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Marguerite Yourcenar, les femmes et le féminisme

Marguerite Yourcenar portait un regard à la fois traditionnel et émancipateur sur le féminisme et les femmes. Retour sur cette originalité.
Photographie de Marguerite Yourcenar en Finlande, 1954 | Domaine public
Photographie de Marguerite Yourcenar en Finlande, 1954 | Domaine public

Marguerite Yourcenar était facétieuse malgré son sérieux affiché. Dans un entretien elle raconte, le sourire aux lèvres, comment elle s’amusait avec un ami au restaurant à deviner qui « portrait la culotte » entre la femme et l’homme dans les couples environnants. La conclusion est d’autant plus égayante : les femmes régnaient plus souvent sur le foyer qu’on ne pouvait le croire selon elle.

Cette anecdote peut nous pousser à approfondir le regard de la femme, écrivaine et militante écologiste qu’était Marguerite Yourcenar sur les autres femmes ainsi que les conditions de vie et d’émancipation de ces dernières.

Quelle attention pour les femmes ?

La première figure que la toute jeune Marguerite reconnaît, c’est sa mère, mais pour un temps extrêmement faible car elle décède emportée par la maladie. Effectivement, Fernande de Crayencour meurt en couche, quelques jours après. D’où la terrible phrase de Yourcenar « J’avais traversé Fernande ; je m’étais quelques mois nourrie de sa substance. ».

La figure maternelle

Ainsi se brise le lien filial qui unit la mère à son enfant et qui participe à la tenue du foyer et à l’éducation. Néanmoins, on repère dans ses ouvrages une certaine importance accordée à la figure maternelle de façon générale, plus qu’à sa mère personnellement. Évidemment, il y en a, précisément dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’histoire familiale maternelle et où elle dresse son portrait. Mais en élargissant notre analyse, ici aussi la perte de la mère est presque relativisée :

Je m’inscris en faux contre l’assertion, souvent entendue, que la perte prématurée d’une mère est toujours un désastre, ou qu’un enfant privé de la sienne éprouve toute sa vie le sentiment d’un manque et la nostalgie de l’absente.

Souvenirs Pieux, Marguerite Yourcenar

Cette absence de la mère, est observée sous différentes facettes, aussi bien positivement que négativement. Ainsi, dans Le Lait de la Mort, histoire issue des Nouvelles orientales, on ne s’étonne pas de voir la figure de la mère incarnée par une femme cherche à nourrir son fils jusqu’à son épuisement même si elle doit terminer sa vie emmurée.

Un amour exclusif pour les femmes ?

Yourcenar a partagé 40 ans de sa vie avec Grace Frick, son « amie » et traductrice. Néanmoins, cet amour saphique n’est pas exclusif, car Yourcenar fréquentait aussi bien des hommes que des femmes. Ces façons d’aimer à la fois les hommes et les femmes, elle ne veut pas les emprisonner dans des mots usés par les usages divers, elle préfère « l’aventure humaine » que de se placer dans un carcan qu’elle méprise. Elle diagnostique sa propre existence de la sorte :

Elle ne sera guère entravée, comme tant de femmes le sont encore de nos jours, par sa condition de femme, peut-être parce que l’idée ne lui est pas venue qu’elle dût en être entravée.

Archives du Nord, Marguerite Yourcenar
Photographie de Grace Frick de 1925 par Gustave Lorey | Domaine public
Photographie de Grace Frick de 1925 – Gustave Lorey | Domaine public

Plus singulier encore, quand on l’interroge sur l’absence d’une romance entre deux femmes dans ses ouvrages, comme il en existe entre deux hommes, elle affirme ne pas croire :

« qu’un véritable grand amour entre femmes soit très différent d’un grand amour entre hommes, ou entre hommes et femmes, amants ou époux. Il n’y a pas deux façons d’aimer. »

Son horizon demeure l’être humain et aucun individu ne saurait s’y dérober.

