L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Edgard Pisani, l’homme, l’État et la terre

Edgard Pisani a largement participé à transformer l'agriculture française lors du siècle précédent, l'engageant dans la modernisation.
Edgard Pisani en 1964 - Bilsen, Joop van / Anefo | Creative Commons BY-SA 3.0
Edgard Pisani en 1964 – Bilsen, Joop van / Anefo | Creative Commons BY-SA 3.0

L’agriculture française a été marquée par de profondes transformations lors du XXème siècle, du procédé Haber Bosch à la création de la politique agricole commune, en passant par l’arrivée des tracteurs. Plusieurs repères jalonnent ces transformations, et s’il existe une personnalité centrale de ces transformations, c’est bien Edgard Pisani.

Ministre de l’Agriculture du 24 août 1961 au 8 janvier 1866, sous les gouvernements de Michel Debré et Georges Pompidou, il participa activement à la modernisation de l’agriculture, selon la feuille de route donnée par Charles de Gaulle.

Pisani, des études à la résistance

Edgard Édouard Marie Victor Pisani est né sujet britannique (ce qui lui valut des difficultés dans sa carrière politique) le 9 octobre 1918 à Tunis, alors sous protectorat français. Issu d’une famille maltaise d’origine italienne, il se tourne rapidement vers les études littéraires et décide de partir étudier en France à l’âge de 20 ans. Il s’inscrit en Khâgne, mais sans réussite et s’oriente donc vers une licence de lettres.

Lorsque la guerre éclate, il monte à bord du Massilia le 21 juin 1940 en compagnie de sa fiancée et de son beau-père, André Le Troquer. Le Massilia est un paquebot de ligne datant de 1914 qui devait transporter hors d’atteinte des Allemands le gouvernement français de Lebrun. Au final, peu de personnalités politiques l’empruntent.

Edgard Pisani retourne par la suite en France afin de devenir surveillant au Lycée Chaptal, en parallèle de quoi il s’engage dans la Résistance. Il est fait prisonnier et otage administratif au Mont-Dore, en Auvergne, mais profite du débarquement américain pour s’évader dans la cohue, le 6 juin 1944. Il participe activement à la prise de la préfecture de police de Paris le 19 août 1944 et accompagne le préfet gaulliste Charles Luizet.

Edgard Pisani en 1962 – Jean-Joseph Weber | Creative Commons Attribution 2.0
Edgard Pisani en 1962 – Jean-Joseph Weber | Creative Commons Attribution 2.0

Ses actions lui valent de nombreuses distinctions, comme la Croix de guerre, la Médaille de la résistance française avec rosette et le rang de Chevalier de la Légion d’honneur. Par ailleurs, c’est via ses réseaux d’anciens résistants qu’Edgard Pisani rentre en politique.

Les débuts de la carrière d’Edgard Pisani

Il devient ainsi directeur de cabinet du préfet de police Charles Luizet, avec qui il a combattu dans la Résistance. Petit à petit, il gravit les échelons, devient préfet de la Haute-Marne, département de Colombey-les-Deux-Églises. Le jeune Pisani est de sensibilité de gauche et s’inscrit au groupe du Rassemblement des gauches républicaines. Il prend la parole à de nombreuses reprises pour une utilisation de la force nucléaire dans un objectif de dissuasion ou encore pour une réconciliation entre communautés catholiques et musulmanes lors de la Guerre d’Algérie.

Pisani se fait remarquer au sein même des rangs gaullistes, alors qu’il est dans l’opposition. En 1959, le Premier ministre Michel Debré entame toute une série de réformes pour l’agriculture française. Mais les réactions sont vivaces, et hormis les jeunes agriculteurs, peu soutiennent le projet modernisateur de l’agriculture française. Michel Debré le souligne d’ailleurs, cette loi bouleverse la France.

« C’est un problème politique au sens le plus élevé du terme, car il touche à l’avenir économique, l’avenir social et même l’avenir sentimental ou moral de la nation »

Michel Debré, Premier ministre français de 1959 à 1962, à propos de l’impact de la Loi d’orientation agricole.
Michel Debré en 1960 – Ludwig Wegmann | Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 de
Michel Debré en 1960 – Ludwig Wegmann | Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 de

Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture

Dans ce contexte, Henri Rochereau, alors ministre de l’agriculture, est remplacé le 24 août 1961 par Edgard Pisani, en qui Michel Debré a confiance pour mener à bien sa Loi d’Orientation Agricole (LOA). À l’origine, le nouveau ministre de l’agriculture doit s’assurer de mettre en application les différents textes de lois proposés par son prédécesseur, qui n’ont pas manqué de susciter de vives contestations parmi les syndicats et les agriculteurs. Mais Edgard Pisani va plus loin, puisqu’en 1962, il propose une nouvelle loi, dite complémentaire, et qui engage encore davantage l’agriculture dans la modernisation.

C’est cette loi qui bouleverse l’agriculture française. Dans un contexte de création de la politique agricole commune, le ministre souhaite faire de l’agriculture française une puissance dans la compétition commerciale qui s’annonce. Ce dernier a toujours pensé que la PAC était une opportunité pour les agriculteurs français, et il entend bien les préparer à ce tournant majeur. Il justifie d’ailleurs son projet réformateur.

« Les mutations profondes qui dans tous les domaines s’imposaient à la France agricole et qui eussent exigé de longs délais de transition doivent aujourd’hui se concevoir et s’exécuter d’urgence ».

Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture.

