Il n’est pas rare aujourd’hui de lire dans un journal ou ailleurs, au détour d’une phrase, les mots iconoclasme ou iconoclaste. On peut lire « C’est un artiste iconoclaste » ou bien encore, il a « des idées iconoclastes ». Par-là, on considère que ces personnalités, ces gestes, ces pensées, se placent en décalage par rapport à leur temps. Du fait de leur manière singulière d’appréhender un objet, ils brisent ainsi l’unité d’un point de vue à un moment donné.
Pourtant, le terme d’iconoclasme a une histoire particulière et c’est principalement dans son contexte de création qu’il a le plus de sens. Cela nous laisse alors l’occasion de revenir sur l’histoire de ce mot, sur sa définition et sur les questions qu’il pose à l’historien.
Plus encore, il nous amène à réfléchir autour de la nomenclature utilisée par l’historien pour définir certains phénomènes, évènements, actions… Effectivement, l’historien est confronté à de nombreux problèmes quand il utilise un mot en particulier, et le mot « iconoclasme » est l’occasion trouvée pour démontrer les nombreuses problématiques auxquelles il doit faire face.
Une arrivée récente dans la langue française
En partant des dictionnaires, on est d’abord frappé par le fait que le terme iconoclasme brille par son absence. Dans le dictionnaire de l’Académie française, il n’apparaît qu’à l’occasion de l’édition actuelle. Et pour cause, ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il est cité. Pour preuve, une recherche rapide sur le catalogue de Gallica permet de voir le nombre d’occurrences bondir durant ce siècle et le suivant.
Pour l’Académie française, l’iconoclasme est alors une « doctrine des VIIIe et IXe siècles, qui interdisait la représentation et la vénération des images du Christ, de la Vierge et des saints, et préconisait leur destruction » et un « mouvement religieux et politique qui s’inspirait de cette doctrine. ». En parallèle, le mot « iconoclaste », quant à lui apparaît avant, autour du XVIe siècle, bien qu’il soit lui aussi plutôt absent des sources. Il fait son apparition en 1762 dans le dictionnaire de l’Académie française et est tout simplement défini comme un « briseur d’images ».
La même démarche sur Gallica donne un constat presque similaire que pour iconoclasme : avant le XVIIe, le mot ne semble pas (ou très peu) utilisé dans l’imprimé. Puis, à partir du XIXe siècle, son utilisation devient récurrente.
La notion d’iconoclasme depuis sa création
Pour bien comprendre cette notion d’iconoclasme, il convient alors de revenir sur son émergence. Si la notion iconoclasme est une construction assez récente, le mot d’origine, eikônoklastês, apparaît dès le VIIIe siècle. Étymologiquement, il vient du grec et signifie donc le fait de casser ou briser des images.
L’origine byzantine de l’iconoclasme
Une lecture au mot près donne ainsi klaô (je casse) ou klasma (bris) et eikôn (image). La plus vieille occurrence du terme, contenue dans une lettre du patriarche de Constantinople Germain Ier, date de 720.
Néanmoins, certains historiens, comme l’historien Jan Nicolaas Bremmer, émettent l’hypothèse que le mot préexiste à cette lettre. Si on laisse de côté ces précisions, on a cependant un terme forgé à une période bien précise, où la question des images devient un enjeu central.
L’Empire byzantin voit s’affronter deux visions religieuses différentes. Cette lutte prend place sur plusieurs sujets comme les espèces eucharistiques, la place de l’empereur… La place des images dans le culte joue également un rôle important, et c’est sous cet angle que les études sur le sujet se sont principalement portées.
D’un côté, ce sont les iconodoules, (eikôn pour image et doulos signifiant serviteur ou esclave) qui sont pour la vénération des images et leur utilisation dans le culte. De l’autre, se retrouvent les iconoclastes, qui prônent donc un système inverse.
La querelle, qui connaît plusieurs rebondissements, est divisée en deux périodes : la première de 723 à 775 puis la seconde de 813 à 843.
Cette date de 843 signe alors la victoire des iconodoules et la stigmatisation des iconoclastes, qui sont maintenant considérés comme des hérétiques. Nous sommes donc en présence d’une expression à connotation initialement péjorative. C’est donc dans ce contexte précis que le terme d’iconoclasme est fondé et qu’il est le plus chargé de sens.
Une continuité à l’époque moderne ?
Néanmoins, la question de l’importance de l’image irrigue d’autres pensées, notamment celle des réformateurs (Karlstad, Luther, Calvin…) du XVIe siècle. Avant eux, d’autres mouvements ont remis en cause les images montrant ainsi l’importance de la question de l’image dans la religion. On peut citer les lollards, dans l’Angleterre de la fin du XIVe ou encore les hussites, en Bohême, dès le XVe siècle. Si on revient aux réformateurs, on constate qu’ils ne sont pas strictement d’accord sur le traitement de l’image. Ainsi, Luther a une position plus modérée que Calvin sur la question des images.