La place des femmes dans l’œuvre de Yourcenar

Ce n’est pas faire preuve d’originalité critique que de condamner l’écrivaine pour la place assez restreinte qu’elle accorde aux femmes dans ses ouvrages. On peut néanmoins lui épargner un procès en sexisme. Dans d’autres œuvres, Yourcenar met en avant des personnages féminins, comme dans Feux, ou encore Souvenirs pieux, ou plusieurs portraits de femmes sont mis en avant. Nous avons déjà vu que sa mère, Fernande, était un des personnages principaux de cette fresque. Dans celle-ci, les femmes sont aussi bien observées socialement que physiquement voire au travers de leurs ambitions. Yourcenar parvient savamment à amalgamer les réalités historiques du XIXe siècle à ses sensibilités personnelles à l’égard de ses femmes avec qui elle partage son sang.

Outre cet aspect, ce que l’on a déjà déterminé auparavant, à savoir son goût pour l’espèce humaine, elle le cultive aussi dans ses ouvrages et elle insiste bien sur le fait que l’humanité l’intéresse plus que l’individu et ses spécificités sexuelles. Un extrait d’une lettre à Jacqueline Baylac en est un bon témoin :

Enfin, égalité totale de tous les êtres humains sans distinction de sexe et de couleur. Et pourquoi pas égalité de tous les êtres sans distinction d’espèce ?

Lettre à ses amis et quelques autres, Marguerite Yourcenar

Dans les Nouvelles orientales, cette indistinction sexuelle est manifeste à la lumière de certains personnages. Dans Comment Wang-Fô fut sauvé par exemple, Ling, le disciple du peintre Wang-Fô, observe sa compagne et voit en elle « un miroir qui ne se ternirait pas », de quoi se questionner sur la place qu’il occupe vraiment. D’autres passages signifient cette hésitation, comme lorsque l’on apprend que Wang-Fô souhaite peindre une princesse et que « aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme. ».

En d’autres termes, le personnage de Ling est assez ambigu, aussi bien dans son comportement que dans son attitude envers son maître pour lequel il joue un rôle domestique, traditionnellement féminin dans ces sociétés. Ce trouble dans son identité est précisément un point crucial pour Yourcenar.

Un scepticisme face au féminisme contemporain

Le féminisme de Marguerite Yourcenar est assez simple à concevoir, à savoir une égalité totale à mérite égal entre les femmes et les hommes. Mais au-delà de cette conception basique, il faut comprendre ce qu’elle dénonce dans le féminisme existant. Ce qui compte avant tout, et qui l’empêche d’adhérer à bras-le-corps aux mouvements féministes, c’est son aspiration à l’égalité totale, seule boussole à ses yeux :

Un féminisme trop agressif ?

Je suis contre le particularisme de pays, de religion, d’espèce. Ne comptez pas sur moi pour faire du particularisme de sexe. Je crois qu’une bonne femme vaut un homme bon ; qu’une femme intelligente vaut un homme intelligent. C’est une vérité simple.

Les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar

Peut-on alors considérer que Yourcenar voit d’un bon œil ceux qui ne jurent que par la parité ? D’une certaine manière, oui, car cela contribue à l’égalité, mais pour quoi au fond ? En quoi les femmes seraient-elles plus capables que les hommes pour améliorer une situation ? Ce qui importe ce sont les « méthodes d’action ».

Elle considère que ces mouvements qui consistent à améliorer le sort des femmes tendent parfois à se radicaliser et à devenir des moyens de justifier une certaine haine à l’égard des hommes. Ériger les femmes comme supérieures, cela n’a pas de sens pour celle qui constate qu’il y a suffisamment eu de « ghettos », et qu’il n’est pas nécessaire d’en fonder d’autres en faisant des hommes et des femmes deux communautés hermétiques.

