L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Les béguines : figures de solidarité féminine du Moyen-Age

Le Moyen Age voit l’apparition d’un mouvement dont le cœur sont les valeurs de solidarité et de liberté : les béguines.
Intérieur d'un convent au xixe siècle, Musée du Béguinage de Turnhout, Belgique - Vitaly Volkov | Creative Commons BY 2.0
Intérieur d’un convent au xixe siècle, Musée du Béguinage de Turnhout, Belgique – Vitaly Volkov | Creative Commons BY 2.0

La période médiévale ne semble pas compatible avec la liberté et la promotion des femmes. Pourtant, loin des images d’Épinal, des croisades, des chevaliers et des guerres sanglantes, cette période voit l’apparition d’un mouvement religieux féminin dont le cœur prône les valeurs modernes de solidarité et de liberté. Ces femmes inclassables et surprenantes sont appelées les béguines.

Que signifie être une béguine ?

Des femmes à la fois religieuses et au contact du monde

Bien que ces deux mots, « religieuse » et « contact du monde » s’opposent, le statut des béguines les unit ce qui rend ces dernières inclassables. En effet, la société patriarcale du Moyen Age ne donne que deux options aux femmes : soit elles se marient, soit elles se retirent dans un couvent.

Or, les béguines ne sont pas cloîtrées puisqu’elles vivent dans des maisons individuelles ou, dans les pays flamands, dans des grands béguinages. Toutefois, ce sont tout de même des religieuses puisqu’elles vivent dans un esprit de renoncement au monde et de conversion. De plus, elles peuvent formuler des vœux de chasteté, d’humilité, de charité ou d’obéissance.

Mais, à la différence des religieuses cloîtrées de l’époque, elles ne prêtent pas de vœux perpétuels et elles exercent une activité en lien avec le siècle dans lequel elles vivent. Elles ont ainsi la liberté de quitter ce statut quand elles le veulent et elles s’assurent une certaine autonomie financière. Le profil social des femmes qui se tournent vers le béguinage correspond généralement à des laïques célibataires ou à des veuves. Celles-ci proviennent du milieu de la bourgeoisie marchande ou d’un milieu aisé.

C’est d’ailleurs le cas des illustres Agnès d’Orchies d’après son épitaphe où elle est appelée « demoiselle » et de Marguerite Porete qui possède une aisance financière certaine.

Cour encerclée par des maisons individuelles collées - Josep Renaliasv | Creative Commons BY-SA 3.0
Cour encerclée par des maisons individuelles collées – Josep Renaliasv | Creative Commons BY-SA 3.0

Un mouvement originaire du Nord-Ouest de l’Europe

Ce mouvement apparaît à Liège, en actuelle Belgique, avec le premier béguinage. Cependant, aucun fondateur n’est reconnu. Le second béguinage s’établit peu de temps après à Oignies d’où est originaire la bienheureuse Marie d’Oignies (1177-1213).

Des communautés de béguines se forment ensuite à Huy et à Nivelles. Malgré l’absence de fondateur qui aurait pu expliquer la source de ce phénomène, il est estimé que ce mouvement est né de la convergence de plusieurs contraintes dans l’accès des femmes à la vie religieuse.

Tout d’abord, de nombreuses femmes ont le désir d’intégrer une communauté religieuse, mais n’en ont pas les moyens par leur absence de dot. D’autre part, de nombreux ordres masculins se montrent réticents à créer une branche féminine ce qui limite le choix et la possibilité des femmes de devenir des religieuses.

Lors de l’apparition du mouvement des béguines, le pape Honorius III donne son approbation grâce aux évêques Jacques de Vitry et Foulques de Toulouse qui y voient une occasion de lutter contre l’hérésie.

Une organisation surprenante par sa modernité

La vie des béguines s’organise selon un fonctionnement qui semble assez novateur. Effectivement, chaque décision est prise à la suite d’une grande réunion avec l’ensemble des membres de la communauté. De plus, la communauté est placée sous la direction d’une ou deux « grandes dames » (aussi appelées maîtresses). Il arrive, tout de même, que les béguinages soient placés sous la direction spirituelle d’un couvent de mendiants ou sous l’autorité d’un gouverneur du béguinage. Par exemple, à Metz, le béguinage du Grand Cantipré est placé sous l’autorité du prieur des Dominicains.

Au sein de ce groupe, les femmes disposent de leurs biens propres. Elles les gèrent et elles peuvent les transmettre à d’autres béguines comme bon leur semble. L’organisation des journées suit également un fonctionnement propre aux béguines. Ainsi, au cours de la journée, elles travaillent et elles exercent diverses activités religieuses et charitables.

Parmi ces activités, on peut retrouver la prière, la prêche, l’enseignement, la tenue d’un hôpital, la poterie, le tissage, la draperie, et même pour certaines la fabrication de bougies. Il y a même des béguines qui se penchent sur l’étude de la traduction de la Bible en langue vernaculaire. Le soir, elles dînent dans leur logement individuel et elles suivent un office commun à toute. Leur seule obligation religieuse est la prière des heures auxquelles peuvent peut-être s’ajouter la messe quotidienne et l’audition des sermons.

Le fonctionnement des béguines peut donc être caractérisé comme étant hors norme de par leur statut, leurs droits et leurs libertés ainsi que par leur organisation en communauté de femme. Cependant, l’exception qu’elles représentent dans la société médiévale n’est pas bien vue par tous et certaines d’entre elles vont être confrontées à une forte hostilité.

Comment ce mouvement religieux est-il accepté à l’époque ?

Un statut assez impopulaire

Les béguines ne sont pas vues d’un bon œil dans la société médiévale, et cela, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’absence de finalité de leur condition – elles ne sont ni religieuses, ni mariées – interroge. Pour certains, les béguines possèdent bien trop de liberté, dans un monde où la femme est cloisonnée à quelques rôles restreints. Pour d’autres, cette absence de finalité est considérée comme de l’inconstance et ne représente pas un véritable engagement. Le poète Rutebeuf le prouve par ce poème satirique sur les béguines :

Le dit des Béguines

I
Quoi que puisse dire une Béguine,
prenez-le tous en bonne part :
Tout est religion
de ce qu’on trouve dans sa vie.
Sa parole est prophétie,
si elle rit, c’est pour être sociable,
si elle pleure, c’est par dévotion,
si elle dort, elle est en extase,
si elle songe, c’est une vision,
si elle ment, n’en croyez rien.

II
Si une Béguine se marie,
c’est là son genre de vie à elle :
ses vœux, sa profession
ne sont pas pour toute la vie.
Cette année, elle pleure, cette année elle prie,
et cette année elle prendra un époux.

Rutebeuf

En effet, la société patriarcale médiévale n’est pas en faveur de l’autonomie religieuse, économique et sociale dont jouisse ces femmes. Cette impopularité est renforcée par le fait qu’elles entrent en concurrence avec des hommes.

Elles dépossèdent de leurs aumônes certains frères mendiants en pratiquant elles aussi la prêche et elles réduisent la clientèle de certaines corporations par leurs travaux manuels comme le tissage. En outre, certaines béguines particulièrement instruites écrivent en langue vernaculaire. Cela fait scandale puisque la langue utilisée à l’époque pour l’écrit est le latin.

Un mouvement en expansion

Dans la lignée des ordres mendiants, le mouvement béguinal se dynamise et s’étend en Europe. Depuis le Nord-ouest de l’Europe où il est apparu, jusqu’aux régions de la Sambre, de la Meuse, du Barbant, du Hainaut, de l’Artois et de la Flandre. Il s’élargit encore en atteignant la Rhénanie, la Thuringe et la Saxe pour finalement parvenir jusqu’en Hollande et en Zélande.

Cette expansion est si impressionnante qu’au XIIIe siècle 6 % de la population du territoire de l’actuelle Belgique sont des béguines. Au début du XIVe siècle, ce mouvement religieux compte un million de membres en Europe ce qui rend compte de son engouement. En France, de nombreuses villes accueillent des communautés de béguine à l’image des villes comme Besançon, Metz, Strasbourg ou encore la région de la Provence.

Ce mouvement marque l’histoire par ces soutiens et certaines de ces figures

Les béguines ne font pas l’unanimité auprès de la population, mais elles ont de précieux soutiens comme le roi Louis IX aussi appelé Saint Louis. Celui-ci leur a d’ailleurs confié un terrain au cœur de Paris nommé le « Grand béguinage de Paris » pour qu’elles aient une totale autonomie. Il se situe dans la paroisse Saint-Paul dans le marais. Il en installe également un autre à Rouen.

Les béguines peuvent aussi compter sur le soutien de la comtesse Jeanne de Flandre. Elle joue un rôle particulier dans leur développement et participe à la création des « cours de béguines ». Il s’agit d’un terrain clos à l’intérieur des béguinages qui devient par la suite la forme classique de ces lieux.

Parmi les béguines, des figures illustres apparaissent comme Marie d’Oignies et Christina von Stommeln qui sont toutes deux béatifiées. La béatification de ces deux femmes est expliquée par le caractère exemplaire de leur vie et certains miracles dont elles sont l’origine. D’autres béguines à l’image de Marguerite Porete se sont illustrées par leur production. Cette dernière a rédigé Le miroir des âmes simples et anéanties qui traite du fonctionnement de l’amour divin. Il fait scandale, car il est rédigé en ancien français et par une femme ce qui ne correspond pas aux normes.

Malgré ces soutiens importants et les figures illustres nées de ce mouvement, ces derniers ne suffisent pas à sauver le statut des béguines voire, ils précipitent leur chute. Elles sont ainsi jugées de plus en plus sévèrement par l’Eglise qui prend des mesures pour limiter leur expansion et leur influence.

La restriction progressive des libertés des béguines

L’Eglise devient méfiante vis-à-vis des béguines.

