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La fin du cinéma muet : histoire d’un long crépuscule

Depuis sa création à la fin du XIXe siècle, le cinéma n’a pas cessé d’innover. L’évolution du cinéma dit muet vers le cinéma parlant est la mutation la plus importante de l’histoire du septième art.
Affiche annonçant l'invention du cinéma des frères Lumière - Marcellin Auzolle 1896 I Domaine public
Affiche annonçant l’invention du cinéma des frères Lumière – Marcellin Auzolle 1896 I Domaine public

Depuis sa création à la fin du XIXe siècle, le cinéma n’a pas cessé d’innover. L’évolution du cinéma dit muet vers le cinéma parlant est la mutation la plus importante de l’histoire du septième art.

Si, pendant longtemps, le cinéma a été étudié sous l’angle de la représentativité, l’étude approfondie des aspects techniques est, quant à elle, relativement récente. Et cet intérêt a mis en évidence le fait que le cinéma parlant ne s’est pas imposé du jour au lendemain.

Les débuts du cinématographe

De l’invention des frères Lumière à l’industrialisation du cinéma

On note traditionnellement la naissance du cinématographe au 28 décembre 1895, date de la première projection publique payante organisée par les frères Antoine et Louis Lumière à Paris. En une vingtaine de minutes, plusieurs films sont projetés, dont celui montrant un train entrant en gare de la Ciotat, film qui a fait sensation auprès des spectateurs. Le succès du cinématographe auprès du public est immédiat et le cinéma s’industrialise en quelques années.

Les films sont, au départ, à visée purement documentaire. Les frères Lumière envoient du personnel à travers le monde pour capter des images sur plan fixe. Mais très vite, la fiction prend le pas sur le réel.

Alice Guy, réalisatrice prolifique, employée par Gaumont, n’hésite pas à jouer avec le fantasque, comme dans son tout premier film de 1896, La Fée aux choux. Un autre cinéaste, Georges Méliès, a le génie de mêler effets de prestidigitation et effets spéciaux, dans une constante recherche d’innovation créatrice. Dans les années 1910, les scénarios se complexifient et la durée des films s’allonge.

Georges Méliès - L'Homme Orchestre, 1900 I Domaine Public
Georges Méliès – L’Homme Orchestre, 1900 I Domaine Public

Avec l’industrialisation du cinéma, des différences esthétiques apparaissent entre les pays. L’Attaque du Grand Train, de 1903, préfigure, pour les Américains, une spécialisation autour de l’action et du sensationnel. Plus tard, le burlesque vient compléter ce tableau. En France, on préfère faire appel aux comédiens de la Comédie-Française, donnant au cinéma français une esthétique d’artiste.

Un cinéma pas si muet

S’il est une idée préconçue qu’il faut déconstruire au sujet du cinéma des premiers temps, c’est que ce cinéma, que l’on considère comme muet de nos jours, ne l’est pas du tout, en réalité. Les projections sont loin de se dérouler dans un silence absolu. Pour rendre l’expérience cinématographique agréable pour les spectateurs, les organisateurs peuvent, d’abord, faire intervenir un présentateur chargé de commenter les scènes. Ensuite, il n’est pas rare qu’on ajoute, sur scène, du bruitage pour accompagner la projection.

Mais le véritable apport du cinéma dit muet c’est la présence de la musique. Dans les salles de moindre importance, un simple phonographe peut suffire. Pour les autres, il y a un instrument au moins, souvent un piano. Si le budget le permet, on peut engager un orchestre entier. Le rôle des musiciens de fosse et de directeur musical devient essentiel. Pour faciliter leur travail, ils ont à leur disposition des catalogues, parfois très détaillés, de partitions classées par catégories de scène (scènes d’amour, de bataille, scènes funèbres…). Elles étaient, jusqu’alors, piochées dans le répertoire culturel.

Mais avec la sortie en 1908 de la nouvelle version du film L’Assassinat du duc de Guise, les cinéastes choisissent d’innover en commandant, pour la première fois, une œuvre originale à un compositeur. Et c’est Camille de Saint-Saëns qui signe la première bande originale de l’histoire du cinéma.