L’imitation de l’homme comme contre-sens

Un autre point heurte l’écrivaine, à savoir les aspirations assez masculines des féministes d’alors. Marguerite Yourcenar ne voit aucun épanouissement dans le mode de vie masculin du travail, à savoir quitter son foyer pour aller travailler quelque part, comme un être aliéné. Elle reproche aux féministes de convoiter les situations « du bureaucrate qui part chaque matin, une serviette sous le bras, ou de l’ouvrier qui pointe dans une usine » et de les ériger comme des exemples alors qu’ils ne sont que des symptômes de sociétés bureaucratiques et technocratiques. Elle s’inquiète de cette imitation recherchée qui ne mène à aucun épanouissement concret et qui est simplement basée sur une copie irréfléchie de l’état de l’homme. Elle imagine d’autres choses pour les femmes :

Tout gain obtenu par la femme dans la cause des droits civiques, de l’urbanisme, de l’environnement, de la protection de l’animal, de l’enfant, et des minorités humaines, toute victoire contre la guerre, contre la monstrueuse exploitation de la science en faveur de l’avidité et de la violence, est celle de la femme, sinon du féminisme, et ce sera celle du féminisme par surcroît. Je crois même la femme peut-être plus à même de se charger de ce rôle que l’homme, à cause de son contact journalier avec les réalités de la vie, que l’homme ignore souvent plus qu’elle.

Les Yeux ouverts, Yourcenar

Les dangers de la mode

Un autre point peut être intéressant à comprendre c’est le fait que les femmes soient soumises, à ses yeux, à la mode, à l’aspect commercial, en bref, elles deviennent des « femmes objets », à l’instar des femmes sur le magasin Playboy.

Elle voit d’un très mauvais œil ce désir d’émancipation d’un côté qui est entretenu par une recherche permanente de la beauté artificielle.

Cette critique est à relier à une autre, sur l’écologie car qui dit utilisation de cosmétiques, dit expérimentation sur des cobayes, à savoir des animaux.

Marguerite Yourcenar recevant le prix Érasme pour sa participation à la diffusion de la culture européenne, le 27 octobre 1983 | Domaine public
Marguerite Yourcenar recevant le prix Érasme pour sa participation à la diffusion de la culture européenne, le 27 octobre 1983 | Domaine public

Ainsi, elle ironise sur ces magazines d’époque ou un brûlot en faveur de l’indépendance des femmes est publié sur une page et ou la page suivante est dédiée aux « photographies de jolies filles, ou plutôt de filles qui seraient jolies si elles n’incarnaient trop évidemment des modèles publicitaires ».

Et l’avortement ?

Prenons ici un sujet qui demeure toujours présent au regard de l’actualité. À l’époque, avec la légalisation de l’avortement en 1975, la position de Marguerite Yourcenar est assez claire si l’on considère son témoignage. Elle est en accord avec l’avortement et en conséquence, dans ses nombreux engagements associatifs pour lutter contre le racisme, pour l’écologie, elle appartient à des associations de défense de l’avortement par exemple.

Ce qui l’inquiète plus dans l’avortement, c’est le fait de désacraliser la gravité de l’acte. La spécificité de l’avortement, au-delà d’être un moyen d’émanciper la femme, c’est sa gravité, qui risque d’être banalisée s’il devient purement de confort. Ainsi, malgré sa conformité avec l’avortement, elle considère qu’il faut rester prudent et veut que les femmes se rendent pleinement compte de la gravite de l’acte.

Marguerite Yourcenar : première femme à l’Académie française

En plus d’être une des grandes femmes de lettres de son siècle, elle est couronnée en devenant la première femme à accéder à l’Académie française. Cette nomination étonne déjà par sa position envers les honneurs : elle n’appréciait pas tellement ces derniers, bien qu’elle ait été élue à l’Académie royale de Belgique en 1970.

L’Académie française ou l’absence féminine

Ensuite, par l’opposition que les Académiciens alimentaient depuis longtemps à l’égard de l’entrée des femmes sous la coupole : Marguerite Yourcenar n’est pas la première femme que l’on propose.

Nous sommes sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing, qui met en avant une droite plus libérale, et plus favorable aux femmes, en témoigne son gouvernement par exemple. Au sein même de l’Académie, certaines voix envisagent l’élection de femmes, comme Roger Caillois ou Jean d’Ormesson, tous deux académiciens et favorables à l’entrée de Yourcenar. C’est avec la mort de Caillois, en 1978, que d’Ormesson, avec l’accord de la concernée, met en route la procédure d’admission. Celui-ci, accompagné d’autres, fait campagne pour elle au sein de l’Académie et à l’extérieur, par les journaux par exemple.