Malgré ces désaccords, ces questionnements aboutissent à l’émergence d’un « iconoclasme protestant » dans une Europe divisée par les conflits religieux. Si le XVIe siècle et le début du XVIIe sont le théâtre de destructions et intéressent les historiens, le reste du XVIIe et le XVIIIe sont moins représentés dans les études historiques.
Cela s’explique en partie, pour la France, par le fait que les conflits religieux n’atteignent plus un degré de violence aussi important. On constate tout de même d’importantes destructions à certaines occasions (la Fronde, au milieu du XVIIe siècle), mais elles n’ont pas la même signification.
Les destructions contemporaines
Si le XVIIe et la grande partie du XVIIIe siècles sont affectés de manière différente par ces destructions, elles sont toutefois moins étudiées par les historiens. La Révolution française offre d’autres perspectives. On y trouve un « iconoclasme révolutionnaire », qualifié de vandalisme à l’époque et qui est un terme conçu pour être péjoratif.
Le XIXe siècle est également le théâtre de destructions en France, comme le précise l’historien Emmanuel Fureix. Il qui considère que « l’iconoclasme, à la suite de la Révolution française, tend à se laïciser et entretient des liens étroits avec le politique ». Il n’est alors pas rare d’attaquer des statues durant les révolutions du XIXe par exemple. Les guerres mondiales, ou encore les régimes totalitaires du XXe, comme l’URSS, sont l’occasion de destructions également.
Plus récemment encore, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, on a constaté des gestes violents à l’égard de statues en France comme dans d’autres pays européens, montrant bien l’actualité du sujet.
Si ce résumé historique permet de bien comprendre le phénomène de destruction à travers le temps, il rencontre pourtant un problème. Peut-on considérer l’attaque d’une statue au XXIe siècle comme de l’iconoclasme ?
Il a été précisé plus haut que la destruction change de sens, et on le constate bien. Quel rapport un byzantin du VIIIe siècle entretient avec un protestant du XVIe ? Plus encore, avec un sympathisant de Black Lives Matter ? Cela montre donc les limites de ce terme. Cela nous invite donc à comprendre les problèmes que les mots posent à l’historien, tant ils sont porteurs d’un héritage.
Usages et limites des mots pour l’historien : l’exemple de l’iconoclasme
Pour traiter ces questions de destruction, les historiens ont utilisé progressivement le terme d’iconoclasme. Pour l’iconoclasme byzantin, il allait de soi que le mot était utilisable par les historiens : il a été forgé à cette occasion. Mais alors la question pouvait se poser pour l’iconoclasme protestant.
Les difficultés de la notion d’iconoclasme
Rappelons une nouvelle fois que l’iconoclasme désigne l’attaque des images. Pourtant, l’iconoclasme protestant ne se limite pas à cela : les autels ou les espèces eucharistiques sont également visés. Le terme rencontre donc malgré tout certaines limites, qui sont peut-être inhérentes à son étymologie. Reste à savoir si l’historien doit avoir un devoir de fidélité à ce sens originel.
En vérité, les historiens se sont plutôt dirigés vers une réactualisation du terme. Ils ont, pour une grande partie, préféré garder le mot d’iconoclasme, en faisant un effort sur sa définition, sur la manière dont il était applicable, malgré ses défauts, vis-à-vis d’autres contextes.
Ainsi, l’iconoclasme est plutôt conçu, sorti de son contexte, comme, une opposition aux images, aux œuvres d’art et qui implique leur destruction. On a donc un terme générique qui réunit sous un seul mot tous les phénomènes de destruction. C’est ainsi qu’Olivier Christin, historien de référence autour de l’iconoclasme huguenot, offre une définition qui peut transcender le temps et les thèmes.
« Un ensemble complexe de geste singuliers (injures, graffiti, dégradations partielles, rarement revendiquées…), d’entreprises collectives (émeutes ou guerres civiles, pillage militaire…) et de politiques officielles, où s’entrelacent des enjeux hétérogènes (religieux, économiques, politiques, esthétiques) ».
« L’iconoclasme huguenot : Praxis pietatis et geste révolutionnaire »
Pour répondre à ces problèmes de terminologie, l’historien peut donc redéfinir un terme, ou bien en trouver d’autres, comme ce qui est fait dans d’autres langues. On trouvera ainsi en néerlandais le beeldenstorm qui est utilisé précisément pour l’iconoclasme réformé. Ainsi, les périodes sont mieux cloisonnées et cela permet d’éviter d’empiler les sens, au risque de s’y perdre.
Ralph Dekoninck, historien de l’art, propose plutôt le terme de « cosmoclasme » pour qualifier les « destructions qui visent plus un système ou un monde ordonné très strictement que les objets qui le composent ». Dans un récent essai sur les destructions contemporaines, l’historien de l’art Bertrand Tillier propose le terme de « statuoclastie ». L’intérêt de ce mot serait alors de se débarrasser de la vision négative que l’expression vandalisme porte en elle et ainsi laisser le terme d’iconoclasme au domaine religieux.
