Le mercredi 14 septembre 2022, le pape François – alors en visite au Kazakhstan – déclarait « Que le sacré ne [devait pas être] l’accessoire du pouvoir et que le pouvoir ne [devait pas être] l’accessoire du sacré ».
Sous fond du conflit ukrainien, c’est le patriarche russe Kirill qui est visé par ces propos, ce dernier étant très proche de Vladimir Poutine et du pouvoir. Cela illustre bien le lien très étroit entre État et orthodoxie de nos jours, lien qui est dans les faits bien plus ancien en Russie.
La puissance de l’orthodoxie en Russie
L’orthodoxie est la religion dominante de la Russie. Cette dernière s’est convertie à la religion orthodoxe après le baptême du grand-prince de Kiev, Vladimir, en 988.
Comme tous les orthodoxes, les Russes s’opposent aux « Latins » (catholiques), notamment sur les points suivants : ils refusent de reconnaître au pape une primauté autre qu’honorifique, ils refusent la doctrine selon laquelle l’Esprit procède du Père et du Fils (filioque), ils condamnent le célibat des prêtres, ils rejettent l’usage du pain azyme (non levé) pour l’eucharistie et divergent sur les périodes et le régime du jeûne.
Séparation de l’Église de Rome
Et c’est sur la base de ces différences idéologiques que l’Occident et l’Orient chrétien se séparent peu à peu, avec d’un côté l’Église de Rome (Empire romain) et de l’autre l’Église de Byzance (Empire Byzantin).
Cette période de schisme entre l’Orient et l’Occident atteint son apogée quand Rome mena une croisade qui mit à sac Constantinople. Mais cela n’empêche pas Byzance d’accomplir une œuvre missionnaire immense car elle a converti les peuples de toute l’Europe Orientale, du Caucase jusqu’aux montagnes des Carpates en remontant jusqu’au cercle polaire. En somme, la Russie.
La naissance de l’État Russe
Parallèlement au développement de l’orthodoxie, l’État Russe, disons, moderne est en train de naître. C’est à partir d’Ivan III que cet État russe se forme sous le nom de Moscovie à la fin du XVe siècle. Mais il faut attendre 1547 et le couronnement d’Ivan IV le Terrible comme premier tsar pour rentrer dans la période impériale et la constitution d’un empire.
S’en suivent quatre siècles de développement de l’État renforcé par des femmes et des hommes forts à la tête d’un véritable empire. Effectivement, c’est sous cette dernière forme que la Russie existe depuis Ivan IV : que ce soit sous les tsars, sous les Soviétiques ou même encore aujourd’hui sous Poutine, la Russie demeure depuis toujours un empire avec un petit « e ». C’est seulement sous cet œil que l’on peut considérer cette aire géographique et que l’on peut appréhender la notion d’État.
C’est ensuite au sein de cet empire que se succèdent différentes formes de pouvoir : la Russie du régime impérial et tsariste pendant quatre siècles, le régime communiste et soviétique jusqu’en 1991 et la fin de l’URSS, et enfin la Fédération de Russie, république fédérale placée sous le signe de la démocratie (officiellement du moins). Cet État se construit sur plusieurs points essentiels dont la conquête mais aussi la religion principalement orthodoxe à l’instar de n’importe quel État moderne.
On le voit alors, un lien extrêmement fort et bilatéral s’est établit entre l’orthodoxie et l’État en Russie au fil des siècles, durant toutes les grandes périodes historiques de cette nation. Chacun se nourrit de l’autre pour se développer, et cela est aujourd’hui très marqué.
La prise de conscience d’une Église nationale au XXème siècle
La fin des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale sont pour l’Église orthodoxe une période de regain de liberté. En effet, la trahison du IIIème Reich vis-à-vis du pacte Molotov-Ribbentrop avec Staline, oblige l’État communiste à unir son peuple sous une seule et même bannière pour se battre, marquant l’abandon progressif de la politique répressive envers la religion.
Ainsi, il demande à l’Église de faire appel aux orthodoxes du pays et de faire preuve de patriotisme pour défendre la Nation face au “barbare nazi” – cela n’est pas sans rappeler la guerre actuelle en Ukraine. À partir de septembre 1943 – après une rencontre entre Staline et le métropolite Serge – l’Église orthodoxe peut de nouveau réélire un patriarche et peu à peu retrouver des libertés : réouverture d’églises et d’établissement d’enseignement ecclésiastique, publication de littérature religieuse, etc.
En échange, elle stoppe toute propagande contre les anti-religieux et les Sans-Dieu et promet un dévouement total au régime. L’Église retrouve donc un rôle purement religieux mais ne retrouve pas son rôle social et éducatif de l’époque tsariste. Si Staline a tendu la main vers l’Église orthodoxe, c’était aussi pour lutter contre la politique allemande qui souhaitait attirer le clergé orthodoxe à ses côtés en inaugurant des églises sur les territoires occupés afin de gagner le cœur des fidèles.