Il est assez aisé d’imaginer qu’à cette époque patriarcale, la forte indépendance et l’autonomie de ces béguines ne fait pas l’unanimité notamment auprès de l’Eglise. D’une part, l’Eglise, par son organisation pyramidale, n’est pas une habituée des mouvements qui ne se conforment pas à une règle ou à une surveillance d’une autorité ecclésiastique.

Cette exception est due à leur statut de laïque. D’autre part, leur statut au sein de la société médiévale conserve certaines contradictions. La principale réside dans le fait qu’elles prônent un idéal de pauvreté alors qu’elles-mêmes bénéficient d’une forte sécurité matérielle comme le prouvent leurs origines et leurs logements individuels.

Elles s’attirent ainsi la méfiance de cette organisation qui petit à petit réduit leur influence en apportant plusieurs contraintes au mouvement. En effet, 1244 archevêques se mettent d’accord pour que l’accès au béguinage ne soit autorisé qu’au plus de 40 ans. Néanmoins, malgré cette première restriction, de nombreuses béguines continuent de ne pas plaire aux autorités ecclésiastiques. C’est le cas, en particulier, de l’Inquisition qui condamne certaines d’entre elles au bûcher à l’image de Lutgarde de Trèves, Aleydis de Cambrai et de Marguerite Porete.    

L’essoufflement de ce mouvement

Ces contraintes conduisent peu à peu vers l’interdiction du mouvement béguinal qui est prononcée au cours du Concile de Vienne en 1311. Le mouvement est alors déclaré hérétique et de fausse piété. Cette condamnation s’appuie sur le rejet de le principe du Libre-Esprit auquel est accusé d’appartenir le mouvement des béguinages.

Extrait du manuscrit de Miroir des âmes simples et anéanties de Marguerite Porete - Auteur inconnu, certainement un copiste français | Domaine public
Extrait du manuscrit de Miroir des âmes simples et anéanties de Marguerite Porete – Auteur inconnu, certainement un copiste français | Domaine public

Par ailleurs, les écrits de Marguerite Porete dans Le miroir des âmes simples et anéanties sont apportés comme preuve de l’appartenance à cette doctrine. Cette décision ainsi que la cause de celle-ci sont d’ailleurs consignées par écrit au travers du décret Ad nostrum.

L’interdiction formulée par ce concile rend alors les béguines vulnérables face au tribunal de l’Inquisition et elle provoque le déclin de ce mouvement au cours du XIVe siècle.

De nombreuses communautés ferment comme la communauté de Paris en 1317. D’autres communautés se transforment en enceintes plus fermées ou régies par un ordre comme le groupe de Metz qui devient un couvent de Clarisse en 1258.

Certaines béguines deviennent également des chanoinesses régulières sous les ordres dominicain ou en suivant la règle de Saint Augustin.

Quelques exceptions persistent et subsistent jusqu’au XXIe siècle

Malgré cette interdiction tacite prononcée lors de ce concile de Vienne, certaines béguines peuvent continuer à subsister par le biais de deux bulles papales. Ces actes, formulés par le pape, leur garantissent une certaine protection. La première est rédigée en 1319 par le pape Jean XXII pour les béguines du Brabant. La seconde concerne les béguines des Pays-Bas grâce à l’intervention du pape Clément VI en 1343. Dans ces deux régions, le mouvement peut donc perdurer et c’est ce qu’il va se passer. La dernière représentante du mouvement s’est d’ailleurs éteinte le 14 avril 2013 à Courtrai en Belgique. Elle s’appelait Marcella Pattyn et elle représentait du haut de ces 92 ans, la dernière héritière d’un mouvement religieux huit fois centenaire.

Ce mouvement témoigne donc surtout d’une soif d’apprentissage spirituel des laïcs qui sans entrer dans les ordres cherchent à mieux appréhender leur vie spirituelle. Il est également le marqueur d’une entrée massive de femme dans la vie religieuse de l’époque. Enfin, il est surtout un témoin de valeurs telles que la sororité et la quête d’indépendance des femmes que l’on croyait être une prise de conscience moderne. Il démontre ainsi que la volonté des femmes de contrôler leur vie et leur destin n’est pas nouveau et qu’elle s’est effectuée à travers chaque siècle même ceux que l’on pensait les plus reculés sur le sujet.

Quelques liens et sources utiles

Biget, Jean-Louis. « Chapitre 7 – Contestations et hérésies (xie-xve siècle) », Alain Tallon éd., Histoire du christianisme en France. Armand Colin, 2014, pp. 115-138.

Hours, Bernard. « Chapitre III. Un nouveau monachisme : les ordres mendiants », Bernard Hours éd., Histoire des ordres religieux. Presses Universitaires de France, 2018, pp. 36-45.

Vincent, Catherine. « Chapitre 2 – Renouveau du monde des réguliers et avènement des ordres mendiants », , Église et société en Occident. XIIIe-XVe siècles, sous la direction de Vincent Catherine. Armand Colin, 2009, pp. 33-54.

« Les béguines femmes libres du Moyen âge », Ça m’intéresse Histoire, Septembre – Octobre 2021, N°68 

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