L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Accident de Thulé, un « Broken Arrows » en Arctique

Le 21 janvier 1968, un bombardier américain transportant quatre bombes thermonucléaires s'écrase au Groenland : c'est l'accident de Thulé.
B-52G similaire à celui impliqué dans l'accident de Thulé - USAF | Domaine public
B-52G similaire à celui impliqué dans l’accident de Thulé – USAF | Domaine public

Par la nature même de son environnement, et plus encore avec l’urgence climatique, l’Arctique est particulièrement sensible aux perturbations humaines liées aux activités maritimes, aériennes, extractrices ou encore militaires.

L’exemple de l’échouage du pétrolier Exxon Valdez en 1989 au large de l’Alaska, est révélateur des conséquences drastiques possibles sur le long terme. Alors en période estivale, la marée noire put être stoppée grâce aux moyens classiques d’endiguement de ces accidents. Quelques mois plus tôt, en période hivernale, une opération de « rattrapage » de l’erreur humaine aurait été impossible : la marée noire était alors rapidement prisonnière des glaces, et pouvait réapparaître à un autre endroit, démultipliant les conséquences, sans qu’aucune solution ne soit existante.

Aujourd’hui, la situation n’a pas changé, aucune solution d’endiguement d’une anomalie humaine n’existe en Arctique, et le risque pétrolier n’est jamais très loin du risque nucléaire, entité très présente dans la zone. L’accident de Thulé en 1968 est un exemple marquant du fait nucléaire en Arctique et de l’intérêt stratégique de cette région.

Thulé, une base américaine au Groenland

Au cœur de la Guerre froide, la base américaine de Thulé occupait une position cruciale dans la stratégie de dissuasion nucléaire. Située au Nord-Ouest du Groenland, elle représentait une pièce maîtresse de la politique de containment des États-Unis face à l’URSS. Cette base faisait – et fait encore aujourd’hui dans une autre mesure – partie du dispositif de défense nord-américaine NORAD, assurant la surveillance et le contrôle de la zone aérospatiale.

Pour cela, Thulé était un site de déploiement de missiles balistiques intercontinentaux équipés de têtes nucléaires permettant de projeter la force nucléaire américaine vers l’URSS. Ce système créait une menace crédible de représailles massives en cas d’agression soviétique. Cette doctrine de dissuasion mutuelle, connue sous le nom de « MAD » (Mutually Assured Destruction), reposait sur l’idée que l’assurance de représailles cataclysmiques découragerait les deux superpuissances de déclencher un conflit nucléaire.

Par sa position centrale au milieu de l’Arctique, entre les deux belligérants, le Groenland était un atout majeur pour les États-Unis. La région était également parcourue par les sous-marins nucléaires des deux camps, amplifiant davantage le risque d’accident. Toutefois, le 21 janvier 1968, c’est bien au-dessus de l’eau et de la banquise que l’accident eut lieu.

Base aérienne de Thulé au nord-ouest Groenland - USAF / Domaine public
Base aérienne de Thulé au nord-ouest du Groenland – USAF | Domaine public

L’accident nucléaire de Thulé du 21 janvier 1968

L’accident tant redouté par les populations locales et les gouvernants danois se produisit. Le 21 janvier 1968, un bombardier stratégique américain de type B-52G, transportant quatre bombes thermonucléaires Mark 28, s’est écrasé près de la base de Thulé. Alors en pleine mission de routine visant à patrouiller au-dessus de l’Arctique en cas de nécessité de riposte nucléaire, l’équipage fit face à des problèmes mécaniques et à des conditions météorologiques contraignantes.

Sur les sept membres, six arrivèrent à s’éjecter, le dernier n’ayant pas réussi à s’extraire à temps. L’appareil s’écrasa sur la glace près de la base aérienne, provoquant une explosion et dispersant les débris sur une large zone.

Déjà dans sa descente, l’appareil fut susceptible de libérer des matériaux radioactifs fuyant des ogives abîmées dans l’incendie. L’accident provoqua une crise de sécurité nucléaire majeure, d’abord vis-à-vis des populations locales, mais également concernant les conséquences de l’écoulement de la radioactivité dans l’environnement alentour.

L‘opération Crested Ice fut lancée par les autorités américaines et danoises pour récupérer les débris et minimiser les risques de contamination radioactive. Malgré les premiers dires officiels, seules trois des quatre bombes transportées à bord furent retrouvées sur le site, affirment plusieurs enquêtes indépendantes se recoupant, une quatrième restant introuvable.

