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Mer Noire et enjeux stratégiques

La mer Noire est cruciale pour la stabilité régionale et internationale est donc, à bien des égards, au cœur des conflits actuels !
Le Moskva (Moscou) ancien navire amiral de la flotte de la mer Noire de la Russie - George Chernilevsky | Domaine public
Le Moskva (Moscou) ancien navire amiral de la flotte de la mer Noire de la Russie – George Chernilevsky | Domaine public

C’est par la mer Noire que la Russie a tenté d’envahir l’Ukraine par le sud-ouest. C’est aussi par la mer Noire qu’ont transité 33 millions de tonnes de céréales ukrainiennes entre juillet 2022 et juillet 2023, afin d’éviter, avec l’accord de Moscou, l’apparition d’une crise alimentaire mondiale.

Région cruciale pour la stabilité régionale et internationale, ce carrefour géopolitique de 420 000 km2 entre l’Europe orientale, l’Asie occidentale et le Moyen-Orient est donc, à bien des égards, au cœur des conflits actuels. Il faut aussi dire qu’abriter sur ses rives une multitude de nations aux intérêts divergents (Bulgarie, Géorgie, Roumanie, Russie, Turquie, Ukraine) explique pourquoi autant d’acteurs se font la guerre pour occuper le premier rôle dans ce théâtre maritime complexe de rivalités et de coopérations qu’est la mer Noire.

Entre défis géopolitiques et surtout sécuritaires, voici donc les enjeux stratégiques les plus brûlants autour de la mer Noire.

La course à la mer Noire (années 1990-2000)

Au cours des années 1990 et 2000, la mer Noire est devenue l’arène d’une rivalité géopolitique intense due à son potentiel stratégique. Deux décennies qui ont instauré un climat d’incertitude, ayant profondément bousculé l’équilibre régional.

Carte topographique
de la Mer Noire - Tentotwo, GrandEscogriffe [pseudo Wikipédia] | Creative Commons BY-SA 4.0
Carte topographique de la mer Noire – Tentotwo, GrandEscogriffe [pseudo Wikipédia] | Creative Commons BY-SA 4.0

Des ambitions contrecarrées dans les années 1990

Le 8 décembre 1991, la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine signent l’accord de Minsk, qui donne naissance à la Communauté des États indépendants (CEI). Ils seront rejoints le 21 décembre par huit anciennes républiques soviétiques : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Moldavie, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Conscient de ne plus rien diriger du tout, le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev démissionne logiquement de son poste le 25 décembre 1991, en direct à la télévision. Le lendemain, l’URSS est officiellement dissoute, ce qui marque la fin de la Guerre froide.

En ce début des années 1990, la Russie fraîchement indépendante cherche donc à se construire en tant que nation, et démarre donc une audacieuse transformation de ses systèmes économiques et politiques, censée aboutir vers une économie de marché et une démocratie solides. Focalisée sur elle-même, la Russie laisse ainsi la porte ouverte à la Communauté économique européenne (CEE), très intéressée à l’époque par la mer Noire.

En effet, dès la fin des années 1980, la CEE a commencé à voir dans la mer Noire les ressources dont elle avait besoin pour diversifier ses approvisionnements énergétiques. Trouver un moyen de placer ses pions dans cette zone est donc devenu une question récurrente au sein de cette communauté économique. C’est même devenu un sujet central une fois le traité fondateur de l’Union européenne (UE) signé en février 1992, parce que le contrôle de la mer Noire aurait été l’occasion parfaite pour l’UE de se vendre auprès des pays d’Europe de l’Est, et donc, de s’élargir très vite.

Malheureusement pour l’Union, ses ambitions sont rapidement sapées par l’éclatement de nombreux conflits post-soviétiques dans la région. De 1988 à 1994 par exemple s’est déroulée une guerre au Haut-Karabagh entre les républiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Entre mars et juillet 1992, la guerre du Dniestr oppose quant à elle les forces armées moldaves à l’armée transnistrienne, du nom d’un territoire moldave séparatiste pro-russe. Dans ce même objectif séparatiste, les indépendantistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud vont être au cœur d’une guerre civile en Géorgie entre décembre 1991 et décembre 1993.

