L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Les Forçats de la route, Le Petit Parisien

Un des articles les plus célèbres du Petit Parisien est "Forçats de la route" écrit par Albert Londres en 1924.
Tour de France au col d'Aubisque 1er Juillet 1925 - Agence Rol | Domaine public
Tour de France au col d’Aubisque 1er Juillet 1925 – Agence Rol | Domaine public

Le Petit Parisien était un quotidien français fondé en 1876 par Louis Andrieux, qui est rapidement devenu l’un des journaux les plus populaires de France, avec une circulation qui a atteint son apogée au début du XXème siècle.

Conçu à l’origine pour toucher un large public, il incluait de nombreux articles sur des sujets variés tels que la politique, les événements actuels, et des faits divers, présentés dans un format accessible et captivant.

Le célèbre article d’Albert Londres

Un des articles les plus célèbres du Petit Parisien est « Forçats de la route » écrit par Albert Londres en 1924. Cet article est remarquable non seulement pour son style mais aussi pour son impact dans le monde du journalisme. Albert Londres, connu pour ses reportages d’investigation, y dépeint les conditions exténuantes des coureurs du Tour de France, les qualifiant de « forçats » (bagnards) en raison de l’extrême dureté de leur labeur.

Son récit a ouvert la voie à un nouveau genre de journalisme sportif, plus humain et critique, tout en contribuant à des changements dans la perception publique et l’organisation des compétitions cyclistes.

L’article a eu un impact considérable, sensibilisant le public et les organisateurs aux conditions souvent brutales que les coureurs devaient endurer, et est toujours cité comme un exemple classique du journalisme engagé. Londres a utilisé sa plateforme pour influencer positivement le monde du sport, en mettant en lumière les sacrifices et les défis auxquels les athlètes étaient confrontés.

L’article Forçats de la route

Coutances, 27 juin 1924.

Ce matin, nous avions précédé le peloton…
Nous étions à Granville et six heures sonnaient. Des courreurs, soudain, défilèrent. Aussitôt la foule, sûre de son affaire, cria :
– Henri ! Francis !

Henri et Francis n’étaient pas dans le lot. On attendit. Les deux catégories passées, les « ténébreux » passés – les « ténébreux » sont les touristes-routiers, des petits gars courageux, qui ne font pas partie des riches maisons de cycles, ceux qui n’ont pas de « boyaux », mais ont du coeur au ventre -, ni Henri ni Francis ne paraissaient.

La nouvelle parvint : les Pélissier ont abandonné. Nous retournons à la Renault et, sans pitié pour les pneus, remontons sur Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus…

Coutances. Une compagnie de gosses discute le coup.
– Avez-vous vu les Pélissier ?
– Même que je les ai touchés, répond un morveux.
– Tu sais où ils sont ?..
– Au café de la Gare. Tout le monde y est.

Tout le monde y était ! Il faut jouer des coudes pour entrer chez le « bistro ». Cette foule est silencieuse. Elle ne dit rien, mais regarde, bouche béante, vers le fond de la salle. Trois maillots sont installés devant trois bols de chocolat. C’est Henri, Francis, et le troisième n’est autre que le second, je veux dire Ville, arrivé second au Havre et à Cherbourg.
– Un coup de tête ?
– Non, dit Henri. Seulement, on n’est pas des chiens…
– Que s’est-il passé ?
– Question de bottes ou plutôt question de maillots ! Ce matin, à Cherbourg, un commissaire s’approche de moi et, sans rien dire, relève mon maillot. Il s’assurait que je n’avais pas deux maillots. Que diriez-vous, si je soulevais votre veste pour voir si vous avez bien une chemise blanche ? Je n’aime pas ces manières, voilà tout.
– Qu’est-ce que cela pouvait lui faire que vous ayez deux maillots ?
– Je pourrasi en avoir quinze, mais je n’ai pas le droit de partir avec deux et d’arriver avec un.
– Pourquoi ?
– C’est le règlement. Il ne faut pas seulement courir comme des brutes, mais geler ou étouffer. Ça fait également partie du sport, paraît-il. Alors je suis allé trouver Desgrange : « Je n’ai pas le droit de jeter mon mailot sur la route alors ?… Non, vous ne pouvez pas jeter le matériel de la maison… – Il n’est pas à la maison, il est à moi… – Je ne discute pas dans la rue… – Si vous ne discutez pas dans la rue, je vais me recoucher… – On arrangera cela à Brest… – À Brest, ce sera tout arrangé, parce que je passerai la main avant… » Et j’ai passé la main !
– Et votre frère ?
– Mon frère est mon frères, pas, Francis ?

