Lors de la période archaïque grecque, le VIe siècle est appelé le « siècle des tyrannies ». Ces dernières ont fortement marqués les régimes politiques de l’époque Classique. Parmi ces tyrans, Cypsèlos de Corynthe (c. 657-627 avant J.C.) et Pisistrate d’Athènes (vers 600-527 avant J.C.) en sont les plus illustres. Mais Polycrate de Samos en est également un exemple intéressant.
Parmi les différents types de monarchies, la tyrannie se caractérise par l’ascension d’un homme au pouvoir – souvent aristocrate et occupant une place déjà élevée dans la cité – au sein d’un État (ici une cité) en dehors des voies normales prévues par la constitution de ce dernier. Il usait de l’outil militaire, de la propagande mais aussi des politiques de prestige pour satisfaire ses sujets et se maintenir au pouvoir.
L’histoire de Polycrate de Samos ( ? – 522)
Polycrate, originaire de Samos, serait le fils d’Aicès, un haut magistrat samien. On estime alors que Polycrate occupait une place similaire avant sa prise de pouvoir.
L’arrivée au pouvoir de Polycrate
Les historiens placent aux environs de 538 la prise de pouvoir du tyran, favorisée par le contexte de crise politique et sociale de la cité samienne du fait de la guerre, et de l’essor économique qui en découle (piraterie et pillage). Nombre de cités ont par ailleurs basculées dans la tyrannie au même moment à l’instar d’Athènes ou de Naxos.
Hérodote explique que Polycrate, accompagné de 15 hoplites, s’empara du pouvoir après avoir pris d’assaut l’acropole de Samos alors dirigée par une assemblée d’aristocrates fonciers. Polyen complète en signalant que c’est le jour d’Héra qu’ils attaquèrent, or ce jour tous les hommes armés du lieu devaient déposer leurs armes à l’entrée.
Le pouvoir fût alors partagé avec ses deux frères, jusqu’au jour où il décida de les éliminer afin de devenir « le maitre de l’île entière » : Pantagnotos est assassiné, et Syloson est contraint à l’exil. Polycrate devient tyran de Samos.
Son règne fût marqué par des révoltes de l’aristocratie, notamment celle qui l’opposa à son frère exilé qui profita de la rupture de l’alliance avec le pharaon Amasis II pour faire grimper la colère dans l’élite. C’est dans cet épisode que les révoltés appelèrent Sparte en renfort, sans succès.
La fin tragique de Polycrate
En 522, le satrape de Sardes – récemment conquis par les Perses – Oroitès voulait montrer son importance auprès du nouveau roi Perse Darius. Pour cela, il décide de tuer le souverain le plus puissant des côtes anatoliennes qui résistait depuis toujours aux Perses pour rester indépendant. Oroitès invita donc Polycrate à Magnésie pour, selon ses dires, fuir ou se révolter contre les Perses (les sources diffèrent sur la raison). Polycrate s’y rend malgré les songes de sa fille, le voyant mourir. En arrivant, Polycrate est assassiné, puis suspendu à un poteau. Plus tard, la littérature – influencée par le christianisme – fait de ce poteau une croix, et donc une mort par crucifixion.
Le tragique de la situation montre une croyance essentielle chez les Grecs : un homme trop puissant ou rêvant d’une puissance absolue est toujours rattrapé par son destin qui y met fin. La mort de Polycrate entraine immédiatement la fin de la puissance samienne.
La cité de Samos à son apogée sous Polycrate
L’épisode tyrannique fit de Samos une cité influente sur les plans militaires, économiques et culturels.
Samos, une puissance militaire…
La première source de cette puissance est la possession d’une flotte maritime puissante inspirant la crainte en mer Egée. Cette flotte est à l’origine de nombreux succès sur diverses cités, comme sur Milet. Cette dernière est alors l’île la plus prospère économiquement et militairement de la zone, à tel point que personne n’ose l’attaquer, ni même Polycrate dans un premier temps, bien qu’ayant déjà conquis de nombreuses populations ioniennes et continentales (Asie mineure).
Aristophane rapporte l’évènement l’ayant tout de même conduit à attaquer la cité : un oracle consulté par Polycrate lui aurait dit que « Samos était vaillante autrefois », signe que la prospérité de sa cité était révolue. Il n’en fallu pas plus au tyran pour attaquer Milet afin de faire mentir la prophétie. Il en sort victorieux après avoir vaincu et soumis au passage les forces arrivées en renfort de Lesbos, cité également très influente.
La deuxième source de la puissance militaire du tyran est une forteresse terrestre se voulant être imprenable. Une fois Polycrate au pouvoir, une partie de ses opposants – vraisemblablement l’ancienne aristocratie dirigeante de l’ile – est assassinée ou exilée. Dans l’épisode de révolte de Syloson, les Spartiates ne parviennent pas à envahir la cité fortifiée par un fossé. Après 40 jours de siège, ils repartent sans aucune avancée.
La troisième source c’est le jeu d’alliance. Les relations d’hospitalité sont conclues entre deux personnes lors d’un rituel : « Je te fais mon hôte » / « Je t’accepte ». Il y a un échange de cadeaux matérialisant un lien engageant toute la parenté et la descendance des contractants sur plusieurs générations sans pouvoir le briser. Cette alliance est conclue dans le but d’obtenir de l’assistance matérielle en cas de conflit.
Dans le monde grec, ce rituel est sacré et est un signe d’hellénisme. Polycrate fit alliance avec les tyrans Lygdamis de Naxos et Pisistrate d’Athènes, ou encore avec le pharaon d’Égypte Amasis II. Il faut savoir que Polycrate brisa cette dernière alliance dans le cadre de l’invasion Perse en Égypte. Au lieu d’envoyer de l’aide à Amasis, il fournit une partie de sa flotte à Cambyse II. Ce retournement s’explique en partie par la domination croissante des Perses : Polycrate ne voulant pas voir la prospérité de Samos décliner, il fait le choix de les rallier.
… économique…
Par la guerre et l’économie de pillage due à la piraterie, Samos fut prospère. Dès lors, de vastes échanges commerciaux en mer Egée contribuent au développement de l’économie samienne : exportations et importations de produits luxueux (animaux exotiques), halieutiques et agricoles ; frappe de l’étalon monétaire lido-milésien pour obtenir plus de débouchés commerciaux, notamment en Perse.
La politique de grand travaux ci-dessous fait évidemment partie de la réussite économique de la cité tout en favorisant son développement.
…et culturelle sous Polycrate.
Polycrate serait à l’origine de trois ouvrages monumentaux reconnus dans le monde Grec. Ils font partie de la politique de prestige mise en place par le tyran pour asseoir son pouvoir.
Le premier de ces ouvrages est l’Aqueduc d’Eupalinos qui a été redécouvert en 1882 par des archéologues allemands. Long de 1 036 mètres, il faisait déboucher directement en ville l’eau d’une source située au nord de la colline de l’acropole. Cet aqueduc souterrain est le travail de 8 ans de forage et est resté en usage pendant environ un millénaire. C’est un véritable exploit technique pour son temps.
Toujours attribué à Eupalinos, le second ouvrage est une digue s’enfonçant en mer jusqu’à environ 38 mètres de profondeur pour 370 mètres de longueur, afin d’empêcher les bateaux ennemis d’accoster facilement et pour protéger des tempêtes la flotte stationnant dans le port.
Ces deux ouvrages sont à mettre directement en lien avec l’ambitieuse politique maritime de Polycrate.
Le troisième ouvrage est la reconstruction de l’Heraion de Samos. En effet, avant Polycrate, ce temple rectangulaire d’architecture ionienne qui rend hommage à Héra (déesse tutélaire de Samos) fut construit quatre fois : une première au VIIIe mais détruit par un incendie, une seconde au VIIe, une troisième une trentaine d’année avant la tyrannie de Polycrate par Rhoicos mais détruit par un tremblement de terre, et la dernière fois sous Polycrate qui partit des fondations de l’Héraion de Rhoicos. Cette reconstruction s’inscrit dans la volonté du tyran de se revendiquer d’Héra.
Ces ouvrages architecturaux sont à mettre en parallèle avec le souhait de Polycrate de s’entourer d’une cour intellectuelle et artistique. En effet, en plus du Mégare Eupalinos, Polycrate est entouré d’autres figures culturelles du monde grec comme les poètes Anacréon et Ibycos ou encore le physicien Démocédès de Crotone.
Polycrate et Samos, reflets de Périclès et d’Athènes au Ve siècle
Outre l’histoire de Polycrate et de Samos, il est intéressant de voir pourquoi cet épisode tyrannique est resté dans l’histoire, souvent de manière positive.
Peu de sources en parlent et pourtant Hérodote lui fait tenir une place très importante dans ses Enquêtes, près d’un siècle après les faits, alors que l’Athènes de Péricles domine le monde grec par le biais de la ligue de Délos. Pourquoi une telle postérité pour un tyran grec ?
Une thalassocratie samienne ?
« Polycrate fut, à notre connaissance, le premier des Grecs qui rêva d’être maître de la mer – à part Minos de Cnossos et tous ceux qui ont pu, avant lui, posséder cet empire -, le premier du moins aux temps qu’on appelle historiques, en espérant bien régner un jour sur l’Ionie et ces îles ».
Hérodote, Histoires
Dans ses Histoires, Hérodote souligne la forte ambition du tyran de posséder un empire maritime s’étendant à travers toute la mer Egée. La composition novatrice de la flotte militaire de Polycrate et les victoires maritimes laissent supposer l’accomplissement de ce rêve : faire de Samos une thalassocratie.
