Dans son ouvrage consacré à l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène publié en 1993, l’historien Paul Magdalino rappelle que « Tout comme l’Empire Romain, l’empire byzantin était défini par sa capitale ». Que faut-il entendre par cette formule ?
Constantinople n’est pas une ville ordinaire. Fondée par l’empereur Constantin Ier au IVe siècle, elle devient dès sa création, un enjeu de pouvoir et la capitale des premiers empereurs romains chrétiens. Carrefour entre l’Asie et l’Europe, la ville est fondée sur les vestiges de Byzance, ancienne cité grecque.
Elle devient à partir du IVe siècle la capitale de ce que l’on nomme l’Empire byzantin. Ce terme, utilisé au XVIe siècle par l’historien Jérôme Wolf vient ainsi désigner la partie orientale survivante de l’Empire romain, scindé en deux à partir du IVe siècle. La chute de sa partie orientale par la prise de Rome en 476 par des troupes barbares fait de la partie orientale la seule héritière de cet Empire romain.
Un territoire stratégique en Méditerranée
Située sur les rives du Bosphore, Constantinople s’assure d’une position stratégique dans le commerce maritime notamment. La ville finit de s’implanter par l’édification d’un réseau de murailles à partir du IVe siècle, la rendant quasi-impénétrable.
Au fil des siècles, la cité apparaît comme extrêmement puissante d’un point de vue à la fois militaire, politique et religieux. Elle reste toutefois menacée par des incursions guerrières étrangères et des querelles théologiques internes. À partir du VIIe siècle, l’apparition de l’Islam s’accompagne de nombreuses guerres de conquête. Les troupes musulmanes sont aux portes de la ville en 674 et 717 mais cette dernière ne tombe pas. L’Empire byzantin est un territoire qui, jusqu’au XIe siècle, s’étend ou se contracte. Les croisades font ensuite entrer les conflits guerriers dans une dimension nouvelle.
Peu de temps après son accession au trône en 1081, l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène lance un appel à l’aide à l’Occident, et plus particulièrement au pape, face à la menace que représentent les Turcs Seldjoukides. Le souverain pontife, Urbain II, lance un appel à la croisade et accède ainsi à la requête d’Alexis Ier lors du Concile de Clermont en 1095. L’appel à l’aide de l’empereur se conjugue rapidement à un projet occidental, celui de la libération de la ville sainte, Jérusalem.
À partir du XIe siècle, Constantinople devient ainsi un lieu de passage privilégié pour les nombreux croisés qui, partis d’Occident, rêvent à la délivrance de Jérusalem, alors tombée aux mains des musulmans depuis plusieurs siècles.
Ville à la fois fantasmée et redoutée, Constantinople devient par conséquent le théâtre d’une rencontre prolongée entre les habitants de l’Empire et cet “Autre” venu d’ailleurs. Comment est ainsi perçue cette capitale impériale d’un point de vue étranger et notamment occidental ?
Constantinople, la Nouvelle Rome en Méditerranée
Cette formule permet de rendre compte de l’importance de la fondation de la ville et de sa portée idéologique et politique : Le qualificatif “nouvelle Rome” peut être entendu comme le passage de la primauté politique et idéologique et religieuse de la ville de Rome, alors capitale de l’empire, à celle de Constantinople.
Néanmoins, ce transfert est le résultat d’un long processus. Il est ici important de le présenter pour mieux comprendre la vision de la ville impériale par les étrangers au sein de notre cadre chronologique.
Un progressif rapport de force
La création de Constantinople, entre les années 324 et 336, doit en effet être comprise dans un premier temps comme un élément d’un vaste programme de rénovation romaine. Constantin, soucieux de protéger les territoires de l’Empire romain à l’est, menacés par les attaques barbares, décide de l’édification d’une nouvelle capitale, correspondant davantage aux réalités de l’étendue géographique de l’empire.
Progressivement, cette dernière accueille le pouvoir juridictionnel de Rome, en héritant de ses institutions. Elle connaît en parallèle un accroissement urbain et démographique.
L’empereur décide de s’y établir et la ville gagne en importance. Toutefois, le statut particulier de celle-ci pose peu à peu une question centrale : Constantinople est-elle la première cité de l’Empire romain ou n’a-t-elle que le statut de seconde capitale ?