Opération de nettoyage Crested Ice à la suite de l'accident de Thulé - US Air Force / Domaine public
Opération de nettoyage Crested Ice à la suite de l’accident de Thulé – US Air Force | Domaine public

Héritage de l’accident de Thulé

Depuis 1950, 32 accidents d’armes nucléaires furent relevés. Ces événements prirent le nom de « Broken Arrows », terme désignant un événement inattendu impliquant des armes nucléaires et entraînant le lancement, la mise à feu, la détonation, le vol ou la perte accidentels de l’arme.

Parmi les « Broken Arrows » les plus connus, l’explosion du sous-marin russe Kursk en 2000 provoquant la disparition d’une centaine d’hommes. À ce jour, six armes nucléaires furent perdues et n’ont jamais été retrouvées. Parmi ces pertes, la quatrième bombe de l’accident de Thulé. Au-delà de la dimension sécuritaire, ces « Broken Arrows » posent la question de l’environnement et des conséquences sur les êtres humains impliqués dans cet événement, notamment lors du nettoyage.

Suite à l’accident de Thulé, des rapports gouvernementaux danois affirmèrent l’absence de risques pour la santé humaine et l’environnement, et rassurèrent quant à la rareté des survols de bombardiers américains contenant des armes nucléaires au-dessus des territoires danois. Il faut savoir que la « politique de zone sans nucléaire du Danemark » naquit en 1957 lorsqu’il fut décidé de ne pas stocker d’armes nucléaires sur son sol en temps de paix.

Cependant, l’accident de Thulé souleva des suspicions de violation de cette politique. Les deux gouvernements affirmèrent que le bombardier agit en réponse à une urgence unique. Mais les documents déclassifiés des États-Unis dans les années 1990 contredirent la position danoise, déclenchant le scandale de « Thulegate ». Un rapport confirma les survols nucléaires récurrents au Groenland, blâmant le Premier ministre danois pour avoir introduit l’ambiguïté dans l’accord de sécurité et autorisé le stockage d’armes nucléaires à Thulé. Le rapport révéla également le stockage d’armes nucléaires au Groenland jusqu’en 1965 et le projet secret « Iceworm » pour stocker des missiles sous la calotte glaciaire.

Plus encore, des rapports médicaux privés et un rapport provisoire de 2005 du Département de recherches radiologiques du Laboratoire national danois RISO émirent des doutes quant à l’assurance des autorités au moment des faits.

Les travailleurs de Thulé, inquiets de l’augmentation des cancers liés à l’exposition aux radiations, formèrent l’association « Foreningen For Straaleramte Thulearbejdere » en 1986.

Ils demandèrent l’accès aux données de radiation pour évaluer leur exposition. Le gouvernement danois aurait préféré indemniser les survivants plutôt que d’examiner scientifiquement leurs préoccupations médicales.

Environ 2 400 personnes reçurent des paiements, sans distinction entre participants à « l’opération de nettoyage » et autres. Certains patients virent leurs demandes de suivi médical rejetées en raison de ces paiements.

Le rapport du Parlement européen sur les conséquences de l’accident aérien de Thulé de 1968 pour la santé publique de 2007 rouvrit un débat dont les États-Unis se satisfaisaient du statu quo des années 1990.

Contrôle des radiations d'un opérateur de pompe lors de l'opération Crested Ice suite à l'accident de Thulé - US Air Force / Domaine public
Contrôle des radiations d’un opérateur de pompe lors de l’opération Crested Ice suite à l’accident de Thulé – US Air Force | Domaine public

Par la même occasion, c’est à ce moment-là que l’intérêt médiatique pour l’ogive disparue se déclara. Ce débat d’ordre sécuritaire, sanitaire, et environnemental ne put plus être camouflé et fut à l’origine d’une prise de conscience américaine quant au transport d’armes nucléaires : de nombreuses études de renforcement et de protection des ogives nucléaires furent entreprises afin qu’un tel accident ne se reproduise plus.

Quelques liens et sources utiles

Amiard, Jean-Claude, Les accidents nucléaires militaires – Tome 1, Conséquences environnementales, écologiques, sanitaires et socio-économiques, ISTE, 2019.

Melgaard, Lars, Moeller Kristensen, Hans, Thule accident 1968, 1987, Greenpeace Books and Records.

Parlement européen, Rapport sur les conséquences de l’accident aérien de Thulé de 1968 pour la santé publique, Avril 2007.

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