Charles de Gaulle est un pilier de l’histoire française, mais aussi un acteur indéniable de la construction européenne, son impact sur cette politique a longtemps été critiquée, tout comme adulée.
En dépit des controverses et des tensions exacerbées par la situation en Algérie française, de Gaulle a réussi à rallier à sa cause même les plus sceptiques.
Cet article propose une exploration approfondie de la manière dont de Gaulle, confronté à des défis majeurs, est parvenu à se positionner comme une solution cruciale aux problèmes de la France. Plus encore, nous mettons en lumière son rôle prépondérant dans la formation de l’Union européenne, soulignant son habileté à naviguer dans un paysage politique complexe pour façonner l’avenir de l’Europe.
Charles De Gaulle et sa politique de la France première
L’arrivée de Charles De Gaulle au pouvoir provoque de vifs débats, de nombreux individus ne le considèrent pas légitime. Il arrive au pouvoir en France dans une période de contestations. En effet, d’importantes manifestations sont en cours en Algérie française. Les militaires font pression pour que le général revienne à la tête du gouvernement. Il est pour eux le seul remède aux maux de la France.
La IVe République, déjà fragilisée, se saborde et donne les pouvoirs à Charles De Gaulle. Pour beaucoup, dont Mitterrand, ces événements sont la résultante d’un coup d’État orchestré par l’armée qui faisait pression sur l’opinion publique, sur les institutions, sur la société en somme. Une autre partie de l’opinion politique considère qu’il est un recours nécessaire pour stabiliser la France et résoudre les problèmes français notamment ceux en cours en Algérie.
Coup d’État dans une démocratie européenne ?
Cette période est source de débats dans l’historiographie française, les historiens n’arrivent pas à statuer sur la véracité du coup d’État. En effet, Charles De Gaulle a respecté le cadre des Institutions françaises lors de sa prise de pouvoir en mai 1958. Il avait pour désir de modifier la Constitution, procédure qui lui a été offerte constitutionnellement. Il est donc le dernier président du Conseil en mettant fin à la IVe République et il est le premier président de la Ve République.
Lorsqu’il devient officiellement président en juin 1958, il prend position sur la construction européenne menée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il affirme son rejet de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Il est contre la Communauté Européenne de Défense (CED). Il considère que c’est une atteinte à la souveraineté française et un danger notable de remilitariser l’Allemagne. Il est contre le Traité de Rome. En somme, Charles De Gaulle est contre les avancées permises par l’entente européenne.
Revalorisation de l’image de la France en Europe et dans le monde
Les cinq partenaires de la France (Allemagne, Italie, Luxembourg, Belgique et les Pays-Bas) s’inquiètent du futur de la récente Europe des Six. Le Royaume-Uni souhaite utiliser l’arrivée de Charles De Gaulle pour transformer la CEE en zone de libre-échange. Par chance, il ne remet pas en question les traités déjà ratifiés. Par contre, il souhaite dès à présent réorienter la construction européenne en faveur de la France et se détacher des États-Unis.
Dès lors, l’ingérence extérieure est réduite, les institutions supranationales et fédéralistes sont limitées. Charles De Gaulle souhaite replacer la France à la première place du podium mondial. Il favorise les grands groupes industriels (Airbus, le Concorde, l’industrie navale…), la compétitivité de ces industries. Charles De Gaulle, avec le concours d’Antoine Pinay et Jacques Rueff, décide de moderniser l’économie française notamment en stabilisant et redorant le franc français. Le 27 décembre 1958, le franc est remplacé par le nouveau franc, avec une division par cent de la valeur (100 francs équivaut à 1 nouveau franc).
Le Royaume-Uni au ban de l’Europe
Le Royaume-Uni, après l’échec des négociations effectuées en juin 1958 avec Charles De Gaulle et le non ferme à la transformation de quelconque communauté en zone de libre-échange, crée en parallèle de la CEE, l’AELE. L’AELE est une Association Européenne de Libre-Échange.
Elle lie le Royaume Uni et des puissances de seconde zone, avec une économie fragile. Cette essai par le Royaume-Uni de créer une organisation concurrente à la CEE est un échec. De plus, la candidature britannique est toujours considérée comme peu importante pour l’Europe des Six.
La Politique Commune Agricole (PAC)
La Politique Agricole Commune (PAC) est le grand objectif de Charles De Gaulle. Le Traité de Rome la prévoyait déjà, par l’intermédiaire d’une coopération européenne sur le plan agricole.
À la fin des années 1950, l’agriculture française est encore très traditionnelle et peu mécanisée. Les rationnements sont nombreux et l’économie a des difficultés à se relancer. Malgré la vétusté et les difficultés de ce secteur, il dispose de nombreux atouts. Dès lors, Charles de Gaulle devient le porte-parole de cette politique agricole commune qu’il doit maintenant promouvoir au niveau européen.
