L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Être un esclave sur l’île de la Réunion du XVIIe au XIXe siècles

Dans le sud-ouest de l’océan Indien, les navigateurs indonésiens et arabes ont contribué à installer le système de l’esclavage.
Convoi d’esclaves. In « Aventures de six français aux colonies. Bonnefont, Gaston. 1890 » - Musée historique de Villèle | Domaine public
Convoi d’esclaves. In « Aventures de six français aux colonies. Bonnefont, Gaston. 1890 » – Musée historique de Villèle | Domaine public

L’île de la Réunion n’échappe pas à l’utilisation massive de la main d’oeuvre servile. Afin d’augmenter rapidement la démographie, et ne pouvant compter sur une migration européenne limitée, le pouvoir à recourt à ce commerce, alors bien implanté dans l’océan Indien. Dès lors, l’esclavage est aussi ancien que les premiers peuplements sur l’île. Peuplée à partir du XVIIe siècle par les Français, l’île devient un lieu de peuplement fixe à la fois pour les colons et pour les esclaves. Ceux-ci sont majoritairement originaires de Madagascar, un centre important du commerce négrier de l’océan Indien.

Le recours aux esclaves pour viabiliser les colonies

Longtemps limité à la Méditerranée et au Nord de l’Afrique, l’esclavage se développe lors des Grandes Découvertes, notamment de l’Amérique avec l’exploitation de ressources, comme la canne à sucre, le café ou bien le coton. Les colons européens déciment les populations locales, volontairement ou involontairement (épidémies), très vite les bras se font rares pour viabiliser cet immense territoire.

Dès lors se développe à échelle internationale le commerce négrier, qui voit en l’exploitation humaine des populations noires, vers tous les territoires sous domination européenne (Amérique du Nord, Amérique du Sud, Caraïbes, Océanie, Afrique, etc). Dans le cadre de l’île Bourbon, les Français se lient avec les commerçants locaux, pour trouver leurs esclaves.

Transport d'esclaves en Afrique centrale, 1919 - Rudolf Cronau | Domaine public
Transport d’esclaves en Afrique centrale, 1919 – Rudolf Cronau | Domaine public

Un commerce négrier déjà implanté

La France peut se reposer sur un commerce esclavagiste solide dans l’océan Indien. Ce lieu est en effet sillonné depuis des siècles, à la fois par les Africains, les Arabes et les Asiatiques. Le commerce est fréquent et complètement intégré dans les sociétés littorales. C’est notamment le cas de la culture swahili, implantée dans plusieurs villes le long de la côte Est africaine.

Cet historique marchand est attesté depuis le Ve siècle après Jésus-Christ avec la présence des Indo-Mélanésiens, ainsi que le pays des Zanj. Des peuples téméraires réalisaient la traversée, entre l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. Ce commerce florissant pousse les Indiens, les Chinois et les Arabes à l’intégrer, permettant le mélange d’objets précieux, comme de la porcelaine de Chine ou bien de l’ivoire.

Rapidement, les esclaves deviennent une marchandise, qui se vend aux quatre coins de l’océan Indien. Des marchands opèrent sous forme de razzia le long des côtes africaines, tandis que des tribus africaines en guerre, vendent leurs prisonniers au plus offrant.

Le développement de ce commerce s’explique par la présence musulmane aux portes de l’Afrique. L’Islam autorise l’esclavage, mais pas de frère musulman, poussant donc les marchands à chercher leur marchandise toujours plus loin en Afrique. L’installation des Arabes et l’instauration de l’esclavage, s’intègrent donc complètement dans l’organisation des sociétés pré-coloniales.

Carte du commerce d'esclaves, en Afrique subsaharienne du fait de la traite négrière - KuroNekoNiyah | Creative Commons BY-SA 4.0
Carte du commerce d’esclaves, en Afrique subsaharienne du fait de la traite négrière – KuroNekoNiyah | Creative Commons BY-SA 4.0

Dans le sud-ouest de l’océan Indien, les navigateurs indonésiens et arabes ont contribué à installer le système de l’esclavage dans l’organisation des sociétés pré-coloniales. Ainsi dans les îles Comores et dans le Nord de Madagascar, au viiie siècle, l’esclavage est déjà un fait de société. Les commerçants arabes qui s’installent à Anjouan, à la Grande Comore, à Mohéli ou à Mayotte possèdent de nombreux esclaves ruraux ou urbains. […] Les populations d’origine africaine du Nord de Madagascar ─ les Betsimisaraka ou les Sakalava ─ deviennent à leur tour esclavagistes, achetant hommes, femmes et enfants en Afrique et les redistribuant auprès des différents groupes de populations déjà installées dans leur pays (Flacourt 1658). À Madagascar, aux Comores, en Afrique de l’Est, l’esclavage avant l’arrivée des Européens est donc devenu un véritable fait de société, un système inégalitaire qui n’est pas contesté par les pouvoirs politiques en place.