Carte de l'Azerbaïdjan et du Haut Karabagh après la Première guerre - Desman 31 | Creative Commons BY-SA 4.0
Carte de l’Azerbaïdjan et du Haut-Karabagh après la Première guerre – Desman 31 | Creative Commons BY-SA 4.0

Au milieu de toutes ces guerres, la mer Noire devient un endroit inaccessible pour la toute jeune Union européenne, qui se rend en plus compte que la dislocation de l’URSS n’a pas fait disparaître l’influence russe en Europe de l’Est.

Par peur de recevoir un accueil pro-russe en arrivant en mer Noire, l’UE abandonne donc ses projets d’extension en Europe de l’Est, permettant ainsi à la Russie de prendre son temps avant de partir elle-même à la conquête de la mer Noire.

La stratégie de domination maritime russe dans les années 2000

Lorsque la Russie est devenue indépendante en 1991, elle s’est retrouvée à n’avoir le contrôle que sur 400 kilomètres de côtes en mer Noire, ainsi que sur quatre des 26 ports soviétiques. Il faut dire qu’avec les indépendances de l’Ukraine et de la Géorgie au même moment, la façade maritime russe s’est retrouvée prise en sandwich, ce qui a très fortement réduit sa part du gâteau en mer Noire.

Conclusion, pour gagner influence et contrôle en mer Noire, la Russie n’a pas d’autres choix que d’aller piocher chez ses voisins ukrainiens et géorgiens.

Il ne sera ainsi pas étonnant de voir en 2008 Moscou aider les territoires séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie à se débarrasser des forces armées géorgiennes. En reconnaissant leur indépendance la même année, la Russie de Poutine s’est ainsi attiré les faveurs de ces deux territoires, ce qui lui a permis de s’assurer un contrôle indirect sur les 215 kilomètres de côtes en mer Noire que possède l’Abkhazie.

Six ans plus tard, en 2014, c’est au tour de la Crimée d’entrer dans le viseur russe. Moscou annexe ainsi ce territoire, ce qui lui permet de s’attribuer le contrôle de ses 326 kilomètres de longueur et de ses 205 kilomètres de largeur. Aussi, la Russie obtient la maîtrise des ports de Balaklava, d’Eupatoria, et surtout, de Sébastopol, dans lequel elle a déployé une présence militaire massive pour assurer ses arrières en mer Noire. Au milieu des années 2010, la Russie obtient donc, avec l’Abkhazie et la Crimée, la côte maritime la plus longue en Mer Noire. Avec plus de 1100 kilomètres de côtes, Moscou domine donc aisément cet espace aéromaritime, lui permettant alors de rêver plus ambitieux.

Les clés de la géopolitique actuelle en mer Noire

Aujourd’hui, la Russie est un acteur clé de la géopolitique en mer Noire, qui doit cependant composer avec une nation plus puissante qu’elle dans la région pour espérer arriver à ses fins. Une dynamique complexe qui n’a pour l’instant pas donné son verdict.

Le contrôle de la mer Noire comme impératif stratégique russe

Dominer la mer Noire n’est en aucun cas une finalité pour la Russie. Son objectif est de pouvoir la contrôler, et ce, afin d’être maître de son destin aussi bien défensivement qu’offensivement.

Alors que la guerre en Ukraine a fait de la Russie un paria aux yeux d’une partie du monde, Moscou a de quoi s’inquiéter quant à sa propre sécurité. Du fait de l’enclavement de son territoire, le pays est en effet très exposé sur son côté sud, ce qui le rendrait vulnérable si jamais les forces occidentales venaient à mener une attaque maritime contre lui. Maîtriser la mer Noire est donc d’une importance capitale pour la Russie, parce que cela lui permettrait d’avoir les moyens de bloquer cet accès maritime aux forces de l’OTAN, tout en empêchant ces dernières de saper son emprise sur l’espace post-soviétique.