Une coopération facilement acquise auprès des membres
Il est évident que cette politique est en faveur de la France, mais l’ensemble des partenaires de l’Europe des Six répondent présents à « l’appel du Général De Gaulle« . L’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg sont prêts à coopérer dans ce domaine. Il peut être intéressant de se questionner sur cette coopération si facilement acquise par les partenaires de la France. Il faut se rappeler qu’à cette période, les autres pays européens sont loin d’être auto-suffisants sur le plan agricole.
Le refus de mettre en place la politique commune pourrait également faire sortir la France de l’Europe des Six, risque énorme, les tensions entre les États-Unis et l’URSS étant à leur paroxysme (Guerre du Vietnam notamment). Dès lors, les productions françaises deviennent privilégiées sur le marché commun (préférence communautaire du Traité de Rome). Ce système est accepté par les membres de la CEE, pour les raisons que nous avons évoqué précédemment, mais également pour montrer leur bonne foi dans le projet de construction européenne.
Besoin de nouveaux marchés pour l’Europe des six
Les Pays-Bas soutiennent la France dans ce projet de politique agricole commune. En effet, ils sont déjà dans une phase de production intensive, ils ont donc besoin de nouveaux débouchés notamment pour la vente de leurs fleurs. En Italie, il y a aussi le désir d’avoir des nouveaux débouchés, pour les produits méditerranéens (huile d’olive).
Le Fond Européen d’Orientation et Garantie Agricole (FEOGA) permet donc un libre marché des produits céréaliers au sein de l’Europe des Six, qui s’ouvre rapidement à d’autres produits. La FEOGA permet donc de soutenir des agriculteurs et permet aussi l’arrivée de nouvelles productions, via des subventions et des garanties de prix. Ce système pousse à la surproduction. Dès lors, l’organisation FEOGA, avec son volet « garantie » met en place des quotas. Cette organisation permet de réaliser de très bons résultats, l’Europe des 6 atteint l’autosuffisance alimentaire en privilégiant les productions locales.
Il y a une augmentation du revenu des agriculteurs, une modernisation des exploitations, une amélioration des conditions de vie, etc. Malgré cette réussite certaine, entre 1960-70, la PAC engloutit 80% du budget de la communauté. Elle devient source de nombreuses remises en question à partir des années 1970 et 1980 de la part des États membres et surtout par le Royaume-Uni lorsqu’il entre dans la communauté (aujourd’hui la PAC s’accapare entre 40 et 45% du budget communautaire).
Pour Charles De Gaulle, la PAC est la politique la plus essentielle de la communauté, et à la moindre divergence, il utilise sans parcimonie la règle de l’unanimité. L’intérêt de la France toujours avant celui de l’Europe. Pour Charles De Gaulle, chaque nation doit garder sa souveraineté. « Une coopération organisée des États, en attendant d’en venir, peut-être à une imposante confédération ».
La question de l’intégration du Royaume-Uni
Les politiques menées par Charles De Gaulle intéressent de plus en plus le Royaume-Uni, le « plan Fouchet » notamment. L’intérêt nouveau du Royaume-Uni peut s’expliquer par la réussite de la CECA, la formation de nouvelles institutions européennes. L’Europe des Six devient une organisation puissante.
Le refus de Charles de Gaulle
En 1961, le Royaume-Uni demande officiellement à rentrer dans la CECA. Cette demande déstabilise l’organisation, aucune procédure d’entrée n’a été prévue. De plus, cette première demande n’intervient pas dans une période adéquate, les membres sont en divergences, notamment avec la France de Charles De Gaulle. Il monopolise l’attention politique et la majorité des actions entreprises sont de son chef.
Le 14 janvier 1963, le président, dans une conférence de presse – très cadrée, il faut rappeler qu’un ministère de l’information existe encore en France – prend position sur la candidature britannique et sans trop de surprise, il suspend la candidature.
Un pays inféodé aux Américains
Il met en cause, les accords de NASSAU établis en décembre 1962 entre Harold MacMillan et John Fitzgerald Kennedy, pour exprimer sa décision. Ils prévoient l’envoi aux Britanniques de fusées américains POLARIS. Pour Charle De Gaulle c’est un signe supplémentaire de la domination américaine sur les Britanniques. Il ne souhaite pas qu’un pays sous influence américaine puisse rentrer dans la communauté européenne. Cette option avait pourtant été envisagée par Jean Monnet, qui traitait avec le président américain. Une proposition de partenariat avait en effet été évoquée entre la communauté européenne et étasunienne. Les accords de NASSAU devaient être la première étape à cette coopération[1].
Les relations franco-américaines sont bonnes, et, de plus, John Fitzgerald Kennedy s’entend plutôt bien avec Charles De Gaulle. Mais le président français met en avant également une incompatibilité entre l’Europe des Six et le Royaume-Uni, sur le plan économique (Commonwealth) et diplomatique (État insulaire), par conséquence, le président met un terme aux négociation.
L’hégémonie française sur l’Europe des six
Pour autant, l’avis de la France n’est qu’une réponse d’un des partenaires de la CECA, il ne peut normalement pas empêcher les négociations avant l’ensemble des acteurs qui la compose. Malgré tout, il y a un alignement sur les positions françaises. Pour le premier ministre MacMillan c’est un échec cuisant, mais pour l’opinion publique c’est une bonne nouvelle.
La réponse négative du président français est pour beaucoup une manière de maintenir l’hégémonie française sur la CECA, en effet, l’arrivée d’un nouvel acteur pourrait changer les rapports de force au sein de la communauté. Les 5 partenaires se sentent dépossédés de leur rôle et de leur libre arbitre.
L’acte de trop : le Traité de l’Élysée
De plus, les Américains sentent que Charles De Gaulle tentent de les affaiblir en Europe. Ils essayent par l’intermédiaire de la RFA de contrer les Français et de rallier le gouvernement allemand à leur cause. Charles De Gaulle est plus rapide et quelques jours après la conférence de presse du 14 janvier 1963, le 22 janvier 1963, est signé le Traité de l’Élysée.
Il est signé entre la France et la RFA. C’est un recyclage des « plans Fouchet », mais dans le cadre d’accords bilatéraux. Il permet une alliance culturelle, économique, militaire, etc. Le traité est mal perçu par les autres acteurs de la CECA. Pour les fédéralistes européens, c’est un retour en arrière, un retour aux traités bilatéraux, rappelant ceux de la triple entente d’avant guerre. Les Américains considèrent que ce traité est inamical.
Les Pays-bas, la Belgique, le Luxembourg et l’Italie considèrent être congédiés de la diplomatie de l’Europe des Six. En RFA, beaucoup d’hostilité surgit vis-à-vis de ce traité. Pour beaucoup, Konrad Adenauer est trop vieux et se laisse avoir par Charles De Gaulle. En France, les européistes – comme Jean Monnet – n’apprécient pas le traité, même si le reste de l’opinion publique française accueille bien le traité, tout en se demandant si ce n’est pas un peu tôt.
Malgré tout, le traité est rapidement ratifié en France. En Allemagne, cela est bien plus difficile.
Un traité qui soudera définitivement les relations franco-allemandes
Jean Monnet décide d’ajouter un préambule, qui réaffirme l’attachement à l’OTAN, le partenariat de la coopération à six et fait ouvertement référence à un potentiel élargissement au Royaume-Uni. Le préambule vide le traité de sa substance. Il est alors ratifié en mai 1963. Pour Konrad Adenauer ce traité est un échec cuisant. Le seul domaine encore viable est la culture, qui aujourd’hui se fait encore ressentir, notamment avec la présence de la langue allemande dans tous les collèges de France, la chaîne Arte et le jumelage avec beaucoup de communes allemandes.
Il reste toutefois un symbole d’amitié et de réconciliation entre les deux pays. En effet, depuis Robert Schuman et Konrad Adenauer, il existe un couple franco-allemand. Les deux chefs d’État s’intègrent dans une même culture sociale et politique. Ainsi dès 1958, les deux s’entendent pour faire avancer la construction européenne. Ce lien existe toujours, et en 1962, Charles de Gaulle en fait l’expérience. Il est accueilli triomphalement un peu partout en RFA, après l’annonce du traité de Versailles. C’est un sentiment étrange, en effet, la Seconde Guerre mondiale est encore dans les esprits, et Charles De Gaulle a été l’un des opposants à la renaissance allemande.
Renouveau de la classe politique européenne
L’année 1963 marque des changements majeurs dans la politique européenne. Konrad Adenauer quitte le pouvoir en octobre 1963, Robert Schuman meurt en septembre 1963, il ne reste que Charles De Gaulle qui fait maintenant partie de la vieille génération politique (73 ans).
- Les partenaires de l’Europe sont bien décidés à reprendre la main. Il y a une réforme de l’exécutif européen (interne à la communauté). L’exécutif européen doit fonctionner à la majorité qualifiée (c’est une manière de passer outre le non de de Gaulle) et non à l’unanimité.
- L’Assemblée européenne s’autoproclame Parlement européen et l’une des compétences d’un parlement c’est la loi. C’est de trop pour de Gaulle. Il craint pour la souveraineté de la France.
