L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Le long processus de démocratisation argentin, 1973 à 1983

Ces dix années sont la fin du processus de démocratisation argentin, étalé sur une période de près d’un siècle.
Bulletin du candidat Alfonsin - Belgrano [pseudo Wikipédia] | Domaine public
Bulletin du candidat Alfonsin

Depuis son indépendance en 1816, l’Argentine a traversé une histoire complexe et tumultueuse, oscillant entre périodes de démocratie et régimes autoritaires.

Le XXe siècle est l’exemple parfait de ce long processus de démocratisation argentin avec neuf changements de régimes majeurs. Dans cet article, nous nous focaliserons sur la dernière phase de cette transition, celle de la mouvementée période 1973 à 1983.

Contextualisation de cette période politique argentine

L’Argentine, depuis juin 1966, est dirigée par un gouvernement militaire suite au coup d’État, autoproclamé “Révolution Argentine”, ayant porté au pouvoir le général Onganía. Ce dernier, lors de son intronisation, acte la dissolution complète du parlement et des partis politiques.

Face aux nombreuses manifestations, il met aussi en place une répression féroce envers ses opposants. Ces quatre années de pouvoir sont marquées par de graves manquements aux droits de l’Homme, la première organisation de l’opposition en tant que groupe armé ainsi que l’écrasement des différentes révoltes ouvrières comme le Cordobazo (1969).

Ce sont justement ces révoltes qui entraînent sa destitution en juin 1970 au profit d’un autre général, Roberto Marcelo Levingston. Ledit général continue de durcir la “Révolution Argentine”, mais face au mouvement Viborazo (ou second Cordobazo), est renversé à son tour moins d’un an après sa prise de pouvoir en mars 1971.

Son successeur, le général Alejandro Lanusse, est conscient de l’échec de la “Révolution Argentine” et souhaite tenter de sauver le régime en laissant place à l’émergence d’une libéralisation démocratique. Il annonce dès son entrée au pouvoir un “Grand Accord National” (GAN) visant à réconcilier les Argentins et à pourvoir l’unité nationale.

Néanmoins, face à l’échec du GAN et à une très forte crise économique et sociale, Alejandro Lanusse se voit contraint d’organiser la tenue d’élections libres et sans restriction, permettant en mars 1973 le retour à la démocratie en Argentine.

Vers un retour du péronisme et de la démocratie (1973-1976)

Le 12 mars 1973, le candidat péroniste du parti Front Justicialiste de Libération, Héctor J. Cámpora, est élu dès le premier tour avec 49,6 % des voix.

Cette victoire décisive est appuyée par l’obtention d’une très large majorité à la Chambre des députés (143/243) et au Sénat (43/69). Ce retour fracassant du péronisme, auparavant interdit depuis 1955, marque un tournant décisif dans l’histoire argentine et une première pierre vers la démocratisation de l’Argentine.

Jusqu’alors en exil en Espagne, le leader et créateur du mouvement, Juan Domingo Perón, rentre finalement en Argentine en juin 1973.

Dans la foulée, le 13 juillet 1973, le président Cámpora démissionne de ses fonctions, laissant place nette à Juan Perón pour gagner haut la main les élections de septembre 1973 (73,6 % des voix).

Héctor Campora et son cabinet - Auteur inconnu | Domaine public
Héctor Campora et son cabinet – Auteur inconnu | Domaine public

Le retour de Juan Peron

Le retour au pouvoir de Perón pour un troisième mandat (1946-1951/1951-1955/1973-1974) après presque 20 ans d’exil fait l’effet d’une secousse pour le pays. Renouant avec l’héritage providentiel, nationaliste, protectionniste et dirigiste de ses précédents mandats, Perón tente alors de pacifier les nombreuses crises en cours.

En effet, le pays est en proie à une forte fracture politique entre péronistes, mouvements d’extrême droite et mouvements d’extrême gauche, ainsi qu’à une crise économique patente.

Cependant, au vu de son état de santé, il est contraint de prendre congé de la présidence lors d’un discours prononcé devant la Plaza de Mayo, et de laisser le pouvoir à sa femme Isabel Perón, alors vice-présidente, avant de s’éteindre le 1er juillet 1974.

La nouvelle présidente argentine se retrouve donc dans une posture compliquée, seule pour gérer les crises énoncées précédemment. N’étant pas suffisamment préparée à affronter ces défis, elle se laisse fortement influencer par son secrétaire personnel, la figure controversée José Lopez Rega, et s’abandonne à son emprise.