Sudel Fuma, “La Route de l’esclave et de l’engagé dans les îles et pays du Sud-Ouest de l’océan Indien”, Études océan Indien, 49-50 | 2013

L’arrivée des Européens dans l’océan Indien accélère la demande d’esclaves tant la main d’oeuvre pour exploiter les terres est importante. Le commerce se développe davantage, mais n’est pas créé par l’arrivée des Européens.

L’importance capitale de la main d’oeuvre esclave

La demande en main d’oeuvre répond à une volonté de la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales en 1715 d’exploiter la Réunion grâce des plantations de caféiers. Initialement, maître comme esclave vivaient de la même manière dans le manque et le travail. L’arrivée de plantation spéculative transforme l’île et les rapports entre les Hommes.

Au cours du XVIIIe siècle, l’île est donc viabilisée, des exploitations agricoles sont créées, des forêts coupées, des infrastructures installées. Néanmoins, les premiers convois sont espacés, et le développement de l’île est long et fastidieux. En 1735, sur les 9 000 habitants de l’île, 80% est esclave (7 200 individus).

La révolte d’esclaves de Saint-Leu en 1811 est un bon moyen de quantifier la population réunionnaise, et de comprendre l’importance de la main d’oeuvre esclave au développement de ces territoires ultra-marins de la France.

Administrée par les Britanniques depuis 1809 après une guerre entre les deux puissances coloniales, l’Île Bourbon connaît une importante révolte entre le 5 et le 11 novembre 1811. Réprimée dans le sang, la révolte a permis aux historiens d’étudier la population esclave de l’époque. Dans ce sens plusieurs chiffres sont à retenir :

  • 1793 : 35 000 esclaves, pour 10 000 libres ;
  • 1825 : 71 000 esclaves, pour 25 000 libres.

L’estimation pour la révolte de 1811 table sur plus de 50 000 esclaves. Le rapport de force numérique entre esclave et libre est parfois dramatique, permettant à l’un de prendre l’avantage sur l’autre. C’est notamment le cas dans la capitale (Saint-Leu à l’époque), où 5 000 esclaves côtoyaient 500 libres.

Esclaves, affranchis, ouvriers libres

La population laborieuse la plus substantielle demeure celle des esclaves, occupant divers rôles plus ou moins ardus. On retrouve des esclaves travaillant dans les plantations agricoles, dans l’industrie, dans les ports, ainsi que dans l’intendance domestique des demeures des maîtres.

Le sort le plus accablant est sans doute celui des esclaves assignés aux exploitations agricoles, l’ampleur des exigences y est sans égale. Des esclaves originaires de secteurs industriels ou portuaires, ayant été mutés, témoignent eux-mêmes de l’inhumanité de ces conditions. Ces travailleurs agricoles, souvent familiarisés avec les méthodes culturales tropicales, œuvrent sans relâche près de 14 heures par jour, leurs journées de labeur se prolongeant parfois même sous les nuits de pleine lune durant la saison des récoltes.

Quant aux esclaves affectés aux travaux portuaires, ils sont généralement requis pour les tâches de batelage, manœuvrant les embarcations avec une expertise acquise par l’expérience. Par ailleurs, certains esclaves détiennent des compétences spécifiques qui les classent en une catégorie à part. Ces derniers, charpentiers, forgerons, menuisiers, voire ouvriers dans les manufactures de sucre, apportent un savoir-faire unique, précieux pour l’économie de l’époque.

Pour ce qui est des esclaves plus âgés, ils sont souvent relégués à des postes de surveillance, tels que gardiens de réserves ou de poulaillers. Leur responsabilité est lourde, car la moindre irrégularité dans les stocks peut leur coûter très cher.