Charles de Gaulle et l’archaïsme politique
Afin de montrer son refus d’accepter les changements qui se trament en Europe, Charles De Gaulle utilise les moyens politiques et institutionnels de l’Europe pour y mettre un terme. La présidence de la communauté est tournante, ainsi, tous les six mois, un nouveau pays y est nommé.
Le 1er janvier 1965, c’est la France qui gère la présidence et donc l’agenda des négociations. Dès lors elle reporte toutes négociations en cours. Le 30 juin, le dernier jour de présidence de la France, elle suspend les négociations sur la réforme, en prétextant que le sujet est évoqué depuis maintenant trop longtemps et qu’il est impossible de trouver un terrain d’entente. Charles De Gaulle justifie sa position notamment par la PAC, qu’il souhaite préserver.
En effet, il pense que l’instauration d’un vote à la majorité qualifiée pousserait les membres à la modifier. Pour continuer d’éviter toute reprise des négociations, la France ne siège plus à partir de juillet dans les instances de la communauté européenne, mais cette position n’est pas tenable très longtemps.
Les partenaires européens espèrent l’arrivée d’un nouvel hôte au Palais de l’Élysée lors des élections présidentielles de décembre 1965. S’y opposent François Mitterrand (socialiste), Lecanuet (centriste) et Charles De Gaulle. Le président en fonction n’avait pas fait campagne. Au final Charles De Gaulle est réélu avec 55% des voix. La technique de la chaise vide est abandonnée par le gouvernement français grâce au compromis de Luxembourg. Les sujets d’importance capitale seront toujours votés à l’unanimité.
En somme, toutes les propositions qui vont à l’encontre de la France ne peuvent tout simplement pas être traitées, puisque la France possède un droit de veto.
Vers la fin de l’hégémonie française sur les institutions européennes
En 1967, le Royaume-Uni candidate une fois de plus à la CECA, mais se voit refuser l’entrée par la France.
À partir de mai 1968, Charles De Gaulle voit sa notoriété fragilisée. La France connaît depuis la fin des années 1960 une crise économique. L’une des propositions françaises est de dévaluer le mark, la monnaie allemande. Cette action pourrait permettre de donner de la valeur au franc et de diminuer l’impact de la crise. L’Allemagne refuse et dès lors de l’animosité apparaît entre les deux pays. Charles De Gaulle déclare que « l’Allemagne refait surface« .
La RFA n’accepte plus les directives françaises et le partenariat privilégié qui existait entre les deux pays disparaît. La RFA se rapproche des pays de l’Est, les successeurs de Konrad Adenauer ne sont pas atlantistes. Willy Brandt est socio-démocrate et souhaite un rapprochement avec la RDA. Il y a un profond désir de réunification (ostopolitik). Dès lors, Charles De Gaulle fait volte-face et propose au Royaume Uni une alliance défensive et un accord pour la transformation de la CEE en zone de libre-échanges. Les Britanniques font alors savoir aux cinq partenaires de la France ce que le président leur a proposé. Ils dénoncent publiquement une manœuvre unilatérale de De Gaulle.
Le 27 avril 1969, Charles De Gaulle démissionne à la suite d’un référendum obtenant comme réponse « non » alors qu’il se positionnait pour le oui. Il est affaibli diplomatiquement, mais aussi politiquement. En effet, les événements de Mai 68 lui ont fait perdre l’adhésion du peuple. Pour l’Europe, cela ouvre la voie des possibles. Brandt dit de cet épisode qu’il y aura « des conséquences essentielles ».
[1] Gérard Bossuat, Jean Monnet. « La mesure d’une influence », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1996, n°51, pp. 68-84
Quelques liens et sources utiles
Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, Armand Colin, 2008, 494 p.
Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman Apôtre de l’Europe (1953-1963), European Interuniversity Press, 2010
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne, Bruxelles, Editions Complexe, 1999 (2e édition), 358 pages.
Robert Frank (dir.), Les identités européennes au XXe siècle : diversités, convergences et solidarités, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, 206 p.
Pierre Gerbet, La France et l’intégration européenne. Essai d’historiographie, Berne, Euroclio, Peter Lang, 1995, 162 p.
Robert Paxton et Julie Hessler, L’Europe au XXe siècle, Paris, Taillandier, 2011
Sylvain Schirmann, Quel ordre européen. De Versailles à la chute du IIIe Reich, Paris, Armand Colin, 2006, 334 p.
Jean-François Soulet, Histoire de l’Europe de l’Est de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, Paris, Armand Colin, 2006, 262 p.
Gérard Bossuat, La France et la construction de l’unité européenne. De 1919 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2012