Et ils s’embrassent par-dessus le chocolat.
– Franis roulait déjà, j’ai rejoint le peloton et dit : « Viens, Francis ! On plaque. »
– Et cela tombait comme du beurre frais sur une tartine, dit Francis, car, justement ce matin, j’avais mal au ventre, et je ne me sentais pas nerveux…
– Et vous, Ville ?
– Moi, répondit Ville, qui rit comme un bon bébé, ils m’ont trouvé en détresse sur le route. J’ai « les rotules en os du mort ».

Les Pélissier l’ont pas que des jambes, ils ont une têtre et, dans cette tête, du jugement.
– Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France, dit Henri, c’est un calvaire. Et encore, le chemin de Croix n’avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l’arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez…

De son sac, il sort une fiole :
– Ça, c’est de la cocaïne pour les yeux, ça c’est du chloroforme pour les gencives…
– Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c’est de la pommade pour me chauffer les genoux.
– Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.

Ils sortent trois boîtes chacun.
– Bref ! dit Francis, nous marchons à la « dynamique ».

Henri reprend :
– Vous ne nous avez pas encore vus au bain à l’arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l’oeil dans l’eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. Regardez nos lacets, ils sont en cuir. Eh bien ! Ils ne tiennent pas toujours, ils se rompent, et c’est du cuir tanné, du moins on le suppose… Pensez ce que devient notre peau ! Quand nous descendons de machine, on passe à travers nos chaussettes, à travers notre culotte, plus rien ne nous tient au corps…
– Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette…
– Et les ongles des pieds, dit Henri, j’en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape.
– Mais ils renaissent pour l’année suivante, dit Francis.

Et, de nouveau, les deux frères s’embrassent, toujours par-dessus les chocolats.
– Eh bien ! Tout ça – et vous n’avez rien vu, attendez les Pyrénées, c’est le hard labour ; – tout ça, nous l’encaissons… Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons. On n’est pas des fainéants mais, au nom de Dieu, qu’on ne nous embête pas. Nous acceptions le tourment, nous ne voulons de vexations ! Je m’appelle Pélissier et non Azor !.. J’ai un journal sur le ventre, je suis parti avec, il faut que j’arrive avec. Si je le jette, pénalisation !.. Quand nous crevons de soif, avant de tendre notre bidon à l’eau qui coule, on doit s’assurer que ce n’est pas quelqu’un, à cinquante mètres, qui la pompe. Autrement : pénalisation. Pour boire, il faut pomper soi-même ! Un jour viendra où l’on nous mettra du plomb dans les poches, parce que l’on trouvera que Dieu a fait l’homme trop léger. Si l’on continue sur cette pente, il n’y aura bientôt que des « clochards » et plus d’artistes. Le sport devient fou furieux…
– Oui, dit Ville, fou furieux !

Un gosse s’approcha :
– Qu’est-ce que tu veux, mon petit ? fait Henri.
– Alors, monsieur Pélissier, puisque vous n’en voulez plus, qui va gagner maintenant ?

Le Petit Parisien, 27 juin 1924

Quelques liens et sources utiles

Sandrine Viollet, Le Tour de France cycliste : 1903-2005, L’Harmattan, 2007, p60-61

Mignot, Jean-François. « I. L’histoire du Tour de France, reflet de l’émergence d’une culture de masse », Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. La Découverte, 2014, pp. 7-26. 

Mignot Jean-François, « IV. Le spectacle du Tour de France », dans : Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. Paris, La Découverte, « Repères », 2014, p. 71-100

Chapel, Louise. « La fabrication du Tour de France : un réseau en action. (Enquête) », Terrains & travaux, vol. 12, no. 1, 2007, pp. 96-117. 

Articles similaires

Cartes interactives

Voyagez dans l'histoire grâce à des cartes interactives à la sauce Revue Histoire ! Découvrez les sur notre page dédiée.

Coup de cœur de la rédac'

Le livre essentiel pour maîtriser toute la période contemporaine !

En somme un outil de révision idéal, il est composé de cartes, schémas, tableaux statistiques, documents sources et plans de dissertations pour préparer et réussir les concours.

Articles populaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *