On peut lire, dans le Lévitique, au verset premier du vingt-sixième chapitre :
« Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous élèverez ni image taillée ni statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures, pour vous prosterner devant elle ; car je suis l’Eternel, votre Dieu. » ou encore dans le verset quatre du 115 chapitre des Psaumes « Leurs idoles sont de l’argent et de l’or, Elles sont l’ouvrage de la main des hommes. »
Ces aspects témoignent bien d’une chose, qui est la relation, parfois ambiguë, que le christianisme a pu entretenir avec les questions des images, des représentations… Ces questions ont été l’occasion de nombreux conflits dans l’histoire, que l’on réunit souvent sous la dénomination d’iconoclasme.
La position des réformateurs au XVIe siècle
Vers la fin du Moyen Âge, plusieurs mouvements politiques et religieux, avec des tendances iconoclastes, remettent en cause la question de l’image dans le christianisme, comme les lollards dans l’Angleterre de la fin du XIVe siècle ou encore les Hussite dans la Bohême du XVe siècle.
L’iconoclasme : de lointaines inspirations
À un autre niveau, les ordres mendiants eux-mêmes se montraient assez sceptiques envers le luxe des images, comme les franciscains.
Enfin, la redécouverte des Libri Carolini au XVIe siècle, c’est-à-dire du traité théologique sur la querelle des images byzantines des VIIIe et IXe siècles, qui spécifiait la position de Charlemagne, joue également un rôle. C’est donc tout un héritage intellectuel que les réformateurs mettent en avant pour développer leurs théories.
Luther : un entre-deux
Luther, figure la plus connue des réformateurs, a une place assez singulière dans cet ensemble. Sa position initiale est assez sévère car il qualifie les images de götzen, c’est-à-dire « idoles », dans le sens péjoratif du terme.
Néanmoins, en 1522, a lieu un important mouvement iconoclaste à Wittenberg durant l’absence de Luther. Celui-ci doit donc éclaircir sa position, pour éviter que cet évènement ne contrevienne à la Réforme. Pour cela, à son retour à Wittenberg, il prononce plusieurs prédications : les Invocavit Predigten.
Sa position devient alors moins hostile et Luther peut admettre les images sans qu’on ne les adore. Plus précisément, il accepte les images en les qualifiant d’adiaphora, c’est-à-dire d’indifférentes.
Il entend par là qu’elles peuvent aussi bien servir au bien qu’au mal, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Les images peuvent donc avoir une certaine vertu pédagogique, elles peuvent accompagner la parole de Dieu car elles participent à soutenir la dévotion des fidèles.
C’est donc logiquement qu’il condamne les iconoclastes qui pensent accomplir une œuvre pieuse en s’attaquant aux images.
De ce fait, il trouve une voie centrale, en renvoyant dos à dos les partisans ou adversaires acharnés des ennemis. On estime également que sa relation d’amitié avec le peintre Lucas Cranach l’Ancien a pu faire évoluer sa position sur les images dans un sens favorable.
Carlstadt et Zwingli : une plus grande radicalité
Mais d’autres réformateurs ont aussi des positions moins conciliantes, comme celle d’Andreas Carlstadt, pour qui les interdits bibliques qui condamnent les images doivent être appliqués à la lettre. Camarade de Luther, il joue d’ailleurs un rôle dans le mouvement iconoclaste de 1522 à Wittemberg.
Pour Carlsdat, la disparition des idoles est nécessaire car elles maintiennent les individus dans la superstition. Alors, il est nécessaire de les purifier, autrement dit de les détruire et cela sans s’inquiéter de la façon de le faire. Une telle doctrine justifie alors l’utilisation de la violence.
Zwingli s’inspire de Carlsdat mais dans une façon moins radicale : il préfère un iconoclasme que l’on peut qualifier de « légal ». Cela implique que c’est au législateur de jouer un rôle dans le fait de se débarrasser des images. Plutôt que d’aboutir à un iconoclasme spontané, souvent trempé dans la violence, l’intérêt est ici qu’une autorité définie prenne des dispositions légales pour organiser la suppression de ces images, qui peuvent alors être entreposées quelque part, vendues, réutilisées autrement…
L’image religieuse constitue une idole, rien d’autre, et comme la Bible condamne ces idoles, il faut condamner les images. Néanmoins, la mort de Zwingli durant les guerres de Kappel, entre protestants et catholiques, l’empêche de pouvoir développer plus sa doctrine notamment du point de vue esthétique. Effectivement, Zwingli semblait moins intransigeant avec les images religieuses qui n’étaient pas vénérées. Par exemple, il n’avait rien contre les vitraux car ces derniers n’étaient pas vénérés.
Calvin : un farouche adversaire des images ?
Calvin s’inspire de Zwingli, mais va aussi plus loin : il refuse par exemple les vitraux. Comme Zwingli, il s’oppose à la croix, sauf si celle-ci est en bois par exemple, ou en pierre. L’image ne doit rien apporter par sa matière. Une image en matière précieuse par exemple, qui se distingue par son faste, ne suscite que des passions comme l’avarice chez l’homme, ce qu’il faut condamner.
Néanmoins l’ambiguïté demeure malgré tout sur le fait de savoir s’il veut, ou non, interdire toutes les images. Citer Calvin permet aussi de mieux comprendre une partie de sa position :
« Dieu ne peut souffrir qu’on représente sa majesté infinie sous de la pierre ou du bois, ni en peinture, ni en tous les éléments de ce monde (…). Ce n’est point à nous de l’attacher ici-bas ni de lui faire quelqu’idole ou marmouset »
Institution de la religion chrétienne
Le fait de représenter Dieu en l’imaginant est un piège de Satan qui précipite les hommes dans la superstition. Ainsi, par les images, l’homme se corrompt petit à petit, et il n’y a que leur élimination qui les sauve.
Mais malgré une certaine radicalité, Calvin est aussi de l’avis de Zwingli que le mieux est de pratiquer un iconoclasme légal, organisé. Il s’oppose aux débordements que provoquent les mouvements iconoclastes par exemple.
En fait, toutes ces positions essayent de mêler la position religieuse et la position esthétique, avec des contradictions parfois, ou des silences, des imprécisions qui rendent difficile une totale compréhension. À ce titre, Jérôme Cottin se permet de qualifier ainsi la position de Calvin et Luther :
« Luther revendique une image privée d’esthétique, et Calvin une esthétique privée d’images. »
L’iconoclasme en pratique
Ce premier coup d’œil des débats nous permet alors de nous questionner sur la façon dont les réflexions autour de la place des images peuvent influencer la société.
L’imprégnation dans la société
Il faut garder à l’esprit que ces textes des réformateurs sont compliqués à comprendre et absolument hors d’accès pour des personnes qui n’ont pas la faculté de lire. Pourtant, quand on observe l’ampleur des mouvements iconoclastes en France et en Europe, on voit que ces théories ont été diffusées, parfois de façon exagérée, car elles ont provoqué des destructions qui n’étaient pas fondamentalement souhaitées.
On a vu que ce n’est pas directement dans les écrits d’un Calvin ou d’un Luther qu’ils allaient trouver un encouragement à détruire les images et que c’est chez Carlsdat que ce désir est le plus marqué et son influence a été assez faible en France.
En vérité, ce qui faisait majoritairement la culture des réformés venait des sermons, de la littérature de colportage, les petits poèmes et les chansons satiriques. L’influence des sermons est particulièrement éloquente dans la « furie iconoclaste » des Pays-Bas espagnols autour de 1566 et qui est documenté dans l’ouvrage Les casseurs de l’été 1566. L’iconoclasme dans le nord.
Concernant les écrits, ils étaient assez iconophobes et permettaient de populariser les positions des réformateurs, quitte à les modifier. A ce titre, on peut parler d’une « culture iconoclaste populaire » comme Olivier Christin, car malgré les appels au calme venant de Genève, les protestants français se forment une idée simplifiée de l’image qui les pousse à une certaine radicalité. On a par exemple ce texte qui donne une idée des thèmes abordés :
« Et les images tumberont,
La poésie des protestants de langue française du premier synode national jusqu’à la proclamation de l’Édit de Nantes, 1559-1598, Jacques Pineaux
Les enensoirs et les médailles,
Et la peincture des murailles,
Comme j’ay veu dedans Lion
D’images faux un million
Par les temples et par les places
Brusler au feu avec les tasses. »
Une logique calendaire de l’iconoclasme
Un premier aspect semble important à travers la logique calendaire derrière l’iconoclasme. Le but d’un acte iconoclaste est de marquer encore les esprits, de montrer la faiblesse des images, de montrer que les idoles ne sont rien de plus que de la matière. Pour marquer encore plus le public, il est donc préférable en faisant acte d’iconoclasme les jours importants pour les catholiques.
Quand le Mans tombe aux mains des protestants le 3 avril 1562, les violences iconoclastes n’arrivent que le 7 mai, jour de l’Ascension. Il semble donc possible que le but soit de déranger les fêtes catholiques donc. On a donc déjà une première réflexion ici autour d’une logique derrière la destruction.
Des cibles prioritaires ?
La question des cibles joue elle aussi un rôle intéressant car elle témoigne de la réflexion qu’il peut y avoir derrière l’acte. Les objets visés semblent être désignés d’une certaine manière en fonction des sujets et des thèmes représentés, ici aussi pour faire un acte le plus marquant possible.
Si on prend l’exemple du tympan de Bourges on constate cette logique, car ce qui a été visé en priorité, c’est ce qui rappelait l’Église en elle-même et sa hiérarchie, par exemple Saint Pierre, les sacrements, ce qui se rapporte aux cérémonies catholiques, à la liturgie. Autre exemple quand, en 1562, on s’attaque à Rouen aux représentations de divinité. Or, cela signifie devoir reconnaître les figures, qui sont, en plus, réalisées dans un style maniériste, qui rend d’autant plus compliqué le repérage.
Vers la cérémonie
Après toute cette réflexion, vient le moment de la cérémonie, de la « mise à mort » de l’image. L’objectif est de faire ressortir le plus efficacement possible la vacuité, la faiblesse de l’image. Il faut la menacer, l’insulter, l’abattre. Pour rendre la cérémonie encore plus réaliste, on simule donc une croyance dans l’image pour encore plus inciter sur la déception qui gagne l’individu quand l’image est détruite et que rien ne se passe.
On prouve que le bois n’est rien d’autre que du bois, qu’il n’y a rien de sacré dans une statue d’un saint ou de la Vierge. Mais surtout, il faut garder à l’esprit l’intérêt d’une telle destruction. Si les iconoclastes détruisent une partie du tympan, décapitent une image, c’est bien pour prouver quelque chose.
Une image disparue n’a pas d’intérêt, car elle peut se remplacer, elle peut être oubliée, son histoire s’arrête dans un sens. Une image décapitée, porte une histoire en elle, elle porte une trace, celle de la désacralisation, de la faiblesse : elle n’a pas su se défendre face au mouvement iconoclaste, elle n’est donc rien de plus que de la matière.
Ainsi, la question de l’image agite les passions et les débats aux XVe et XVIe siècles et même au-delà. Ces questionnements autour des images atteignent un point de non-retour avec les nombreux phénomènes iconoclastes, qui s’organise, pour certains, sous plusieurs logiques : calendaires, sociales, symboliques…
Néanmoins, en détruisant ces objets, et en laissant, volontairement, les protestants laissent certes une preuve de la vacuité de ces images, mais les catholiques s’emparent justement de cette idée. Ils vont réutiliser ces images pour leur redonner « une surenchère dévotionnelle » comme le dit Nicolas Balzamo, dans l’excellent ouvrage Matière à discorde, dirigé par Marie Lezowski, c’est ce qui est appelé la « recharge sacrale » : par des miracles ou des processions, tout est fait pour redonner à ces images une valeur sacrée.
Quelques liens et sources utiles
CHRISTIN Olivier, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1991.
COTTIN Jérôme, Le regard et la parole. Une théologie protestante de l’image, Paris, Labor et fides, 1987.
LIGNEREUX Yann (dir.) et LEZOWSKI Marie (dir.), Matière à discorde. Les objets chrétiens dans les conflits modernes, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2021.