Qui peut dire aujourd’hui, en 2023, qu’il ne connaît pas Playboy ? Même Marlène Schiappa, secrétaire d’État du gouvernement français, en a fait la couverture.
Ce célébrissime magazine érotique, fondé par Hugh Hefner en 1953, est encore majoritairement considéré comme un outil d’émancipation sexuelle des femmes. Hugh Hefner, lui, reste un « leader charismatique », dont l’extraordinaire vie et le « regard subversif » ont su bouleverser les codes.
Mais qu’en est-il réellement ?
Playboy, l’histoire du plaisir masculin éclairé
Le premier numéro du magazine de presse masculine sort le 1er décembre 1953. Carton plein, il se vend à plus de 50 000 exemplaires en quelques semaines.
Pour cause, la couverture met en scène celle qui n’est alors connue que pour sa beauté et son corps : Marilyn Monroe.
Sur la couverture, on peut lire : « Pour la première fois dans un magazine couleur, les photos nues de la célèbre Marilyn Monroe » (traduit de l’anglais « First time in any magazine full color, the famous Marilyn Monroe nude« ).
Les photos sont volées, et publiées sans l’accord de Marilyn Monroe.
Hugh Hefner « fait entrer le plaisir de la consommation dans l’univers masculin, alors que celle-ci était jusque-là associée aux femmes« , indique Wikipédia.
Lorsque l’on sait que les années 50 marquent tout juste le début des transformations sociales du quotidien des femmes, il apparaît légèrement hypocrite d’insinuer que seules les femmes avaient jusqu’alors accès au plaisir de la consommation.
Sur une autre note, Playboy ne serait rien non plus sans ce célèbre lapin qui le représente. Connu pour sa fertilité, le lapin symbolise le sexe à outrance. Le lapin, ou plutôt la lapine, puisque c’est l’image des femmes qui est utilisée pour le magazine. Avec son marketing de génie, Playboy lève en apparence tous les tabous en lien avec la sexualité, réservée jusqu’alors aux couples mariés.
En parallèle, Playboy se veut aussi être un magazine culturel et philanthrope. De grands auteurs ont publié leurs nouvelles dans Playboy, comme Arthur C. Clarke (L’Odyssée de l’Espace), Vladimir Nabokov (Lolita), Ian Flemming (James Bond : Casino Royale), Jack Kerouac (Sur la Route) ou encore… Margaret Atwood (La Servante Ecarlate).
Playboy n’est pas qu’un vulgaire magazine pornographique, loin de là. L’on parle plutôt d’un « magazine de charme » et culturel, destiné aux trois figures mythiques de la virilité, selon Hefner : « le libertin du XVIIIe siècle, le dandy esthète et cultivé, le teenager consommateur amoral, sexe, drogue et rock’n’roll« .
L’apogée de Playboy
Le succès est tel que Playboy devient une marque à part entière. Hugh Hefner ouvre un club Playboy, dans sa ville natale de Chicago, en 1960.
Hefner est fier de posséder des « Playmates » (femmes qui posent pour la presse de charme, traduit littéralement par « joueuses ») et des « Bunny Girls » (des « lapines »), hôtesses d’accueil de ces clubs, qui se multiplient d’ailleurs à vitesse grand V.
Le magazine se décline en plusieurs éditions internationales (24 en tout). Playboy lance sa marque de parfum, produit des films érotiques et des milliers de produits dérivés à l’effigie du lapin.
Hefner ouvre des casinos, anime ses propres émissions télévisées. C’est ce qui le rend considérablement riche.
Et, avec l’argent, vient la démesure.
Hefner s’achète un manoir, qu’il transforme en « Manoir Playboy » (le célèbre « Playboy Mansion », de deux hectares, avec piscine, sauna et même… un zoo privé), où il donne d’immenses réceptions, attirant tout le gratin américain.
John Lennon, Elvis Presley, Jack Nicholson, Warren Beatty, Paris Hilton, Kim Kardashian, Pamela Anderson, Quentin Tarantino, Diana Ross, Will Smith, Matthew Perry, James Caan, Mike Tyson, Léonardo Di Caprio… La liste est interminable.