Les événements de la fin du IVe et du Ve siècle viennent rapidement clore le débat. En effet, le concile de Constantinople en 381, celui de Chalcédoine en 451 et le contexte des invasions barbares suivi de la chute de l’Empire romain en 476 hissent la ville de Constantinople au statut de “reine de toutes les cités”. Phare du christianisme, la nouvelle capitale impériale de l’empire romain survivant sur sa partie orientale revêt un caractère sacré qui conditionne sa renommée.
C’est en effet le caractère sacré de la ville qui lui donne l’importance capitale que celle-ci représente au sein de l’idéologie byzantine dans les siècles qui suivent. L’empire se veut être créé par des chrétiens et pour des chrétiens. La cité semble ainsi incarner une forme d’équilibre entre une unité religieuse et territoriale au sein d’un empire se voulant universel.
En bref, le rapport de force entre Constantinople et Rome naît ainsi de l’ambiguïté de la fondation de la nouvelle capitale impériale. Ce rapport n’est pas rompu entre les deux cités après le Ve siècle car Rome détient toujours une forme de primauté apostolique.
Au milieu du XIe siècle, les différentes querelles théologiques et dogmatiques entre Rome et Constantinople, accumulées depuis plusieurs siècles, entraînent la rupture entre l’Église d’Occident, catholique et celle d’Orient, orthodoxe. Toutefois, cette scission ne signifie pas la fin du dialogue entre les deux parties. Lorsque Urbain II accède à la demande d’Alexis Ier, il agit au nom d’une fraternité religieuse chrétienne.
Le rôle de Constantinople dans la manifestion du pouvoir politique
Au moment des premières croisades, la dynastie Comnène, alors détentrice du pouvoir impérial, est confrontée à l’arrivée massive des croisés. Si la première croisade se compose essentiellement de barons, seigneurs et pèlerins, un changement s’opère à partir de la seconde.
Désormais, les souverains occidentaux eux-mêmes se joignent à la marche et dirigent leurs armées. Les Byzantins sont du reste méfiants vis-à-vis de ces armées colossales, eux qui ne s’attendaient à accueillir que quelques contingents militaires. La nature de ces déplacements les contraint ainsi à user de leur diplomatie. La capitale impériale constitue ainsi le théâtre de cette rencontre.
L’accueil des souverains étrangers
En se concentrant sur les sources byzantines disponibles, il est possible de relever quelques exemples témoignant d’une stratégie impériale propre à l’Empire quant à l’utilisation de sa capitale. La réception des souverains occidentaux comme orientaux, répond à un protocole qui semble être établi, permettant de magnifier le pouvoir impérial et plus largement l’Empire par le biais de sa capitale.
Lorsque Louis VII arrive à Constantinople en 1147 au moment de la deuxième croisade, il est accueilli par le basileus qui se charge de le conduire personnellement dans les rues de la capitale. Constantinople suscite aussi l’admiration de l’empereur germanique Conrad III, participant lui aussi à la nouvelle croisade et arrivé quelques mois plus tôt que le roi de France. Jean Kinnamos, chroniqueur byzantin, mentionne notamment sa visite du tour d’enceinte de la ville :
« Il remarqua donc la hauteur considérable à laquelle s’élèvent les remparts, et les fossés très profonds qui courent au pied des murailles et s’en émerveilla »
Jean Kinnamos, Chronique, trad. Jacqueline Rosenblum, Paris, Les Belles Lettres, 1972, Livre II, p. 60
Du reste, à son retour dans la capitale en 1147 après la défaite de Dorylée, Conrad III bénéficie de nombreux divertissements. Jean Kinnamos met notamment en lumière l’utilité des courses de chevaux se déroulant au sein de l’hippodrome.
Le sens politique de cet édifice est déjà affirmé sous Constantin. En effet, il devient le lieu où circule le 11 mai 330 la statue de bois représentant l’empereur tenant dans sa main droite une victoire ailée. L’hippodrome fait ainsi partie du discours idéologique du pouvoir en ce sens qu’il est le lieu où le peuple manifeste son approbation ou son mécontentement face à la politique impériale. La part politique prise par cet espace tend toutefois à diminuer au cours des siècles.