Juan Peron et sa femme Isabel - Revista Peronismo [pseudo Wikipédia] | Domaine public
Juan Peron et sa femme Isabel – Revista Peronismo [pseudo Wikipédia] | Domaine public

Celui-ci, dans l’ombre, oriente la politique d’Isabel vers un durcissement et une droite plus ferme, tout en manigançant l’exécution des sympathisants de l’aile gauche du péronisme à travers son organisation secrète la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine).

Isabel Perón, face au climat politique instable et une situation économique désastreuse (près de 450 % d’inflation en 1976), perd peu à peu toute crédibilité à rester au pouvoir. Elle cherche alors à procéder à des élections anticipées, mais subit le refus de l’armée qui la renverse et l’emprisonne le 24 mars 1976.

Cette prise de pouvoir de l’armée met un terme à trois années de démocratie et plonge de nouveau le pays sous le joug d’un régime militaire autocratique.

Le processus de réorganisation national, un euphémisme sanglant (1976-1983)

Cette période de dictature voit se succéder quatre juntes successives, toutes basées sur la même idéologie nationale-catholique de lutte contre le communisme et de “l’ennemi intérieur”.

Autoproclamée “processus de réorganisation nationale”, la première junte militaire porte au pouvoir le lieutenant-général Jorge Videla, dissout le Congrès et le remplace par une “Commission consultative législative”, constituée uniquement par des officiers.

Une répression féroce est mise en place avec l’arrestation systématique, la disparition, la torture ou l’exécution des opposants politiques.

« D’abord, nous tuerons tous les agents de la subversion, puis leurs collaborateurs et puis enfin leurs sympathisants ; ensuite viendront les indifférents et enfin pour terminer les indécis. » 

Propos d’Ibérico Saint-Jean, général et gouverneur de Buenos Aires

Les chiffres avancés par les historiens sont effroyables. On estime à environ 30 000 le nombre de civils portés disparus, majoritairement des hommes (70 %) entre 21 et 30 ans, dont 15 000 fusillés. Le nombre de prisonniers politiques est estimé à environ 9 000, le nombre d’enfants enlevés à leur famille pour être “rééduqués” autour de 500, et le nombre d’exilés à 1,5 million.

Pour mettre en place cette politique de terreur, les militaires s’appuient sur un contrôle strict et permanent de chaque sphère de la société. Visant principalement les milieux intellectuels, ouvriers et syndicalistes, les victimes de ce terrorisme d’État furent emprisonnées dans des centres de détention illégaux (environ 550 sur tout le territoire) en attente de leur exécution sommaire.

Inspirée de la doctrine militaire française en Algérie ou en Indochine, orientée par des idées fascistes et financée par les États-Unis, la traque des “éléments subversifs” est sanglante.

Pour compléter ce dispositif, l’Argentine rejoint l’Opération Condor aux côtés des autres régimes autoritaires de la région. Composée du Chili, de l’Uruguay, de la Bolivie, du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay, cette opération est basée sur la collaboration et le partage d’informations pour retrouver et liquider les opposants politiques ayant fui à l’étranger.

Une réussite en dent de scie

Nonobstant, malgré la réussite de la politique de répression, le régime militaire se trouve en difficulté. Rongées par des dissensions internes à l’armée, les juntes militaires se renversent entre elles. Le peuple, bien que muselé, s’organise tant bien que mal pour protester.

Le meilleur exemple de cette bravoure reste le mouvement de Las Madres de Plaza de Mayo, commencé en avril 1977. Venant manifester en silence contre la disparition de leurs enfants, les mères de la Plaza de Mayo se réunissent chaque semaine en face de la maison présidentielle, la Casa Rosada, aujourd’hui encore.

Marches Plaza de Mayo - Tati Arregui [pseudo Wikipédia] | Creatives Commons BY-SA 4.0 Deed
Marches Plaza de Mayo – Tati Arregui [pseudo Wikipédia] | Creatives Commons BY-SA 4.0 Deed

C’est ce mouvement qui, lors de la Coupe du monde de football organisée en Argentine en juin 1978, fait prendre conscience au monde de la réalité argentine en passant à la télévision, et catalyse la protestation internationale contre le régime argentin.

Tentée par une victoire militaire éclatante pour mobiliser les Argentins derrière elle, la junte militaire dirigée par le général Leopoldo Galtieri affirme sa souveraineté sur les îles Malouines. Cette annonce est suivie du débarquement de troupes et de la prise de possession de ces îles en avril 1982.