Les histoires les plus folles se succèdent dans les tabloïds après ces incroyables fêtes, et les rumeurs vont bon train. Jack Nicholson et Warren Beatty aurait fait construire des tunnels allant de leur propres manoirs au manoir Playboy (leur existence a bien été confirmée en 2015).
John Lennon aurait lui écrasé une de ses cigarettes sur un original d’Henri Matisse, n’appréciant soi-disant pas les goûts artistiques d’Hefner. Après une énième fête endiablée, un lama aurait même été retrouvé mort sur la propriété. Toutes ces histoires, plus sensationnelles les unes que les autres, participent à la success-story d’Hugh Hefner, le rendant excentrique, atypique et faisant de ses fêtes l’endroit où il faut être.
Hugh Hefner s’achètera même un Douglas DC-9 (un jet), nommé « Big Bunny » (le « gros lapin »), aménagé comme un manoir miniature.
S’attarder sur tout ces aspects de l’ascension d’Hugh Hefner nous permet de mieux comprendre sa popularité. Hugh Hefner bouscule les moeurs, est décalé, avant-gardiste. Il renverse les codes, avec une certaine classe, et un marketing impeccable.
Les photos de Playboy sont artistiques, et pas vulgaires comme pouvaient l’être les photos d’autres « magazines de charme ». Le magazine Playboy renvoie une illusion parfaite de l’émancipation des femmes. Dénudées, mais pas trop (parfois même totalement habillées, comme Madonna), les femmes qui font la couverture de Playboy offrent une parfaite impression de maîtrise, et de contrôle de leur corps, ainsi que de leur image. Si elles sont là, c’est qu’elles l’ont voulu, et elles se respectent, et s’assument, en posant de façon très artistique.
La voilà, l’émancipation du corps de la femme. Les couvertures du magazine de Playboy, ce sont des vitrines. Mais qu’en est-il en coulisse ?
Le paradoxe Hugh Hefner
Hugh Hefner joue aussi la carte de la philanthropie, et cela fonctionne. Se disant « allergique aux discriminations », il défend, tout au long de sa carrière, la liberté de pensée, la tolérance, les droits civiques, le droit à l’avortement… Grâce à Playboy, il fait passer des messages, et publie des interviews alors controversées, comme celle de Malcolm X, en 1963.
Playboy publie de nombreuses lettres de femmes témoignant de leur avortement, et s’engage très tôt dans le combat pro choix aux États-Unis, avant même que le Planning Familial ne rejoigne le mouvement. En 1991, c’est même une femme transgenre qui fait la couverture, Caroline Tula Cossey.
Tout cela participe à ériger Hugh Hefner en grand humaniste. Son implication pour de telles causes est indéniable. Il a participé à la défense des droits civiques et féministes, il a permis la diffusion de nombreux messages, il a lutté contre les plus grands lobbys, c’est un fait. Alors pourquoi parler d’un paradoxe ?
Hugh Hefner souhaite révolutionner l’image traditionnelle de l’homme, ainsi que celle de la femme. Il glorifie l’homme célibataire, polygame, qui deviendrait un homme domestique – c’est-à-dire un homme en peignoir, pantoufles, entouré de femmes et d’appareils modernes (comme la télévision, ce qui fait de lui « l’homme moderne »).
Du côté de Vénus, Hugh Hefner se tanne d’avoir sorti la femme de la cuisine. Cette dernière est en totale opposition à la femme au foyer typique, la bonne ménagère. En revanche, il ne faut pas croire qu’il en fait une femme émancipée. La « Bunny Girl » n’est donc plus la femme de ménage, mais l’objet sexuel.
En 1962, il dit littéralement de la femme qu’elle est « un objet sexuel qui doit ressembler à un lapin. La féminité doit être réconfortante et pas trop agressive ». Pour quelqu’un « d’allergique aux discriminations », c’est quand même cocasse.
L’ascension d’Hugh Hefner, aussi remarquable et excitante soit-elle, c’est aussi l’ascension de la culture du viol, des abus sexuels, de la pédocriminalité, des manipulations et de la domination masculine.
La fille Playboy n’a pas de dentelle, pas de sous-vêtements, elle est nue, bien lavée avec de l’eau et du savon et elle est heureuse.