Les tâches domestiques sont assurées par un autre groupe d’esclaves, notamment par les femmes appelées « nénènes », assignées à la charge des enfants des maîtres. Enfin, certains esclaves occupent une position hiérarchique particulière : les commandeurs. Ce sont en quelque sorte les régisseurs d’esclaves, munis de fouets, qui supervisent les groupes d’esclaves et répondent directement aux maîtres.

Pour autant, la vie n’est pas plus rose pour les autres ouvriers ; nous traitions le sujet dans un autre article intitulé : « Les ouvriers au XIXe siècle, le cas de La Réunion« . Considérés comme une simple main-d’œuvre, leurs conditions sont exécrables.

En ce qui concerne les esclaves affranchis, ils le deviennent pour certains après plusieurs années de labeur, ou par humanité de leur maître. Offrant à la plupart un lopin de terre, les affranchis deviennent de fait des « habitants », maintenant néanmoins la structure de la société en place. En effet, de nombreux Créoles deviennent des esclavagistes et des partisans de l’esclavage, alors qu’héritier de cette terrible histoire.

C’est en tout cas la réalité qui existait pour les affranchis jusqu’en 1848, date de l’abolition définitive de l’esclavage en France.

Femme Paria ; Négresse Créole ; Yambane ; Noir Créole ; Négresse de pioche (Divers personnages et un volatile),
Coll. Archives Départementales de La Réunion - Jean Baptiste Louis Dumas | Domaine public
Femme Paria ; Négresse Créole ; Yambane ; Noir Créole ; Négresse de pioche (Divers personnages et un volatile), Coll. Archives Départementales de La Réunion – Jean Baptiste Louis Dumas | Domaine public

Vers l’abolition de l’esclavage sur l’île Bourbon

La première abolition de l’esclavage sur le territoire français a lieu le 4 février 1794. C’est un événement historique majeur : la Convention nationale déclare pour la première fois l’abolition de l’esclavage, et ce, près de quatre années après que l’Assemblée ait adopté la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cependant, si cette abolition est mise en application dans l’ensemble des colonies françaises, deux exceptions subsistent : l’île Bourbon et les Mascareignes ne sont pas concernées.

Tragiquement, cette avancée significative pour les droits humains est rétractée en 1802.

Un mouvement réfractaire de la part des propriétaires

Le 20 décembre 1848 marque une date historique pour l’île de la Réunion : tous les esclaves de l’île accèdent à la citoyenneté française. Ces nouvelles et nouveaux citoyens français font désormais partie d’une France marquée par de profondes inégalités et des injustices criantes. La société est dominée par les grands propriétaires et les capitalistes, qui règnent sans partage sur une population laborieuse et désespérément pauvre.

Cette émancipation intervient en effet six mois après l’émission du décret d’abolition de l’esclavage par le gouvernement de la République française. C’est Joseph Napoléon Sébastien Sarda, plus connu sous le nom de Sarda-Garriga, commissaire général de la République, qui apporte le précieux décret à la Réunion, avec en poche le titre de gouverneur. À peine a-t-il posé le pied à Saint-Denis, le 19 octobre, qu’il promulgue le décret d’abolition, qui entre en vigueur dès le 20 décembre 1848.

L’émancipation de ces esclaves suscite néanmoins des craintes parmi les anciens propriétaires d’esclaves, et pour cause : l’arrivée de cette nouvelle masse citoyenne sur l’échiquier électoral bouleverse les équilibres. Sur l’île de la Réunion, un mouvement créole se mobilise avec pour objectif de remettre en cause les privilèges des propriétaires terriens. Leur volonté est de garantir aux citoyens de couleur les mêmes droits que le reste de la population.

Pour contrer cette menace, le suffrage universel est limité par l’adoption de la loi dite « des Burgraves », le 31 mai 1850. Cette loi a pour conséquence de réduire d’un tiers le corps électoral, en instaurant une condition de résidence minimale de trois ans, excluant de facto une grande partie de la population pauvre. Cette loi discriminatoire est finalement abrogée le 2 décembre 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte.

Malheureusement, les élections qui ont lieu après l’abolition de l’esclavage ne sont pas représentatives de la nouvelle composition du corps électoral. De nombreuses pressions s’exercent sur les nouveaux votants, nombre d’entre eux s’abstenant finalement de se rendre aux urnes. La classe dominante continue alors à contrôler la vie politique de l’Île Bourbon, malgré le bouleversement social que représente l’émancipation des esclaves.