Les Alliés quant à eux pressaient Staline d’accorder à ses citoyens plus de libertés religieuses. Le président états-unien Franklin D. Roosevelt avait émis cette demande en 1941, tout en menaçant d’annuler l’aide économique et militaire en pleine guerre mondiale si cela n’était pas respecté – une façon pour les Occidentaux de lutter contre l’expansion du communisme profondément anti-religion.
Avec cette main tendue, l’Église orthodoxe russe prend de l’ampleur et étend son influence partout sur les terres soviétiques. Malgré de nouvelles répressions – cette fois-ci plutôt économique que physique – menée par le président Khrouchtchev dans les années 1950-1960, les dirigeants qui lui succédèrent comprirent que pour bien gouverner, il fallait avoir le clergé orthodoxe de son côté afin de s’assurer une image proche du peuple.
Aujourd’hui nous le voyons bien en Russie où Vladimir Poutine est très proche de l’Église orthodoxe pour bénéficier de multiples avantages grâce au levier d’influence que le clergé met à sa disposition.
L’État russe et l’Église orthodoxe
En 1997, une loi fédérale portant sur « la liberté de conscience et les associations religieuses » entre en vigueur. Elle reconnaît la liberté de conscience et de religion pour tous les citoyens et résidents de la Fédération de Russie, et elle réaffirme la séparation de l’Église et de l’État en précisant qu’aucune religion ne peut se prévaloir d’un statut d’Église d’État. Pourtant, dans les faits, la chose est autre.
Dès le début de la campagne présidentielle de Vladimir Poutine en 2000, les orthodoxes ont mis à son service leurs réflexions, leurs recherches et leurs symboles susceptibles de mobiliser la population. Au moment de la transmission du pouvoir entre Eltsine et Poutine en 1999, le Patriarche Alexis II fut le seul représentant religieux invité. Il bénit le Dauphin à cette occasion et l’assura de son soutien.
Le métropolite Kirill – alors numéro deux de l’orthodoxie russe – s’était personnellement engagé, collaborant avec Guerman Gref, qui dirigeait la campagne de Poutine. Un scénario semblable se répéta lors de l’élection présidentielle de mars 2004.
On le voit alors, le pouvoir russe et l’Église sont intrinsèquement liés. Plus encore, l’Église orthodoxe propose aux acteurs politiques une offre idéologique non négligeable. Le Patriarche joue un rôle symbolique, tandis que le métropolite Kirill et les autres membres de la hiérarchie participent plus directement à la vie politique : opposés aux idées libérales, voire à la démocratie, ils se réclament des valeurs « traditionnelles », de l’orthodoxie et des anciennes formes de la vie sociale et économique.
Il faut consolider les bases spirituelles de la société, en faisant appel aux traditions russes. L’économie et l’ordre ne sont pas suffisants pour développer un État de droit. Les raisons de la crise démographique ne sont pas économiques mais morales.
Selon Poltavchenko, proche du président Poutine,
On mesure ici le rôle qu’entend jouer l’Église orthodoxe dans la nouvelle Russie où, encouragée par le pouvoir, elle souhaite exercer une influence idéologique de premier plan.
Dès 2000, un chapitre intitulé « L’Église et la Nation » apparaît en deuxième position dans les « Fondements de la conception sociale de l’Église orthodoxe ». Kyrill y affirme que « la Russie est un pays orthodoxe sur le territoire duquel vivent des minorités nationales et religieuses » mais elle doit en même temps être considérée comme la « communauté unique de la foi orthodoxe ». S’appuyant sur une vision huntingtonienne d’un monde multipolaire partagé entre diverses civilisations distinguées par leurs héritages religieux respectifs, les responsables orthodoxes considèrent que la Russie doit – au nom de sa tradition religieuse – se dresser contre la société occidentale libérale et sécularisée.
Ce discours est semblable à celui des instances politiques, Poutine en chef de file. Comme les civilisations autres qu’occidentale, la Russie a vocation à se libérer de l’influence de l’Occident, au nom de la défense de son identité culturelle, portée par l’héritage de l’orthodoxie. Sans rejeter frontalement la notion de « droits de l’homme », l’Église orthodoxe tente de les réinterpréter dans un sens traditionnel, ce qu’exprime la « Déclaration sur les droits et l’honneur de l’homme » formulée lors du concile réuni en avril 2006.
Sans se rallier à un ethno-nationalisme qui serait contradictoire avec le message universaliste du christianisme, l’Église orthodoxe trouve son compte dans le « nationalisme culturel » qui valorise l’identité religieuse propre à l’orthodoxie et ignore les religiosités individuelles.