Un profil classique pour l’Académie

En vérité, ce qui était intéressant avec l’écriture de Yourcenar, c’est d’abord sa façon d’écrire assez classique, voire masculine, que cela soit lors de son premier roman comme des derniers. Ainsi, au sujet de l’envoi du manuscrit de Alexis ou le traité du vain combat à l’éditeur René Hilsum, sous le pseudonyme Marg Yourcenar, il écrit ceci :

Un pseudonyme à coup sûr. Mais qui se cachait derrière ? Un homme ou une femme ? Nous penchions pour un homme car on n’échappe pas au stéréotype des « romans de femme » ou de « l’écriture féminine » et Alexis ne relevait ni de l’un ni de l’autre.

Marguerite Yourcenar : l’invention d’une vie, Josyane Savigneau
Photographie de Roger Caillois en 1962 | Domaine public
Photographie de Roger Caillois en 1962 | Domaine public

Ce qui est pertinent aussi pour un premier profil féminin, c’est qu’elle assez « polie » dans le sens où son profil est assez classique stylistiquement, elle n’est pas trop impliquée dans les mouvements féministes. Bien qu’elle possède un avis sur la question elle n’en fait un point central de sa personnalité, ce qui fait dire à l’académicien Jean Guéhenno « Mais messieurs c’est une femme mâle » ou à un autre, Félicien Marceau, que « le féminisme était aboli par l’œuvre » en cela qu’elle a fait son succès par son talent littéraire uniquement et sans recourir au fait qu’elle soit une femme.

Quoi qu’il en soit, c’est cette façon classique d’écrire qui lui permet d’attirer l’attention des réticents, bien que cela ne soit toujours pas suffisant pour certains. Ainsi Pierre Gaxotte et André Chamson, respectivement figure de la droite et de la gauche, arrivent à s’entendre sur leur opposition à l’arrivée de Marguerite Yourcenar. D’autres critiques émergent et sont plus acerbes encore, comme Jean Guitton, qui considère qu’en tant que femme elle « a autre chose à faire que de siéger parmi quarante hommes ». Autre témoignage aussi de Claude Lévi-Strauss rapporté par Alain Decaux :

Quand celles-ci changeaient quelque chose de fondamental à leur organisation, elles disparaissaient. Selon lui, il en allait de même pour l’Académie française, nous étions une tribu et nous étions menacés de disparaître en accueillant une femme parmi nous.

Lévi-Strauss, Emmanuelle Loyer

La première immortelle

Après plusieurs tentatives pour annuler son élection – comme la perte de sa nationalité française par exemple lorsqu’elle a adopté la nationalité américaine qui a été invoquée mais rapidement résolue par le pouvoir en place – un accord est trouvé. Le 6 mars 1980, Marguerite Yourcenar devient à 77 ans la première femme à intégrer l’Académie française. D’ailleurs, elle n’hésite pas, dans son discours, à faire une allusion à cette absence séculaire :

Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres.

Discours de réception de Marguerite Yourcenar

En bref, le discours de Yourcenar sur le féminisme et les femmes peut paraître assez brut quand on vient le comparer à d’autres de son époque, mais il est le fruit d’une réflexion et d’une longue vie.

Pourtant, cela n’a pas empêché plusieurs mouvements de se réclamer de la première femme à l’Académie française, et de l’ériger comme un modèle – quand bien même ils ignoraient le fond de sa pensée. Pour comprendre Marguerite Yourcenar, il faut essayer de se mettre à sa hauteur et comprendre comment elle fait de sa liberté d’être et de penser le point culminant de son existence et de sa pensée. C’est ainsi qu’elle se refuse à voir la femme face à l’homme ou la femme et l’homme ensemble ou n’importe quel autre modèle. Elle préfère y voir des êtres humains peints de quelques réalités biologiques et sociales assez secondaires.

Quelques liens et sources utiles

SAVIGNEAU Josyane, Marguerite Yourcenar : l’invention d’une vie, Paris, Gallimard, coll. « Biographies », 1993.

YOURCENAR Marguerite, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1982.

YOURCENAR Marguerite, Les Yeux ouverts, Paris, Le Septentrion, 1981.

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