Une thalassocratie c’est avoir la maîtrise des mers par une flotte puissante permettant de dominer tous les peuples qui utilisent ces voies maritimes comme moyens de communications.
La comparaison faite entre Polycrate et Minos de Cnossos est importante : il y a une volonté de l’auteur d’inscrire ce tyran dans la légende grecque pour, de ce fait, y inscrire Athènes pour légitimer son hégémonie au Ve siècle.
En effet, les Grecs pensaient qu’au temps du roi Minos, la Crète exerçait une thalassocratie dans le monde égéen. Il aurait établi sa domination sur les Cyclades et purgé l’Égée des pirates, tout en ayant soumis Athènes qui devait envoyer des adolescents dans le labyrinthe pour nourrir le Minotaure afin de ne pas subir de représailles économiques. Mais Thésée se rend sur l’île pour libérer Athènes de ce pacte, tue la bête et devient roi d’Athènes. Ce serait grâce à lui qu’Athènes aurait remplacée la Crète sur la domination des mers.
À travers ce mythe, l’utilisation de cette comparaison par Hérodote prend tout son sens. Samos prend ainsi le rôle de la Crète ; Polycrate, celui de Minos. Athènes, du temps d’Hérodote, garde son rôle. Samos, on l’a dit, était très puissante sur les mers. Polycrate a fait soumettre ses voisins à l’instar de Minos.
Du mythe de Minos, Athènes en sort dominante sur les mers. Du « mythe » de Polycrate, Athènes en sort de même toute puissante, en témoigne sa position hégémonique sur l’Egée au Ve siècle. Il y a ici un parallèle volontaire effectué par Hérodote en inversant les rôles : celui qui domine Athènes fini par devenir son dominé. La mort de Polycrate poursuit sur cette visée bien qu’elle mette aussi un terme au possible rêve de thalassocratie du tyran.
Polycrate, tyran légendaire
Plus l’hégémonie athénienne se met en place, plus Athènes est comparée à une tyrannie, alors qu’elle est la première à condamner ce régime. Hérodote prend donc l’exemple d’un des plus influents des tyrans grecs pour légitimer la puissance athénienne : Polycrate de Samos. Par quels moyens ?
« Dans les temps anciens, quand le même homme devenait démagogue et stratège, la révolution amenait la tyrannie ».
Aristote, IVe siècle
- Polycrate est un personnage quasi-légendaire, a qui il faut s’identifier pour ses exploits militaires et ses politiques culturelles et étrangères. Périclès usant des mêmes politiques, il est alors inscrit dans cette légende et son rôle est donc légitimé.
- La description de la flotte de Polycrate et sa puissance sur les mers renvoient à l’hégémonie maritime athénienne au lendemain des guerres médiques. C’est l’image de la thalassocratie.
- La mort de Polycrate montre qu’à la mort de son dirigeant, Samos est tombée aux mains des Perses, signe qu’il faisait tout de son vivant pour maintenir l’indépendance de son territoire. Cela revient à dire que si Périclès n’était pas là, Athènes serait aussi tombée aux mains des Perses.
- Pour Hérodote, Samos est fondamentalement grecque et résiste, alors qu’en réalité elle penche historiquement pour les Perses. Il y a une volonté pour lui d’inscrire Samos comme étant le dernier rempart hellène face à l’invasion “barbare”, comme Athènes un siècle plus tard.
- Polycrate serait mort comme un martyr, ce qui embellit son image de tyran.
Chez les Grecs, le fait qu’un personnage soit inscrit dans une légende est l’œuvre des dieux. Or ce que fait un dieu ne peut pas être critiquable. Donc si Polycrate est un personnage légendaire, et que Périclès et Athènes sont vus comme reproduisant les mêmes choses lors de l’hégémonie athénienne, ils sont eux aussi inscrits dans la légende et ne peuvent être considérés comme illégitimes.
Ainsi les Histoires d’Hérodote servent d’outils prenant le passé pour légitimer le présent.
Quelques liens et sources utiles
La plupart des éléments concernant Polycrate sont issus de sources antiques telles qu’Hérodote (Histoires ou Enquêtes), Aristote, Polyen ou Aristophane.
Pour des études plus approfondies sur Polycrate de Samos et la tyrannie grecque, se référer à :
MOSSE, Claude, La tyrannie dans la Grèce antique, PUF, 1989, 2ème édition.
MURRAY, Oswyn (trad. PAILLER, Emmanuel), La Grèce à L’époque Archaïque, PUM, 2011.
OLIVEIRA GOMES, Claudia De, La cité tyrannique histoire politique de la Grèce archaïque, PUR, 2007.