Derrière la justification officielle d’Edgard Pisani, les chercheurs avancent d’autres raisons, comme l’agenda politique, des raisons de commodités législatives, ou encore un désaccord avec la Loi d’Orientation de Michel Debré. En effet, Pisani considérait ce dernier pas assez ambitieux, lui qui souhaite réformer l’ensemble du monde rural à travers son projet de loi complémentaire.

La rédaction de la loi de 1962 s’est faite selon un modèle nouveau, nommé aujourd’hui la cogestion. Dans un accord tacite, le ministre de l’agriculture façonne grandement sa politique avec les syndicats agricoles, sans se soucier des organisations politiques. Les rencontres officieuses avec les responsables syndicaux s’enchaînent, et permettent au ministre de recueillir plus facilement leur adhésion au projet. D’ailleurs, le conseil d’administration de la FNSEA qui se réunit le 13 juin 1962 ne formule pas d’objections à l’avant-projet.

Edgard Pisani en 1964 - Bilsen, Joop van / Anefo | Creative Commons BY-SA 3.0
Edgard Pisani en 1964 – Bilsen, Joop van / Anefo | Creative Commons BY-SA 3.0

Les commentateurs de l’époque s’accordent à dire que Pisani s’est largement inspiré des revendications des jeunes agriculteurs, en y ajoutant une vision réformatrice et un large programme d’action. Sans rentrer dans les détails des tumultes de l’année 1962 autour de cette loi, Pisani parvient à la faire voter et modifie ainsi profondément l’agriculture.

Une fin de carrière dans l’appareil d’État

Pisani reste 5 ans Rue de Varennes, ce qui en fait le ministre de l’agriculture étant resté le plus longtemps à son poste, après Stéphane Le Foll. Il est par la suite élu député, maire de Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire et devient ministre de l’équipement en 1966. Il porte différents projets de lois, notamment la Loi Foncière, et s’implique dans la rénovation du quartier de la gare Montparnasse, avec l’impulsion sous son égide de la construction de la Tour éponyme.

Il poursuit son action en tant qu’homme d’État en étant nommé Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie en 1984. L’île est marquée par de grandes tensions et des volontés indépendantistes importantes, revendiquées notamment par la FLNKS.

Les affrontements sont violents, avec notamment la tuerie de Hienghène le 5 décembre 1985. Dans ce contexte, Pisani n’arrive pas à trouver de solutions qui contentent à la fois la France et les indépendantistes, malgré sa proposition de régime transitoire menant à un scrutin d’autodétermination. Il démissionne, et termine ses missions pour l’État en tant que président de l’Institut du Monde Arabe, de 1988 à 1995.

Edgard Pisani en 1981 en compagnie de Archibald Mogwe – European Communities (Yves Smets) | Creative Commons Attribution 4.0
Edgard Pisani en 1981 en compagnie de Archibald Mogwe – European Communities (Yves Smets) | Creative Commons Attribution 4.0

En 2004, Edgard Pisani publie son dernier livre, lui qui n’a cessé d’en publier tout au long de sa vie. Nommé Un vieil homme et la terre, c’est un ouvrage de mémoire, un testament politique. L’auteur fait le bilan des évolutions de l’agriculture depuis l’Après-guerre, tout en évoquant le chemin à suivre pour le futur. Critiques envers lui-même, il écrit notamment contre le productivisme.

« J’ai favorisé le développement d’une agriculture productiviste, ce fut la plus grosse bêtise de ma vie ».

Edgard Pisani, L’homme et la terre.

Ce livre, écrit au crépuscule de la vie d’Edgard Pisani, est pourtant d’actualité. Il propose deux principes centraux : que chaque pays produise sa nourriture et que chaque paysan puisse vivre décemment. Par ailleurs, il s’oppose à la modernité productiviste de l’agriculture et prône une vision pragmatique afin de répondre aux enjeux politiques, sociaux et écologiques de nos systèmes alimentaires.

Edgard Pisani décède le 20 juin 2016, et reste aujourd’hui l’une des figures majeures de l’agriculture française de ces derniers siècles.

Quelques sources et liens utiles

Rimareix, Gaston et Tavernier, Yves, 1963, L’Elaboration et le Vote de la Loi Complémentaire à la Loi d’Orientation Agricole, Revue française de science politique, Vol. 13, No. 2 (Juin 1963), pp. 389-425, Sciences Po University Press

Pierre Cornu, « Edgard PISANI, Un vieil homme et la terre. Neuf milliards d’êtres à nourrir. La nature et les sociétés rurales à sauvegarder, L’histoire immédiate, Paris, Éditions du Seuil, 2004, 231 p. », Ruralia [En ligne], 14 | 2004, mis en ligne le 23 janvier 2005,

Marchand, André., 2011, De l’agriculture d’antan à celle d’aujourd’hui : les changements engendrés par les lois Pisani – Paris : L’Harmattan – 151p. – ISBN: 9782296461215

Pisani, Edgard, 1974, Le Général indivis, Paris, Albin Michel, 251p.

Pisani, Edgard, Un vieil homme et la terre, 2004, ed. Seuil, 240p.

Articles similaires

Cartes interactives

Voyagez dans l'histoire grâce à des cartes interactives à la sauce Revue Histoire ! Découvrez les sur notre page dédiée.

Coup de cœur de la rédac'

Le livre essentiel pour maîtriser toute la période contemporaine !

En somme un outil de révision idéal, il est composé de cartes, schémas, tableaux statistiques, documents sources et plans de dissertations pour préparer et réussir les concours.

Articles populaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *