L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Ibn al-Muqaffa, le père de la prose arabe

Ibn al-Muqaffa est considéré comme le père de la prose arabe et de la littérature d'adab, Son œuvre Kalila et Dimna influence La Fontaine.
Ibn al-Muqaffi, le père de la prose arabe, représenté en 1917 - Khalil Gibran | Domaine public
Ibn al-Muqaffi, le père de la prose arabe, représenté en 1917 – Khalil Gibran | Domaine public

Né au VIIIe siècle, Abdallah Ibn al-Muqaffa est considéré comme le premier grand prosateur de langue arabe. Dans un contexte politique de lutte incessante pour le pouvoir, il travaille, en tant que kātib (secrétaire), au sein des administrations omeyyade puis abbasside.

Une partie seulement de son œuvre nous est parvenue. Il est néanmoins l’auteur de nombreux ouvrages originaux, qui sont reconnus comme des classiques de la littérature d’adab. Il en va de même pour ses traductions, notamment Kalīla wa Dimna (Kalila et Dimna) qui constitue l’une des influences des Fables de La Fontaine.

La jeunesse d’Ibn al-Muqaffa

Ibn al-Muqaffa naît vers 720 à Gour (actuelle Firuzabad), dans la province du Fars, en Iran. Issu d’une noble famille persane manichéenne, son nom persan est Rūzbeh. Après sa conversion à l’islam, il prend le nom d’Abdallah et la kunya d’Abū Muhammad.

Son père, Dādhuweh, s’installe à Basra (en Irak) avec sa famille. Il y occupe un poste dans l’administration responsable du kharāj (impôt foncier sur la terre, initialement levé sur les terres possédées par les citoyens non musulmans, appelés dhimmis).

Selon la tradition, Dādhuweh est accusé d’avoir profité de sa fonction pour détourner des biens. Soumis à la torture par le gouverneur al-Hajjaj, il en ressort probablement avec les doigts brisés. Le surnom d’al-Muqaffa (« le recroquevillé ») lui est alors donné. Ce nom passe ensuite dans celui de son fils, Ibn al-Muqaffa signifiant « le fils du recroquevillé ».

À Basra, ce dernier bénéficie d’un environnement intellectuel florissant. La ville est en train de devenir un centre culturel majeur de l’empire musulman, attirant des érudits et des penseurs de toutes disciplines. Dans ce cadre stimulant, Ibn al-Muqaffa reçoit une éducation de grande qualité.

Ses compétences linguistiques sont particulièrement remarquables, puisqu’il maîtrise à la fois l’arabe et le persan.

C’est dans ce contexte que grandit Ibn al-Muqaffa. bénéficiant en outre de la protection et de l’influence des Banu l-Ahtam, une tribu importante de la région dont son père était client.

Sa jeunesse à Basra, imprégnée de diversité culturelle et d’excellence intellectuelle, pose les bases de sa future carrière d’écrivain, de traducteur et de penseur influent.

La carrière au sein des administrations omeyyade et abbasside

La carrière d’Ibn al-Muqaffa en tant que secrétaire témoigne de son ascension rapide dans les cercles politiques et administratifs de l’époque.

À un jeune âge, il acquiert déjà de l’expérience en assistant son père dans ses fonctions administratives. Ibn al-Muqaffa commence à travailler comme kātib à environ vingt ans, dans la région du Kerman. Dans ce rôle prestigieux, il est responsable de la gestion de la correspondance officielle pour des gouverneurs et des officiers omeyyades éminents, comme Omar Ibn Hubayra.

La transition vers l’ère abbasside marque un tournant majeur dans la carrière d’Ibn al-Muqaffa. Après l’avènement de la révolution abbasside, il devient le secrétaire de l’oncle du calife al-Mansour, Aïssa Ibn Ali, qui est alors le gouverneur de Basra. C’est à cette époque qu’Ibn al-Muqaffa se convertit à l’islam (religion qui était alors en train d’être diffusée dans de nombreux États).

Sa position en tant que secrétaire lui permet d’acquérir une connaissance des rouages du pouvoir.

L’œuvre littéraire

Ibn al-Muqaffa produit une œuvre très variée, allant des traductions de fables indiennes aux écrits philosophiques et politiques. Ses contributions influencent profondément la littérature d’adab, et sont intégrées à la formation de base des secrétaires.

Kalīla wa Dimna

L’œuvre la plus célèbre d’Ibn al-Muqaffa est sa traduction en arabe des fables indiennes du Pañchatantra, connue sous le nom de Kalīla wa Dimna. Ces fables, qui mettent en scène des animaux anthropomorphes et véhiculent des leçons morales, étaient déjà populaires en Inde mais gagnent en renommée grâce à cette traduction. Son travail a permis la préservation de ces récits, tout en les adaptant au contexte culturel arabe.