Toutefois, la réponse britannique menée par l’intransigeante Margaret Thatcher ne se fait pas attendre et entraîne la déroute complète de l’armée argentine. Face à cette défaite cuisante, le régime militaire perd le peu de crédibilité restant et annonce sa démission quatre jours après la reddition argentine, le 18 juin 1982.

Son successeur, le président Reynaldo Bignone, face à la situation catastrophique de l’Argentine, n’a d’autre choix que d’enclencher un processus d’ouverture démocratique. Cette quatrième junte militaire sera la dernière de cette sombre période avant un retour complet à l’État de droit.

Infanterie de marine argentine durant la guerre des Malouines - Auteur inconnu | Domaine public
Infanterie de marine argentine durant la guerre des Malouines – Auteur inconnu | Domaine public

La transition vers une démocratie accomplie (1982-1983)

Miné par sa défaite militaire, critiqué à l’international et par son propre peuple, le gouvernement militaire argentin se trouve acculé. Les sanctions internationales, telles que des restrictions commerciales, des embargos sur les ventes d’armes, la limitation de l’accès aux prêts internationaux ou l’abandon du soutien diplomatique américain, effritent toujours plus l’image du régime. La situation économique catastrophique du pays finit de condamner le gouvernement.

À titre d’exemple, pour l’année 1982, l’inflation frôle les 120 %, le PIB chute de 7 %, le taux de chômage atteint les 9 % de la population. Le peso est dévalué d’environ 40 % et la dette extérieure égale les 45 milliards de dollars. La situation oblige le régime de Reynaldo Bignone à annoncer le 23 juin 1982 la tenue d’élections libres.

Dans un premier temps, l’intention du régime n’est certainement pas l’ouverture à la démocratie. En effet, pour rester au pouvoir, le gouvernement commence par tenter une négociation auprès de la Multipartidaria, un groupe de concertation politique comprenant les cinq principaux partis d’opposition. Face à l’échec des négociations, le gouvernement se résout à annoncer l’avènement de la démocratie en contrepartie de l’amnistie complète des responsables politiques de la dictature.

Condition acceptée par une forte majorité des membres de l’opposition, elle ne l’est pas par le candidat du parti de l’Union radicale civile (URC), Raúl Alfonsín. Ce dernier se présente comme le seul “représentant de la démocratie” en tentant d’unifier les forces démocratiques du pays. Il s’engage à condamner les responsables du régime et à rétablir les institutions publiques, les droits et garanties constitutionnelles des citoyens. Ce sera chose faite suite à sa victoire par 52 % des voix, à l’élection du 30 octobre 1983, face au candidat péroniste.

Largement soutenu par la classe moyenne, les jeunes et une partie des ouvriers, son élection marque un point de rupture. C’est la fin d’une période troublée et le début d’une nouvelle ère politique, marquée par une démocratie effective, se prolongeant jusqu’à aujourd’hui.

Célébration de la démocratisation de l'Argentine en 1983 - Marcelo Ranea [pseudo Wikipédia] | Domaine public
Célébration de la démocratisation de l’Argentine en 1983 – Marcelo Ranea [pseudo Wikipédia] | Domaine public

À retenir de cette période de démocratisation

Ces dix années de forte instabilité politique sont la fin du processus de démocratisation argentin, étalé sur une période de près d’un siècle. Elles représentent parfaitement l’enchaînement de régimes démocratiques et de dictatures militaires répressives qu’a connu le pays tout au long du XXe siècle.

Les bases de la restauration de la démocratie en 1983 sont celles qui structurent le pays actuellement. La lutte pour la justice et la vérité par le biais de la mobilisation de la société civile n’a pas perdu son souffle.

Bien que déstabilisée par des crises économiques cycliques, l’Argentine a trouvé son chemin dans la réconciliation nationale et l’État de droit.

Quelques sources et liens utiles

Alain Rouqié. L’Argentine après les militaires. Politique étrangère n°49. p113-125. 1984

Maeva Morin. Le “proceso de reorganización nacional” : retour sur les années de la dictature argentine. SciencesPo.

Gabriela Aguila. La última dictadura militar argentina. NuevaSociedad n°308. 2023

Marina Franco. Exil et terrorisme d’Etat en Argentine. Cahiers des Amériques Latines n°54-55. p175-189. 2013

Retour à la démocratie en Argentine et élection à la présidence de Hector J. Campora. PespectiveMonde. 2024

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Une réponse

  1. Un article éclairant sur une période troublée de l’histoire de l’Argentine, dont il est parfois difficile de suivre et comprendre le cheminement, dense et sinueuse. Lecture très agréable et enrichissante que je recommande ! Merci.

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