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Les femmes dans l’armée : l’Érythrée

L'Érythrée se tanne d'émanciper les femmes grâce à la conscription. Dans les faits, ces dernières sont loin d'être égales aux hommes…
Femmes soldats dans l'armée Érythréenne lors d'une parade militaire (2006).
Femmes soldats dans l’armée Érythréenne lors d’une parade militaire (2006).

État souverain de la Corne de l’Afrique, l’Érythrée est considéré par Amnesty International comme étant « une des nations les plus tyranniques de la planète« . En cause : la mise en place du service national obligatoire et… indéfini.

Aujourd’hui, l’Érythrée se tanne d’être un leader de l’égalité femmes – hommes, sous prétexte que l’on trouve, soi-disant, autant de femmes que d’hommes dans l’armée. Mais qu’en est-il réellement ?

L’histoire de l’Érythrée, nation violente

Au XIXe siècle, le continent Africain est l’une des principales convoitises du jeu de la colonisation. C’est l’Italie qui s’impose principalement sa présence dans la corne de l’Afrique. En 1890, le président du Conseil italien s’approprie le territoire Éthiopien, et marque ensuite les frontières avec un plus petit territoire, qu’il nommera « Érythrée » (qui signifie initialement mer Rouge). La fin de la Seconde Guerre mondiale permet aux Britanniques d’administrer l’Érythrée, jusqu’en 1952, suite à la résolution 390 (v) de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Cette résolution stipule que « L’Érythrée constituera une unité autonome, fédérée avec l’Éthiopie sous la souveraineté de la Couronne d’Éthiopie« .

Seulement, la fédération devint rapidement une annexion totale de l’Érythrée par l’Éthiopie, ce qui marque le début d’une sévère répression et d’une lutte indépendantiste sanglante. Tout cela pour dire que c’est finalement dans le conflit et la lutte que se forme une identité érythréenne. L’Érythrée gagne son indépendance en 1993, et place à sa tête le leader de la résistance, Issayas Afewerki, encore au pouvoir aujourd’hui.

L’histoire de l’Érythrée permet de comprendre dans quelle mesure son identité a été créée de toute pièce, puis, dont le sentiment identitaire s’est formé dans la lutte pour l’indépendance – et donc intrinsèquement dans la violence. Afin de mieux explorer cette question, nous vous inviter à consulter le mémoire de recherche de l’auteure de cet article, disponible ici.

Monument à la mémoire de la guerre d'indépendance érythréenne  | Creative Commons BY-SA 2.0
Monument à la mémoire de la guerre d’indépendance en Érythrée | Creative Commons BY-SA 2.0.

La place des femmes dans la guerre d’indépendance

Il est intéressant de constater que les rangs de la résistance érythréenne semblent avoir été investis aussi bien par les hommes que par les femmes. De nombreux médias en ligne encensent le rôle des femmes dans l’indépendance de l’Érythrée. Elles représenteraient entre 30% et 40% des effectifs. Certains, comme Le Point, attestent même que « c’est grâce aux femmes que l’Érythrée a acquis son indépendance« .

L’implication des femmes n’est pas niée par les ouvrages académiques et scientifiques. En revanche, alors que la plupart des médias clament que les femmes se sont engagées pour des raisons féministes, à des fins d’émancipation, les ouvrages scientifiques rectifient le tir. Les motifs pour lesquels les femmes se sont engagées sont vraisemblablement similaires à ceux des hommes. Haine du gouvernement militaire éthiopien, ou encore vengeance familiale.

C’est sur cette idée reçue, selon laquelle les femmes ont fait le choix de se battre pour s’émanciper, qu’Issayas Afewerki base sa politique d’égalité. C’est également l’image qu’il souhaite renvoyer aux pays occidentaux, et notamment à l’Europe. L’Érythrée est signataire d’un certain nombre de conventions, comme la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes, et a même aboli l’excision (pratique de mutilation génitale féminine).

Le service national en Érythrée

Un jour, Dieu arpente le monde et voit les montagnes, les vallées, les mers et tout ce qui existe. Soudain, Dieu s’arrête et s’exclame : « Pourquoi l’Érythrée est-elle si verte ? J’ai précisément fait ce pays sec et jaune ! » L’ange Gabriel se penche vers lui et murmure : « Mon Seigneur, ce sont des uniformes de l’armée ».

Jack Kimball.

Cette blague, teintée d’humour noir, est une illustration impactante de ce qu’est l’Érythrée aujourd’hui : un « pays caserne » (selon Amnesty International).

Proclamé en 1995, le service national est défini comme un entrainement militaire de 18 mois. Il est obligatoire pour tous les citoyens (hommes ou femmes), âgés de 18 à 50 ans. Les faits sont en réalité bien différents. Selon de nombreuses organisations internationales (comme l’ONU), des commissions d’enquêtes ou encore des ONG (Amnesty International, Human Rights Watch), le service national est un outil liberticide, qui s’apparente plutôt à du travail forcé, ou même à de l’esclavage. La période est prolongée de façon indéfinie. De plus, la dernière année scolaire (l’équivalent de notre année de terminale) se déroule obligatoirement dans un camp militaire. Des mineurs sont donc enrôlés dans l’armée érythréenne. Les déserteurs sont traqués et torturés. Les citoyens mobilisés peuvent poursuivre leurs études pendant le service national, mais n’ont pas le droit de choisir leur voie. Le gouvernement se charge de répartir les effectifs. Certains sont effectivement affectés dans l’armée, mais ce n’est pas une majorité. La plupart des citoyens deviennent fonctionnaires, et peuvent être instituteurs, agriculteurs, artisans, etc. Ils peuvent être logés par l’État (car affectés loin de leur famille), et ne sont pas payés.

