Le 19 avril 1974, un homme de 70 ans affublé d’un pull-over rouge boit un verre d’eau en direct à la télévision française. Jusque-là, rien d’étonnant. Pourtant, ce moment restera gravé comme un grand moment politique du XXème siècle. Cet homme, c’est René Dumont, agronome et premier candidat écologiste à l’élection présidentielle française. Et son verre d’eau est là pour nous alerter sur la raréfaction des ressources naturelles de la planète :
« Je bois devant vous un verre d’eau précieuse ».
René Dumont est un électron libre de la politique, de l’écologie et de l’agronomie. Sa vie s’est étalée sur tout le XXème siècle, de 1904 à 2001, et il a accompagné les grandes évolutions de nos sociétés. Productiviste puis écologiste, anti-malthusien puis néo-malthusien, sa vie est marquée par des remises en question et des ajustements de sa pensée. Aujourd’hui figure de l’écologie, nous allons tracer ici le cheminement d’un homme dont la pensée aura évolué au fil du siècle.
Un agronome dans les colonies
René Dumont naît à Cambrai le 13 mars 1904 dans une famille d’enseignants. Son père est instituteur rural et ingénieur agricole, tandis que sa mère est agrégée de mathématiques (ce qui était très rare pour une femme à l’époque) et directrice de collège.
Proche de la ligne de front lors de la Première Guerre mondiale, René Dumont est confronté à l’horreur. Il apporte vêtements et couvertures aux poilus dans les tranchées et est définitivement marqué par ce qu’il y a vu. Il devient dès lors pacifiste et s’oppose durant toute sa vie à toutes les guerres. Il signe d’ailleurs en 1962 le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie.
Ses parents sont républicains et militants et lui transmettent l’amour de la terre. Il se tourne alors vers l’école d’agronomie de Paris, l’institut national agronomique. Il y effectue une scolarité brillante puis part effectuer son service militaire. Il en revient usé et en dépression, lui l’objecteur de conscience.
Remis en 1927, il s’engage à l’Institut National d’agronomie Coloniale afin d’étudier l’agronomie tropicale. En 1929 il part dans le Tonkin, au Viêt-Nam afin de travailler à la station expérimentale rizicole et d’évaluer l’efficacité de l’acide phosphorique en tant qu’engrais dans ce système cultural.
Là-bas, il y fait l’expérience de la colonisation et de ses effets sur les populations rurales locales, les colons méprisant bien souvent les situations spécifiques des colonies. Ainsi, René Dumont a assisté à une scène où l’agronome colonial français, son supérieur, a mis des coups de cravache aux habitants locaux afin qu’ils se garent plus rapidement pour les laisser passer. Quelques centaines de mètres plus loin, René Dumont s’est saisi de la cravache et l’a lancé dans un étang. Cet exemple illustre le rejet du système colonial que René Dumont exprime suite à cette expérience.
Il rentre en France en 1933, écœuré par ce système. Dès lors, il défend l’auto-détermination des peuples et la décolonisation. Ce séjour lui permettra de publier son premier ouvrage, La Culture du riz dans le delta du Tonkin, livre remarqué pour son approche pluridisciplinaire, fait rare pour l’époque, mêlant agronomie, anthropologie, ethnographie ou encore géographie.
René Dumont modernise l’agriculture française
À son retour en France, il obtient un poste de chef des travaux des chaires d’agriculture et d’agriculture comparée à l’Institut National Agronomique. Il y reste jusqu’en 1974, date de sa retraite académique. À partir des années 1930, René Dumont s’inscrit pleinement dans la quête de toute sa vie : le socialisme. Pour lui, c’est un idéal qu’il faut atteindre afin de lutter contre les inégalités sociales et de promouvoir les libertés. Il adhère ainsi à la SFIO en 1932 et milite durant un temps à la section de Montargis.
Par ailleurs, il travaille durant trois mois au sein du gouvernement Blum, le Front Populaire, au sein du cabinet du ministre de l’agriculture Georges Monnet. Pour autant, il conserve une grande liberté de pensée et se montre souvent critique à l’égard des régimes de gauche à travers la planète.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, René Dumont ne s’implique pas dans la résistance, malgré ses idéaux socialistes. Pire, il participe à la rédaction de La Terre Française (Revue agricole propagandiste de Vichy) en y publiant régulièrement des articles techniques. L’agronome y dévoile l’objectif que l’agriculture française doit se donner selon lui : produire et moderniser.
Ainsi, de 1930 à la fin des années 1960, René Dumont sera un chantre de la Révolution Verte. La révolution verte est une politique internationale d’intensification et de modernisation des pays en développement. Il exprime notamment dans son ouvrage Révolution dans les campagnes chinoises la sagacité des paysans chinois qui « comprennent vite la nécessité de l’organisation pour lutter efficacement contre la nature ».
Au début des années 1950, René Dumont est une véritable référence mondiale en agronomie. Ses travaux lui valent de travailler directement avec les dirigeants des pays en développement, en particulier la Chine Maoïste ou le Cuba de Fidel Castro.