Hugh Hefner : « I am in the center of the world », par Oriana Fallaci, LOOK Magazine, 10 janvier 1967.
« La face cachée de Playboy », les révélations
Il faudra attendre 2022, et l’arrivée d’une série documentaire sur Playboy (réalisée par Alexandra Dean) pour que le monde découvre qui est réellement Hugh Hefner (même s’il n’était pas bien compliqué de le deviner).
Cauchemar ambulant pour les conservateurs, le mot est moindre pour les « Bunny Girls ». Ces dernières témoignent d’exploitation sexuelle, de chirurgie esthétique forcée, de régime alimentaire strict, de corsets et talons imposés, du sexe sans préservatifs (d’où la défense de l’avortement ?), de viols en réunion, parfois pédocriminels, d’humiliations sexistes, d’interdiction d’être en couple, de grossir… Les accusations sont trop nombreuses pour être toutes décrites.
Il ne s’agissait pas de redonner le pouvoir aux femmes, mais de les casser.
Jennifer Saginor, fille du meilleur ami d’Hugh Hefner, qui a grandi dans le manoir.
Ce documentaire incroyable raconte comment Hugh Hefner a réussi à construire « un mur de silence » sur la réalité de Playboy, notamment en employant des ex policiers, mandatés pour faire pression sur les potentiels plaignants. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’Hugh Hefner ne sera jamais mis en cause. Au fil des épisodes, le spectateur s’enfonce en enfer et découvre les overdoses, meurtres et suicides.
Il [Hugh Hefner] aimait qu’elles viennent de foyers brisés où il n’y avait pas de père parce qu’il pouvait les impressionner et les contrôler, pour qu’elles puissent ensuite satisfaire ses désirs et ceux de ses amis.
Stefan Tetenbaum, ancien valet dans le manoir, « La Face Cachée de Playboy », Alexandra Dean.
Hugh Hefner est éventuellement mis en cause dans l’affaire Bill Cosby, en tant que complice. Mais son nom sera vite oublié par le grand public, l’attention se concentrant exclusivement sur Bill Cosby. Hefner finira sa vie en grand prince.
Cinq ans avant sa mort, il épouse une de ses « Playmates », Crystal Harris, de 60 ans sa cadette. Il meurt à l’âge de 91 ans, en 2017. Pour pousser le vice jusqu’au bout, Hefner reposera dans le caveau voisin de Marilyn Monroe, dont il avait réservé la place en 1992. Cette même Marilyn Monroe dont il avait diffusé les photos sans son autorisation. Le pouvoir, jusqu’au bout.
Tout cela, c’est le résultat de l’hypocrisie d’une société entière, qui veut bien fermer les yeux lorsqu’il s’agit des femmes. Après tout, il œuvrait pour l’avortement, pour les droits civiques, pour les homosexuels. Il pouvait bien faire ce qu’il voulait dans son manoir, n’est-ce pas ?
Il est déroutant de constater qu’en 2023, Hugh Hefner reste toujours un mythe, un exemple. Lorsque la presse parle de lui, cela fait froid dans le dos. « Hugh Hefner, l’activiste qui défendait les femmes et les noirs » dit CNEWS. « Hugh Hefner, les lapins et les droits civiques« , écrit Franceinfo (pourquoi parler de femmes, quand on peut parler de « lapin » ?). L’extraordinaire vie de Hugh Hefner en 28 clichés, de 1957 à 2017« , raconte Vogue France.
Cela fait maintenant cinq ans qu’Hugh Hefner n’est plus de ce monde. Si les voix commencent à se lever, il est terrible de constater que personne ne veut les écouter. La couverture faite par Marlène Schiappa en est l’illustration parfaite. Hugh Hefner est une légende, et un exemple pour certain. Le combat pour révéler son vrai visage semble difficile, et pourtant tellement nécessaire.
Quelques liens et sources utiles
Agathe Marchione, Entre scandales et révolution des moeurs : l’histoire controversée de Playboy, wethenew, 2022.
Holly Madison, Down the rabbit hole: curious adventures and cautionary tales of a former Playboy Bunny, Dey Street Books, 2015.