D’un point de vue plus offensif, le contrôle de la mer Noire permettrait aussi à la Russie d’obtenir un accès direct à la Méditerranée, puis au monde entier. Moscou pourrait ainsi projeter sa puissance au plus loin, et notamment au Moyen-Orient, où elle a déjà commencé à déployer son influence.

De beaux projets d’avenir donc, mais qui restent depuis le milieu des années 2010 dans la sphère théorique, dû au fait qu’un État contrôle déjà de longue date la mer Noire : la Turquie.

Russie, Turquie et façonnement du futur géopolitique en mer Noire

Depuis la convention de Lausanne en 1923, renégociée en 1936 lors de la convention de Montreux, la souveraineté de la Turquie a été établie sur deux détroits stratégiques, celui du Bosphore et celui des Dardanelles. Ces derniers sont particulièrement importants dans la géopolitique mondiale, parce qu’il est impossible de se rendre en mer Méditerranée depuis la mer Noire et vice-versa sans passer par ces passages maritimes. Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a ainsi été un allié de taille pour l’Occident durant la Guerre froide, puisque le pays, alors seul État riverain de la mer Noire qui n’était pas communiste, a joué le rôle de verrou pour empêcher toute volonté expansionniste soviétique.

Mais aujourd’hui, le pays a tendance à se comporter comme un électron libre dans ses relations diplomatiques. Dans le cadre du conflit russo-ukrainien, Ankara a par exemple décidé le 28 février 2022 de suspendre la libre-circulation des navires de guerre dans ses détroits. Cela a certes gêné la Russie pour renforcer sa flotte, mais ce fut également problématique pour l’Occident, qui a dû revoir sa stratégie contre Moscou.

Si la Turquie ne se montre pas aussi fermée à la Russie que les pays les plus occidentaux, c’est parce qu’elle est extrêmement dépendante de ce pays pour s’approvisionner en hydrocarbures. S’opposer clairement à une nation représentant aujourd’hui 25% de ses importations pétrolières et 45% de ses approvisionnements en gaz naturel est donc un risque majeur qu’Ankara n’est pas prête à courir, d’autant que l’inflation sur un an atteignait 48% dans le pays en juillet 2023.

De son côté, la Russie n’ignore pas que la Turquie est au carrefour des autres régions les plus riches en hydrocarbures (Asie centrale, Moyen-Orient, Méditerranée orientale), ce qui fait qu’elle a tendance à se montrer assez mielleuse avec ce pays dont les détroits voient transiter des millions de barils de pétrole par jour.

Du fait de leurs intérêts communs à collaborer dans le domaine énergétique, Russie et Turquie continuent à développer les deux gazoducs majeurs qui les relient par la mer Noire : Blue Stream et Turkish Stream. Si le premier sert surtout à approvisionner la Turquie, le second vise aussi à fournir l’Europe du Sud, zone qui pourrait d’ailleurs être susceptible de chavirer face aux sirènes russes.

À de multiples égards, la mer Noire est donc au cœur des enjeux stratégiques contemporains, et restera de toute manière dans les années à venir une préoccupation majeure pour tous les acteurs de la zone. Entre questions de sécurité, d’énergie, de commerce et d’environnement, il va cependant falloir que la coopération maritime soit rapidement de mise pour éviter toutes les catastrophes qui se dessinent.

Quelques liens et sources utiles :

Doru Cojocaru, Géopolitique de la mer Noire : Éléments d’approche, Éditions L’Harmattan, 2008

Élisabeth Sieca-Kozlowski, Géopolitique de la mer Noire : Turquie et pays de l’ex-URSS, Karthala, 2003

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