Affiche du film L'Assassinat du duc de Guise de 1908 - Auteur inconnu I Domaine public
Affiche du film L’Assassinat du duc de Guise de 1908 – Auteur inconnu I Domaine public

Dernier élément, et non des moindres, les spectateurs ne sont pas aussi disciplinés qu’on pourrait le croire. Il faut se souvenir que le cinéma n’est pas un divertissement à part entière, au commencement. Il faisait partie des attractions de fêtes foraines. Et il n’était pas rare que des films soient projetés entre deux numéros ou deux chansons, au music-hall, par exemple.

Dès lors, le public est plutôt remuant. Il n’hésite pas à siffler, à montrer son émotion, souvent encouragé par le commentateur.

La synchronisation du son et de l’image

Des premiers brevets à l’innovation des frères Warner

Les premiers brevets pour la synchronisation du son et de l’image sont déposés dans les années 1890. Grâce à son procédé de projecteur sonore, baptisé le chronophone, Léon Gaumont propose beaucoup de films parlants, entre 1905 et 1912, avec Alice Guy aux commandes.

La synchronisation mécanique permet au cinématographe de devenir parlant et chantant. Le procédé existe, mais la technologie est encore lourde et complexe. D’autant plus que la synchronisation parfaite entre le son et l’image n’est pas toujours fiable. D’autres techniques sont mises au point dans les années suivantes.

Le chronophone Gaumont de1910 - Musée des Arts et Métiers de Paris I Domaine Public
Le chronophone Gaumont de1910 – Musée des Arts et Métiers de Paris I Domaine Public

Le Visiophone en 1921, et le Ciné Pupitre en 1923 en font partie. Gaumont, entre autres, améliore son procédé de synchronisation. Mais les studios ne s’en équipent que très peu. Ce n’est qu’avec l’invention de l’Idéal Sonore en 1929 que Gaumont emporte, enfin un franc succès auprès des studios. Mais, d’autres technologies dominaient déjà le marché et cela dès 1926.

Les frères Warner, acquièrent et font breveter la technologie qu’il baptise le Vitaphone et l’améliore quelque peu. En 1926 sort Don Juan, le premier film synchronisé grâce au Vitaphone, beaucoup plus fiable que toutes les techniques qui lui ont précédé. Pour la Warner Bros Company, c’est le début de la consécration.

Don Juan - Premier film parlant sorti en 1926 I Auteur inconnu I Domaine public
Don Juan – Premier film parlant sorti en 1926 I Auteur inconnu I Domaine public

On est alors capable de produire des films sonores et parlants et dès la fin des années 20 il est tout à fait possible de transformer un film muet en copie sonore et inversement. Cependant, la véritable révolution en matière de technologie sonore vient de la Fox. Avec le Movietone, la Fox met au point un procédé qui permet l’enregistrement du son et de l’image sur le même support faisant disparaitre définitivement les problèmes de synchronisation.

Au moment de la Grande Dépression, la plupart des studios de production sont déjà prêts, de sorte que la crise économique n’a que peu d’impact sur l’industrie du cinéma. Et en 1936, 99% des salles de cinéma américaines et françaises sont désormais équipées pour projeter des films parlants.

Essor du cinéma français et stratégies hybrides des studios

Le cinéma français connaît, dans cette période de transition du muet vers le parlant, un essor sans précédent. En passant du muet au parlant, le cinéma perd, pendant un temps, sa dimension universelle. Comme le doublage était encore inconnu, les premiers films parlants s’exportent difficilement d’un continent à un autre. Les studios français se sont donc engouffrés dans la brèche laissée par le cinéma américain, et produisent plus de films pour le public francophone.

Certains studios se mettent à tourner des versions multiples d’un seul et même film, avec des castings différents pour le même scénario. Des studios français et allemands choisissent de travailler ensemble, en ayant recours à des acteurs bilingues. Mais il s’agit tout de même d’une stratégie coûteuse en temps et en argent. Le doublage commence à se généraliser au début des années 1930 et la France favorise ce nouveau procédé, bien moins coûteux. Mais cette solution, aussi simple soit-elle, cause le recul de la production française, notable dès 1932.