Des issues aux problèmes de nomenclature ?
On comprend donc, à travers cet essai de définition, et ce rapide coup d’œil, les enjeux de la nomenclature pour l’historien. S’il veut évoquer un sujet, il doit constater les occurrences qui ont précédé ce sujet et se pencher sur les mots utilisés pour le qualifier.
Il serait insensé d’empêcher un historien de réutiliser un terme car celui-ci a été fondé dans un contexte bien précis, surtout que c’est une pratique courante. Il suffit de consulter un dictionnaire du XVIIe siècle pour remarquer l’évolution d’un mot. La voiture du XVIIe n’est pas celle de notre temps. Le bourgeois médiéval n’est pas le bourgeois de Karl Marx non plus. Les termes évoluent sans l’autorisation de l’historien, celui-ci doit donc toujours garder cet état de fait à l’esprit et procéder à un important travail de définition et de justification pour faire correspondre un terme non destiné à cet usage. Malgré tout, s’il se refuse à cela, d’autres issues s’offrent à lui.
Dans le cas de l’iconoclasme, on peut se contenter d’utiliser les mots que l’on trouve dans nos sources. Au XVIIe, on parle plutôt de profanation, de sacrilège ou d’attentat pour qualifier ces destructions. Mais eux aussi ont des limites, ils ne couvrent qu’une partie des attaques.
Une autre opportunité réside à prendre une expression assez vaste, comme la « destruction » justement. On ne peut pas lui reprocher de ne pas être vaste, c’est même le contraire, elle l’est trop. Beaucoup de choses sont réunies sous cette bannière, ce qui vient plutôt complexifier le travail de l’historien.
Alors, l’historien peut utiliser un néologisme, mais là aussi, il faut savoir faire preuve de prudence. Le néologisme n’a pas à être un outil fantasque que l’historien doit utiliser en premier lieu, car le risque est de rendre l’historien passif.
Abuser des néologismes reviendrait à fuir le travail d’historien, car plutôt que de faire un important travail de définition, de rechercher pour trouver un terme acceptable dans nos sources, on peut préférer la facilité d’un nouveau mot.
L’historien doit aller au cœur des concepts, les comprendre, et si les limites qu’ils contiennent sont trop grandes, il peut se permettre le néologisme.
Pourtant, il doit rester attentif, car, comme l’affirmait l’historien Marc Bloch ici : « Une nomenclature imposée au passé aboutira toujours à la déformer, si elle a pour dessein ou seulement pour résultat de ramener ses catégories aux nôtres, haussées, pour l’occasion, jusqu’à l’éternel. ». Il nous paraît donc souhaitable de privilégier l’utilisation de termes existants dans un premier temps et si possible présent dans les sources pour pouvoir être au plus près de la période étudiée.
Ainsi, on comprend à partir de ce bref développement autour de la notion d’iconoclasme, les enjeux de l’historien autour des mots. Une importante réflexion doit accompagner l’historien pour savoir vraiment autour de quels termes il organise son futur travail. On ne saurait terminer cette réflexion sans laisser le dernier mot à Marc Bloch, une nouvelle fois, qui, dans sa magistrale Apologie pour l’histoire, dans une partie dédiée à « La nomenclature », concluait ainsi :
« Conçoit-on un chimiste disant : « il faut, pour former une molécule d’eau, deux corps : l’un fournit deux atomes, l’autre un seul : dans mon vocabulaire, c’est le premier qui s’appellera oxygène et le second hydrogène » ? Si bien définis qu’on les suppose, des langages d’historiens, côte à côte alignés, ne feront jamais le langage de l’histoire.
[…]
Un jour viendra, sans doute, où une série d’ententes permettront de préciser la nomenclature, puis, d’étape en étape, de l’affiner. Alors même l’initiative du chercheur conservera ses droits ; en approfondissant l’analyse, il remanie nécessairement le langage. L’essentiel est que l’esprit d’équipe vive parmi nous. Il faut que l’historien renonce à détourner inconsidérément de leur sens les mots déjà reçus (mieux vaut, si besoin est, une franche création), qu’il s’interdise de rejeter, par caprice, ceux qui ont déjà fait leurs preuves ; qu’usant de définitions soigneuses, il le fasse avec le souci de rendre son vocabulaire constamment serviable à tous. La tour de Babel a pu fournir, à un ironique Démiurge, un spectacle assez plaisant. Elle serait pour une science un fâcheux modèle. »
Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Marc Bloch
Quelques liens et sources utiles
AUZÉPY Marie-France, L’iconoclasme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2006.
BLOCH Marc. Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Malakoff, Dunod, coll. « EKHO »2020. (Paris, Armand Colin, 1949)
CHRISTIN Olivier, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1991.
GAMBONI Dario, La destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, trad. Estelle Beauseigneur, Dijon, Les Presses du réel, 2015. (Londres, Reaktion Books, 1997)