Les dirigeants politiques ne manquent pas une occasion de manifester leur sympathie à l’orthodoxie et l’on a ainsi vu Vladimir Poutine déclarer – en septembre 2005 au mont Athos – que la Russie est une « puissance orthodoxe ». Les dirigeants du Kremlin comptent utiliser à leur profit le facteur religieux et disposent pour cela d’une monnaie d’échange : la restitution au clergé des biens qui lui ont été confisqués lors de la révolution de 1917.
Dans le projet poutinien, la restauration du pays passe par le retour d’un certain ordre moral, que peut garantir l’Église. Mais si 72 % des Russes se déclarent orthodoxes, seuls 4 % sont des pratiquants réguliers. Selon Kathy Rousselet, chercheuse au CERI, I’Église est vue comme « un vecteur de moralisation de la société et un véhicule du patriotisme, ce qu’elle a toujours été ».
Dès 1997, un texte consacré à la sécurité nationale insiste sur le rôle de l’orthodoxie dans les valeurs spirituelles de la Russie. Dans son programme de reconstruction du pays, Vladimir Poutine a ensuite confirmé à l’Église orthodoxe cette mission, et les relations avec le clergé se sont encore améliorées sous la présidence de Dimitri Medvedev, au moment où Kyrill succédait à Alexis II au Patriarcat.
La rétrocession des édifices confisqués jadis s’accélère (couvent de Novodievitchi de Moscou) ce qui ne peut que confirmer les bonnes relations entre le pouvoir politique et un clergé orthodoxe qui doit prendre sa part dans l’œuvre de reconstruction nationale entreprise après la séquence soviétique et le chaos des années 1990.
Orthodoxie, mondialisation et État russe
À la suite de la chute de l’URSS, le lien entre Église et État se renforce afin de lutter contre les migrations majeures des populations quittant voire même fuyant l’ex-URSS en quête de plus de liberté. Ainsi, les migrations sont aussi d’ordre religieux, car l’orthodoxie ayant été mise de côté pendant de nombreuses années, d’autres religions sont arrivées.
Sachant que depuis 1993 « L’État est laïque », il n’y a donc pas de religion d’État officiel. Donc, à la naissance de la nouvelle Russie, la reconstruction des milliers d’églises, mosquées et temples bouddhistes, qui avaient été détruits pendant la politique anti-religieuse sous l’ère soviétique, est lancée. Ce qui amène l’orthodoxie à retrouver son influence et son importance perdu depuis des dizaines d’années et ce qui fait aussi de l’islam la deuxième religion en Russie.
Cependant, la religion à la chute de l’URSS n’est plus vue comme elle l’était durant la période tsarine. Elle est une source d’économie et de politique majeure pour l’État Russe, c’est-à-dire que malgré cette image libératrice qui nous est montrée par le clergé, ce dernier alimente et influence la politique de son pays et agit de plus en plus par intérêt politique et économique (exemple récent l’intervention dans la politique de guerre de Vladimir Poutine).
Avec la mondialisation, l’orthodoxie en profite pour diffuser ses valeurs conservatrices en Europe. Sur la scène politique, l’extrême droite russe s’est rapprochée de tous les partis similaires afin de développer des relations et des financements.
D’un autre côté, le patriarcat de Moscou se lance à la conquête de l’Europe en se représentant dans les forums des religions mondiales ou ceux de confessions chrétiennes afin de faire entendre la voix de la Russie. Le but est de rallier les Russes issus de la diaspora qui a eu lieu à la fin de l’URSS et des mouvements partageant les mêmes valeurs (exemple à la fin des années 2007, l’Église russe cultive des liens avec la droite évangélique américaine).
Vladimir Poutine, lors de son troisième mandat, a bien compris les enjeux que l’influence de l’orthodoxie pouvait lui rapporter et faire entendre la voix de le Russie sur une nouvelle scène. Ainsi, Vladimir est déterminé à faire de la Russie une marque idéologique dans le monde et à répandre son influence. Le but recherché par Poutine est de trouver des soutiens afin de soutenir la Russie sur ses prochains engagements et éviter la détérioration de son image qu’elle a subi lors de la première crise ukrainienne.
Ainsi grâce à plusieurs entrevues avec des partis populistes d’Europe occidentale, le parti présidentiel a développé des accords de coopération, sur des fonds idéologiques, avec la Ligue du Nord en Italie et le parti de la Liberté en Autriche. L’orthodoxie et son idéologie surfent sur la transformation radicale de la droite européenne pour y développer ses relations.
Quelques liens et sources utiles
Agnieszka Moniak-Azzopardi, La Russie orthodoxe – Identité nationale dans la Russie post-communiste, L’Harmattan, 2009
Kathy Rousselet, La Sainte Russie contre l’Occident, Salvator, 2022