L’ouvrage doit son nom aux deux chacals héros de la fable principale. Il est conçu comme un recueil de conseils, souvent en forme de maximes, exprimant une conduite idéale des gouvernants.

Une illustration de la fable Le renard et le corbeau, issue de Kalila et Dimna - Ibn al-Muqaffa | Domaine public
Une illustration de la fable Le renard et le corbeau, issue de Kalila et Dimna – Ibn al-Muqaffa | Domaine public

L’impact d’Ibn al-Muqaffa s’étend au-delà du monde arabe. Kalīla wa Dimna est redécouverte par des penseurs occidentaux, dont Jean de La Fontaine. Ce dernier se fonde notamment sur cette œuvre pour créer ses propres fables.

Ainsi, dans l’avertissement du second tome des Fables de La Fontaine, l’homme de lettres indique s’être inspiré de « Pilpaï, sage indien », dont le « livre a été traduit en toutes les langues ». Au XVIIe siècle, Pilpay (ou Pilpaï) est l’auteur auquel on attribue le Pañchatantra en Europe, bien que son existence ne soit pas établie.

Jean de La Fontaine connaît les fables de Kalīla wa Dimna via une version intitulée Le livre des lumières ou la conduite des rois, publiée par Gilbert Gaulmin, et d’une traduction en latin de la version arabe. Il s’inspire donc, indirectement, de Kalīla wa Dimna, puisque cette œuvre est la source des traductions européennes (le texte original indien ayant disparu).

Tout comme la civilisation islamique a rapidement influencé le domaine de la médecine, on se rend compte que sa littérature a également eu un impact durable à l’échelle mondiale.

Écrits philosophiques et politiques

En plus de ses traductions, Ibn al-Muqaffa produit également des écrits originaux dans lesquels il explore une variété de sujets philosophiques et politiques. Ses œuvres abordent des thèmes tels que la gouvernance, la morale, la sagesse et les relations interpersonnelles. Son style est souvent concis et clair, ce qui rend ses idées accessibles à un large public. Parmi ses écrits les plus connus figurent des ouvrages sur la conduite des gouvernants et des conseils pour mener une vie éthique et vertueuse.

On peut citer, par exemple, son ouvrage Al-Adab al-kabīr (Le Grand adab). Ce court ouvrage d’éthique est considéré comme le premier essai de formulation explicite du concept d’adab.

Une autre œuvre connue est Risāla fi l-Ṣahāba (L’épître sur l’amitié), qui comprend un ensemble de conseils politiques adressés au calife.

Style d’écriture

Le style d’Ibn al-Muqaffa est caractérisé par sa clarté et sa simplicité. Il vise à raconter des histoires tout en transmettant des leçons morales et philosophiques importantes. Son utilisation d’allégories et de métaphores est particulièrement efficace pour illustrer des concepts abstraits de manière tangible et accessible. Cette clarté et cette accessibilité contribuent à la popularité de ses œuvres à travers les siècles.

La mort d’Ibn al-Muqaffa

Les sources officielles indiquent qu’Ibn al-Muqaffa est mort en 756 suite à sa condamnation pour hérésie. Cependant, une autre version est aujourd’hui majoritairement retenue par les chercheurs.

Selon eux, le calife al-Mansour décide d’accorder une grâce à son frère rebelle, Abdallah Ibn Ali ; il demande à Ibn al-Muqaffa de rédiger le texte de cette grâce. Les engagements formulés par le secrétaire se révèlent trop contraignants pour le calife. Ce dernier aurait alors ordonné son exécution.

Quoi qu’il en soit, Ibn al-Muqaffa est décédé à un âge assez jeune. L’interprétation aujourd’hui retenue par la plupart des chercheurs est crédible au regard du contexte politique, mais ne peut être établie avec certitude. Un doute persiste donc sur les circonstances exactes de sa mort.

L’Influence et l’héritage d’Ibn al-Muqaffa

L’influence d’Ibn al-Muqaffa sur la littérature arabe et mondiale est très importante. Sa traduction des fables indiennes ouvre la voie à un nouveau genre de littérature morale et éducative dans le monde arabe. De plus, ses écrits philosophiques et politiques sont largement étudiés et commentés, influençant la pensée intellectuelle et politique de nombreuses générations après lui.

L’œuvre littéraire d’Ibn al-Muqaffa constitue donc une riche source d’inspiration et de réflexion. Son style et ses conseils en matière de gouvernement de la société influencent durablement penseurs et écrivains du monde entier, assurant sa place parmi les grandes figures de la littérature mondiale.

Quelques sources et liens utiles :

André Miquel, Le livre de Kalila et Dimna, C. Klincksieck, 1957

André Miquel, Ibn Al Muqaffa, inspiration de La Fontaine (audio)

Annie Vernay-Nouri, Les sources orientales de La Fontaine, BNF, 9 mars 2018 (consulté le 27 mars 2024)

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