Cependant, les empereurs dont Manuel Ier s’en servent au regard des sources comme un lieu utile et stratégique dans la diffusion de la culture byzantine face aux étrangers. Lorsque le sultan Kilidj Arslan se rend à Constantinople en 1161, l’empereur lui donne à voir de nombreux jeux au sein de l’hippodrome qui ne sont pas sans rappeler ceux visibles à Rome quelques siècles auparavant.
La naissance d’une mythologie urbaine
Nous devons cette expression à Alain Ducellier qui, dans son article « Une mythologie urbaine : Constantinople vue d’Occident au Moyen Âge » paru en 1984, choisit de développer l’idée d’une Constantinople quasi personnifiée sous le regard des étrangers. Comprenons ici, des étrangers principalement occidentaux.
L’imaginaire occidental
Les historiens s’accordent sur l’existence d’une capitale impériale qui au fil des siècles fascine sans doute autant qu’elle n’indigne les chroniqueurs. D’un point de vue chronologique, la période du VIe siècle au XIe siècle coïncide avec une vision occidentale relativement neutre sinon positive vis-à-vis de la capitale.
Constantinople, sans doute du fait de son éloignement géographique, est considérée comme une cité véritablement mystérieuse. La rareté des témoignages de ceux qui ont l’opportunité de voir la ville est une des raisons de ce phénomène. Ce dernier, conjugué à la vision de ceux qui ne peuvent qu’imaginer la cité impériale, tant les difficultés pour s’y rendre sont nombreuses, contribuent à édifier ce portrait mythique. Même les croisés, pourtant aux portes de la ville, ne franchissent que rarement ses murailles et sont tenus de camper à l’extérieur.
Le XIIe siècle est particulièrement intéressant pour mesurer le prestige de la capitale et voir quelle vision en ont les étrangers qui la visitent, puisqu’il est associé au phénomène de la croisade. On aurait pu croire que le déplacement de populations au travers de l’Empire ait eu des conséquences négatives sur l’image de Constantinople.
Les témoins étrangers, notamment dans leur confrontation avec le pouvoir impérial, auraient pu associer sans objectivité dans leurs écrits leur vision critique du pouvoir et celle de la capitale. Il est intéressant de remarquer que ce phénomène ne se produit pas totalement. L’Empire byzantin reste un empire chrétien et c’est principalement cette donnée qui permet à la capitale de ne pas trop souffrir des critiques des chroniqueurs.
En effet, le prestige de Constantinople est aussi alimenté par la présence de nombreuses reliques. Leur utilité religieuse et publique au cours du Moyen Âge a été plusieurs fois démontrée. La concentration d’une multitude de reliques à un endroit précis conjuguée à leur dimension eschatologique renforcée après l’an mil en Occident ont eu une incidence lors de la visite des pèlerins ou des croisés en Orient.
La renommée de Constantinople est également alimentée par une production littéraire grandissante. Des légendes autour de sa fondation émergent au XIIe siècle. À titre d’exemple, Le Pèlerinage de Charlemagne, chanson de geste dont la date de création fait encore débat, donne à voir une cité impériale prospère et idyllique. Dans cette chanson de geste, tout porte à croire à l’existence d’une capitale féerique abondante de richesses et surpassant les autres cités par la splendeur de ses bâtiments. Elle est le témoignage de cet imaginaire occidental tourné vers l’Orient.
Une critique morale de la capitale impériale
Toutefois, malgré ce relatif consensus chez les chroniqueurs, il existe une dissociation entre la vision qu’ont les occidentaux de la ville elle-même et celle de ses habitants. Un sentiment anti-grec existe bel et bien, alimenté par les richesses abondantes de la ville qui, aux yeux des Occidentaux, devient une cité tentatrice. Les différences culturelles entre les Byzantins et les Occidentaux en sont la cause principale. Les chroniqueurs occidentaux tels que Odon de Deuil dressent au travers du portrait de la capitale une critique morale assumée qui fait écho à une tendance littéraire plus large.
Scène parfaite pour rendre visible la politique impériale, Constantinople devient en somme pour les empereurs la vitrine de l’Empire et, pour les Occidentaux, celle d’une civilisation à la fois enviable et critiquable.
La diplomatie byzantine, reposant sur l’utilisation de la capitale impériale comme nous l’avons évoquée, alimente de plus les critiques occidentales. Les processions dans la ville lors de l’accueil d’un souverain étranger sont systématiquement marquées par le rôle prépondérant joué par l’empereur, en tête du cortège. Les trônes sont de tailles différentes, celui du basileus étant toujours plus élevé. La cité impériale est ainsi le lieu des incompréhensions, humiliations ressenties et malentendus diplomatiques et culturels.
Une lente agonie de Constantinople ?
La critique de Constantinople diffusée par les chroniqueurs occidentaux atteint une forme de concrétisation au début du XIIIe siècle. Le détournement de la quatrième croisade en 1204 succède aux massacres des Latins présents à Constantinople en 1182. Constantinople, “ville du péché” , est conquise et l’empereur Alexis V est tué. L’empire byzantin devient l’Empire latin de Constantinople. Il redevient Empire romain d’Orient ou Empire byzantin en 1261.
Constantinople souffre aux XIIIe et XIVe siècles d’une réputation peu flatteuse. Les antagonismes entre les Byzantins et les Occidentaux servent une propagande politique et culturelle des nouveaux occupants de la ville qui insistent sur ces animosités réciproques. Ville lumière mais aussi ville de tous les vices selon les chroniqueurs, Constantinople est désormais aussi la ville de la violence. Les Byzantins sont associés à un peuple “lâche” et “perfide”.
Cette réputation reste en place jusqu’au XVe siècle. Les événements jalonnant ce dernier finissent de figer l’image de la cité.
Faut-il y voir pour autant la fin du mysticisme de la cité impériale ? Il semble au contraire qu’il existe une forme de paradoxe. La fin du Moyen âge apporte des idées nouvelles qui détournent l’attention des Occidentaux du projet de croisade, la Guerre de Cent Ans ayant déjà débuté au XIVe siècle. Constantinople ne fait ainsi plus l’objet principal de la critique des chroniqueurs.
En 1453, la cité tombe aux mains des armées musulmanes du sultan Mehmet II après plusieurs semaines de siège. C’est la fin de l’empire romain d’orient.
Constantinople, une ville comme une autre ?
Que faut-il ainsi retenir du rôle joué par Constantinople au moment des croisades ? La cité impériale est bien plus qu’un point de passage dans le long voyage des Occidentaux vers la ville sainte. Vecteur de démonstration du pouvoir politique en place, la ville oscille entre l’image d’une ville idéalisée, mystifiée, et celle d’une Babylone terrestre, ville du vice et du chaos. Elle est avant tout un lieu de rencontre de ces altérités médiévales, occidentales et orientales, unies toutefois dans leur caractère chrétien.
Pour mieux comprendre cela, sans doute faut-il également dépasser le prisme de notre sujet. Constantinople est un espace dont le prestige et l’utilité débordent du cadre chronologique des croisades. Sa chute en 1453 connaît un retentissement considérable, et cela aussi parce que l’empire, bien que réduit, rayonne encore au travers de la cité.
Son influence sur l’espace méditerranéen est importante, des colonies latines sont installées dans la ville et vivent avec les Byzantins depuis plusieurs siècles, preuve de son dynamisme culturel et économique. Les dialogues avec l’Occident connaissent enfin une forme d’apogée par la réunion des deux Églises, maintes fois tentée aux siècles précédents, en 1439 lors du concile de Ferrare Florence.
Ainsi, Constantinople, tantôt adulée et rêvée, tantôt détestée, constitue au cours de sa longue existence un espace clé pour comprendre les dynamiques culturelles, politiques et religieuses du Moyen Âge.
Quelques liens et sources utiles
Hélène Ahrweiler, L’Idéologie politique de l’empire byzantin, Paris, Presses Universitaires de France, 1975
Michel Balard, Alain Ducellier (dir.), Constantinople 1054-1261, Tête de la Chrétienté, proie des Latins, capitale grecque, Paris, Autrement, 1996
Marc Carrier, L’autre chrétien pendant les croisades : Les Byzantins vus par les chroniqueurs du monde latin (1096-1261), Editions universitaires européennes, 2012
Gilbert Dagron, Naissance d’une capitale, Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, PUF, 1974
Alain Ducellier, « Une mythologie urbaine : Constantinople vue d’Occident au Moyen Âge », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, tome 96, n°1. 1984