Il prodigue de nombreux conseils techniques et affûte sa vision des agricultures du Sud ainsi que de ces sociétés socialistes ou communistes. René Dumont n’hésite alors pas à mettre en avant les défauts de ces modèles, comme dans son ouvrage Cuba est-il socialiste, ce qui lui vaut petit à petit de se brouiller avec nombre de ces dirigeants. Il adopte donc une approche pragmatique du socialisme, portée par la recherche des progrès sociaux et l’éradication de la famine, sachant que « l’âge d’or de l’harmonie universelle » n’arrivera pas.
René Dumont invente l’écologie politique
L’expérience de terrain de René Dumont l’amène à participer à cette Révolution Verte et à la traduire en France. Ainsi, de 1945 à 1953 il est conseiller agricole au Commissariat général du Plan de modernisation, où il assure la direction des travaux sur l’agriculture. Il prend pour exemple le modèle de développement agricole américain et propose un exode rural massif pour diminuer par deux le nombre d’exploitations agricoles, une motorisation soutenue ou encore un remembrement important du parcellaire.
René Dumont est alors une des figures de la modernisation de l’agriculture française, au même titre qu’Edgard Pisani.
Mais sa vision évolue au cours des années 60, et change pour de bon à la suite d’un électrochoc : sa lecture du rapport Meadows. Publié en 1972 par le Club de Rome, ce fameux rapport alerte sur les limites à la croissance et la nécessité d’y mettre fin afin de préserver une planète habitable et d’éviter un effondrement mondial. René Dumont est profondément marqué par les conclusions du Club de Rome et s’engagera dès lors pleinement dans l’écologie.
Nous pouvons noter que d’autres grands agronomes modernisateurs ont également opéré un basculement dans leurs idées à la suite de la publication de ce rapport, comme Sicco Mansholt, le père fondateur de la Pac.
Cette partie de la vie de l’agronome est bien plus militante et engagée. Il publie son ouvrage de référence, l’Utopie ou la Mort en 1973. Véritable projet d’écologie socialiste, il dresse un constat d’urgence sur la société de consommation et de croissance, et propose des voies pour en sortir. Il y dénonce dans une approche tiers-mondiste la misère du Tiers-monde et le système productiviste contemporain.
Il y fait des propositions concrètes afin de mettre en application une société écologique et socialiste : taxation des familles nombreuses par l’impôt, interdiction des automobiles privées, priorité au rail, rationnement des voyages en avion, croissance zéro, fiscalité plus lourde pour les riches… La critique est vive contre la société de consommation :
« Tous ceux qui s’accrochent aux privilèges de la société de consommation, qui refusent les réformes indispensables à la justice sociale à l’échelle mondiale et à la survie, peuvent désormais être considérés comme les assassins des plus démunis. Voulez-vous risquer d’être traités d’assassins par vos enfants ? ».
Cet essai trouve un écho important au sein des mouvements écologistes qui essaient de se fédérer pour les élections présidentielles de 1974.
C’est ainsi qu’ils proposent à René Dumont de porter leurs candidatures : c’est la concrétisation de l’écologie politique en France. Auréolé de son statut de scientifique de renommée internationale et mus par une conscience écologique accrue, altermondialiste et radicale, René Dumont effectue une campagne détonante, amenant des thématiques écologiques dans les ménages français.
L’agronome s’est ancré à gauche, vulgarisant son savoir et posant les bases des mouvements politiques écologistes. Il travaille son image, se laisse filmer en train de faire une sieste dans l’herbe, choisit pour quartier de campagne une péniche, porte un pull-over rouge devenu iconique…
Au-delà des idées, René Dumont surprend et capte l’attention. Il faut bien comprendre que les écologistes en France n’ont aucun appareil politique et sont souvent taxés d’utopistes. Ce que révoque le scientifique :
« Je ne suis pas un candidat doux rêveur. J’ai 45 ans de travail agronomique sur le terrain et 45 ans de travail d’enseignement à l’Institut national agronomique de Paris. Donc dire que je suis un candidat pas sérieux : c’est quand même s’avancer un peu vite ».
Dans un contexte d’union de la gauche derrière Mitterrand, le résultat final est faible (1,32 %) mais l’objectif était principalement d’utiliser les médias afin de faire avancer la cause écologiste. Par la suite, René Dumont se consacre à l’écriture d’ouvrages, à des prises de positions politiques et à l’accompagnement des mouvements environnementaux. Ainsi, au crépuscule de sa vie il fait partie des fondateurs de l’association Attac en 1998.
L’agronome décède en 2001, après une vie remplie de combats pour la justice et l’écologie. Pionnier incontestable de l’écologie politique, figure de l’agronomie, René Dumont est à bien des égards une personnalité marquante du siècle dernier.
Quelques sources et liens utiles
René Dumont, L’utopie ou la mort, 1973
Stéphane Besset, René Dumont – Une vie saisie par l’écologie, 2013
MOATTI, Alexandre. René Dumont : les quarante ans d’une Utopie. La Vie des idées, 2014, vol. 11.
DELPORTE, Christian. René Dumont et la télévision. Le Temps des medias, 2015, no 2, p. 148-161.
VRIGNON, Alexis. René Dumont ou le socialisme «de l’arbre et du jardin». Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2016, no 130, p. 63-78.