Les affranchis d’avant 1848

Avant 1848, les esclaves affranchis avaient l’opportunité de grimper l’échelle sociale, un changement souvent facilité par le soutien de leurs anciens maîtres. Cependant, après 1848, le contexte social évolue radicalement. Les esclaves libérés sont poussés vers une crise humanitaire, contraints de rejoindre le prolétariat, cette classe laborieuse qui vend sa force de travail pour survivre.

Cela dit, il n’est pas impossible pour les affranchis post-1848 de s’élever au-dessus de leur condition, notamment s’ils possèdent un talent particulier qui leur permet de devenir artisans, tels que des ébénistes, des forgerons, et autres métiers similaires. Néanmoins, ces histoires de réussite restent l’exception plutôt que la norme, car la société de l’époque demeure profondément imprégnée de racisme, n’accordant pas les mêmes opportunités à tous les citoyens français.

L’accès à la propriété, aspect crucial de l’ascension sociale, évolue également au cours du XIXe siècle. Tous les nouveaux affranchis ne bénéficient pas du statut de propriétaire, contrairement à beaucoup d’anciens esclaves libérés. Il n’y a donc pas de véritable mobilité sociale pour ces nouveaux citoyens. En effet, auparavant, les anciens esclaves pouvaient souvent devenir propriétaires d’un petit bout de terre, suffisamment grand pour y construire une maison et parfois même pour exploiter la terre.

Ainsi, ces nouveaux affranchis se retrouvent absorbés par la masse prolétaire. Pour en savoir plus sur ce sujet, nous vous invitons à consulter notre article intitulé : « Les ouvriers au XIXe siècle, le cas de La Réunion« .

La vision mémorielle de l’esclavage à la Réunion

En 1998, coïncidant avec le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, le Conseil départemental lance un programme audacieux de commandes artistiques destiné à honorer la mémoire des esclaves de l’île de la Réunion. Le but est de construire à travers le territoire réunionnais un grand mémorial de l’esclavage pour inviter les générations actuelles et futures à perpétuer le souvenir de cette époque.

Ce projet, qui s’étend sur plusieurs années, a initialement fait appel à cinq sculpteurs réunionnais de renommée, profondément enracinés dans la culture locale : Jack BENG-THI, Gilbert CLAIN, Thierry FONTAINE, Alain PADEAU et Eric PONGERARD. Chacun d’eux a été chargé de concevoir divers éléments de ce mémorial collectif, destiné à être déployé dans les 24 communes de l’île. Toutefois, le projet a pris fin avec la mise en place des premières installations à la fin de l’année 1998.

Depuis lors, d’autres artistes, tels que Richard VILDEMAN, David IMAHO, Marco AH-KIEM, ont pris part à cet effort de mémoire à l’invitation des communes ou des associations, et leurs contributions ont été recensées.

En 2018, le département a commandé une série de photographies au photographe Ibrahim MULIN pour documenter les œuvres réalisées. Les images obtenues grâce à cette campagne photographique ont été ajoutées à la collection du musée de Villèle et mises à disposition en ligne.

Au fil du temps, toutes ces réalisations, qui se sont transformées en autant de lieux de mémoire, ont « créé de nouveaux espaces ». Leur préservation et leur valorisation sont assurées par les municipalités dans lesquelles elles sont situées et par les habitants des quartiers concernés.

Quelques sources et liens utiles

Ce travail repose sur plusieurs lectures, mais l’une d’elle est à part. Un livre acheté dans une boutique de l’île justement a marqué mon désir d’en apprendre plus : Olivier Fontaine, Histoire de la Réunion et des Réunionnais : quelques mises au point, Orphie, 2017.

Académie de La Réunion, Escales : Anthologie des récits de voyage à Bourbon et à La Réunion. Tome 2, Saint-Denis (Réunion), Orphie, coll. « Les introuvables de l’océan Indien », 2019

Sudel Fuma, “La Route de l’esclave et de l’engagé dans les îles et pays du Sud-Ouest de l’océan Indien”, Études océan Indien, 49-50 | 2013

Jean Heffer, William Serman, Des révolutions aux Impérialismes, 1815-1914, Hachette, 2006

Jean-François Klein, et Bruno Marnot, Les Européens dans les ports en situation coloniale : XVIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015

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