereusement ces prochaines années, et ce d’autant plus si son isolement se renforce sur la scène internationale.

Si la domination russe sur la région polaire est incontestable vis-à-vis des autres Etats, elle reste toutefois insuffisante pour pouvoir affirmer contrôler l’Arctique.

Pour atteindre cet objectif, la Russie aurait notamment besoin d’une centaine de bateaux opérationnels dans le froid polaire, ce qu’elle est encore loin de pouvoir revendiquer, puisqu’elle ne possède pour l’instant « que » 30 bateaux, ainsi que 33 en cours de construction.

La stratégie russe en Arctique est donc loin d’être aboutie, ce qui en fait donc un axe prioritaire de la politique étrangère de Vladimir Poutine. Bien conscient que l’Arctique pourrait être une issue de secours face à un contexte international de plus en plus défavorable, le président russe agit désormais en vitesse pour espérer gagner sa course contre la montre…

Quelques liens et sources utiles :

Camille Escudé, Géopolitique de l’Arctique: Mondialisation d’une région périphérique, PUF, 2024

Jean-Sylvestre Mongrenier, Françoise Thom, Géopolitique de la Russie, Que sais-je ?, 2022

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