L’importance du service national s’explique par le « devoir de mémoire » du peuple érythréen. C’est l’argument ultime de la conscription de masse, figurant d’ailleurs dans la préambule de la Proclamation du service national (1995) :

Le peuple d’Érythrée a mené une guerre acharnée pendant trente ans et a payé un lourd tribut pour libérer le pays et le peuple des ténèbres du colonialisme, de la destruction totale, de la douleur et pour atteindre la liberté et la souveraineté. Les générations actuelles et futures ont la responsabilité historique d’accomplir la volonté de milliers de martyrs et d’assurer la continuité de la liberté et de la souveraineté du pays. Pour permettre l’accomplissement de ce devoir sacré, il s’avère essentiel de promulguer et d’établir la Proclamation du Service National […].

National Service Proclamation, No 82/1995.
Membres de la marine érythréenne (2021) | Creative Commons BY-SA 2.0
Membres de la marine érythréenne (2021) | Creative Commons BY-SA 2.0

Le service national, un outil de discrimination envers les femmes ?

Les chiffres ou pourcentages du taux de féminisation de l’armée érythréenne sont peu connus. De manière générale, à l’instar des autres États totalitaires dans le monde, les données chiffrées (quelles qu’elles soient) sont difficilement accessibles. Cependant, le manque d’informations quant à ces chiffres n’est pas synonyme d’absence de communication plus générale sur l’émancipation des femmes en Érythrée. Le gouvernement érythréen, par son ministère de l’Information, ne manque pas de partager très régulièrement des indications sur la place des femmes dans le pays. La conscription des femmes permet à Issayas Afewerki de s’émanciper du modèle militaire occidental, et d’utiliser les femmes comme un faire-valoir aux yeux de la communauté internationale.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il existe seulement et strictement deux manières d’être exempté du service national : être enceinte, ou mariée. La première exemption est hautement compréhensible, d’un point de vue tout simplement physique. En revanche, sur le long terme, cela implique que l’on ne peut pas faire cohabiter vie de famille et service national. Soudainement, la conscription n’apparaît plus si féministe que cela, puisqu’elle va exclure les femmes au titre de leur « fonction première » : enfanter.

Le rôle des femmes mères est encore très présent dans la société érythréenne. Mais les femmes doivent aussi produire pour la nation. Deux options s’offrent donc à elles : être femmes, mères, avoir une vie de famille, ou servir l’État, ce qui les renvoie plutôt à une condition masculine.

Cela pousse malheureusement de (très) jeunes femmes à arrêter l’école pour pouvoir se marier. Ces jeunes filles, mineures, tombent également enceinte très tôt.

De grosses disparités interviennent entre les hommes et les femmes lors du service national. Bien qu’elles suivent quasiment le même entrainement militaire que toutes les autres recrues, l’on attend des femmes des faveurs sexuelles. Les commandants choisissent une femme, qui deviendra une esclave sexuelle. En cas de refus, elles deviennent victimes de représailles. Les femmes ne sont plus les égales des hommes, mais bien leurs subordonnées. Non seulement leurs missions diffèrent, puisqu’elles sont chargées de tâches ménagères au sein du service national, mais elles subissent en plus une autre forme de violence.

Il est important de ne pas omettre que les hommes y subissent également beaucoup de violence. Rappelons-le, le service national est considéré comme de l’esclavage moderne par la communauté internationale. Mais quand les hommes subissent une peine, les femmes, elles, en subissent deux.

Ce qui est également frappant dans cette pratique, c’est le rapport à la beauté des femmes. Lors des entretiens qui figurent dans le mémoire de recherche cité plus tôt, un lien a été évoqué entre la beauté, et la violence faite aux femmes. Celles comme étant jugées les plus belles vont devenir des esclaves. Les femmes ne sont même plus égales entre elles face à la violence.

La conscription, un outil de domination

Toutes ces informations permettent de statuer que le service national en Érythrée n’est pas un outil spécialement « conçu » pour discriminer les femmes, par rapport aux hommes. Elles ne sont pas défavorisées intentionnellement, puisqu’au bout du compte, il n’y a rien à gagner. Elles ne sont pas discriminées dans le sens où les hommes (ceux effectuant leur service national) n’en retirent rien. En revanche, l’on peut dire qu’elles sont totalement dominées par l’élite, et dépossédées jusqu’à leur propre corps.

La conscription en Érythrée mène à un anéantissement total de la condition de la femme. Selon les standards de la société, conservatrice, pour être une femme, il faut avoir une vie de famille. C’est une perception très réductrice du « rôle » de la femme dans la société, mais qui implique donc que les femmes qui font le service militaire ne sont pas réellement considérées comme des femmes. Elles font partie d’une masse, d’une unification entre les hommes et les femmes dans la lutte et la violence.

Cela fait émerger un paradoxe complexe, entre domination et égalité. Pour en savoir plus sur cette théorie, nous vous invitons à prendre le temps de lire le mémoire de recherche sur la conscription en Érythrée, qui a été utilisé pour produire cet article.

Quelques liens et sources utiles

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Franck Gouéry, Érythrée, un naufrage totalitaire, PUF, 2015.

Shana Peixoto, La conscription non genrée en Érythrée est-elle un outil de discrimination envers les femmes ? Sous la direction du Prof. Dr. Gwénola Sébaux, Université Catholique de l’Ouest, 2021-2022.

Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies, « Plusieurs membres du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes s’inquiètent des violations des droits des femmes dans le cadre du service militaire obligatoire en Érythrée« , 2020.

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