Dans la Russie soviétique, le cinéma parlant ne s’impose que tardivement, par rapport aux autres pays en Europe. Ainsi, le cinéma russe propose une solution hybride mêlant intertitre et dialogue sonore. Cette stratégie permet de donner le temps aux studios de s’équiper à leur rythme, mais il laisse aussi le temps au public de s’habituer à la présence de dialogue sonore dans les films.

Survivance du cinéma muet et résistance à l’innovation sonore

À son invention, le cinéma était d’abord considéré par le public comme une évolution de la lanterne magique. Il était davantage vu comme étant le « miracle » des images mis en mouvement. Et dans la perception de l’époque, les images ne sont pas censées se mouvoir et produire du son.

Si le cinéma des premiers temps s’inspire du théâtre ou de la photographie, le cinéma parlant est, quant à lui, influencé par la technologie audio existante telle que le téléphone, le phonographe et la radiophonie. Pour certains, stimuler la vue et l’ouïe en même temps est un contresens artistique. C’est notamment pour cette raison que les cinéastes René Clair et Charlie Chaplin ou encore le dramaturge Adrian Piotrovski, s’élèvent contre la généralisation et la standardisation du cinéma parlant.

Dans À Nous la liberté, sorti en 1931, René Clair montre clairement sa réticence et sa technophobie vis-à-vis du parlant. Il y multiplie les allusions à une technologie parlante qui serait défaillante et trompeuse. Il utilise le son pour leurrer les personnages et le public, dans le but de démontrer que le son n’est pas toujours vérité. Charlie Chaplin qui s’inspire de René Clair dans Les temps modernes, sorti quelques années plus tard, réduit aussi considérablement les dialogues, dans la même optique.

René Clair - A nous la liberté ! - 1931 I Domaine public
René Clair – A nous la liberté ! – 1931 I Domaine public

En France, dans le cinéma non commercial, le muet survit jusqu’en 1940. Les Offices du cinéma éducateur des académies, qui proposent une filmographie scolaire à destination des élèves, et éducative à destination des adultes, font, certes, face à un retard d’investissement de la part des autorités.

Mais la survivance du muet s’explique aussi par la réticence de certains, notamment des professeurs, qui dénoncent l’impossibilité de commenter pédagogiquement les images projetées avec la sonorisation des films.

Pour résumer l’histoire du cinéma muet

Malgré la précocité de la technologie sonore, le cinéma parlant ne s’impose qu’à la toute fin des années 1920. Et il faut attendre quelques années de plus, pour que la technologie sonore se standardise. Cette période de transition n’est pas une période de régression, comme on a pu le croire par la suite. Selon Martin Barnier, historien du cinéma, il s’agit d’une période de révolution technologique, économique et esthétique.

S’il est vrai que l’avènement du cinéma parlant signe la fin de carrière pour beaucoup (Buster Keaton et D.W. Griffith par exemple), d’autres tirent leur épingle du jeu de façon honorable. En France, c’est le cas pour les cinéastes Jean Renoir, Julien Duvivier ou encore Marcel Pagnol.

Quelques liens et sources utiles

Alain de BAECQUE (dir), Philippe CHEVALLIER (dir), Dictionnaire de la Pensée du Cinéma, PUF, Paris, 2012.

Myriam JUAN, « Martin Barnier, En route vers le parlant. Histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Éditions du Céfal, 2002, 255 p. », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2004/4 (n° 51-4), p. 162-162.

Thierry LECOINTE, « La sonorisation des séances Lumière en 1896 et 1897 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze ], 2007.

Giusy PISANO, « Sur la présence de la musique dans le cinéma dit muet », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2002

Valérie POZNER, « Les cartons du parlant », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2003,

Alain BOILLAT, « René Clair et la résistance à la voix synchrone parlée. Ce que nous disent les « machines parlantes » d’À nous la liberté ! », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2014

Pascal LABORDERIE, « Les Offices du cinéma éducateur et l’émergence du parlant : l’exemple de l’Office
de Nancy », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2011.

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