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Les ouvriers au XIXe siècle, le cas de La Réunion

Les ouvriers au XIXe siècle deviennent une classe laborieuse très précaire, certains partent vers les colonies pour une meilleure vie.
La culture du café à l'île de Bourbon, une aquarelle début du XIXe siècle - J. J. Patu de Rosemont | Domaine public
La culture du café à l’île de Bourbon, une aquarelle début du XIXe siècle – J. J. Patu de Rosemont | Domaine public

Suite à notre premier article sur l’arrivée des hommes sur l’île de La Réunion, nous abordons aujourd’hui un deuxième sujet qui porte sur les conditions de vie des ouvriers au XIXe siècle. L’objectif est de mettre en perspective la vie des hommes et des femmes de l’Hexagone par rapport à leurs homologues de l’île de La Réunion.

L’histoire nous a souvent présenté des hommes fatigués par leur travail de força. Ils ont été réduit en esclavage avec l’obligation de travailler parfois jusqu’à la mort tandis que d’autres, sans être esclave, étaient contraints à travailler pour des seigneurs sans possibilités d’évoluer ou de changer de milieu… contraints au servage toute leur vie.

La Révolution industrielle, souvent oubliée et pourtant si proche de nous, a plongé des millions de travailleurs dans la précarité. Une nouvelle classe laborieuse est apparue : les ouvriers.

Abolition de l’esclavage, fin du régime des grands propriétaires

Le 20 décembre 1848, la IIe République a aboli l’esclavage en France et dans les colonies. Les grands propriétaires de l’île de La Réunion ont alors perdu leur main-d’œuvre esclave, qui provenait de l’Afrique de l’Est et de Madagascar.

Les nouveaux affranchis ont pu devenir des électeurs grâce au suffrage universel nouvellement accordé par la République. Le corps social de l’île a été profondément transformé, mais les pratiques antérieures semblent avoir persisté. La pression exercée par les anciens maîtres sur les affranchis a réduit leur marge de manœuvre et ils n’ont pas pu prendre pleinement possession de leurs nouveaux droits.

Une nouvelle catégorie de travailleur

Avant l’abolition, les affranchis obtenaient de leur maître un petit lopin de terre qui leur permettait de construire une case créole et parfois même de cultiver des produits agricoles pour subvenir à leurs besoins voire pour en vivre.

Après l’abolition, une vague importante d’affranchissement a eu lieu, mais cela n’a pas permis de fournir à tous ces nouveaux citoyens un espace de vie. Les anciens maîtres n’avaient pas l’obligation de le faire, et les autorités ne souhaitaient pas intervenir.

Les anciens esclaves étaient devenus des Français, ce qui avait modifié leur statut politique et social, mais pas leur statut économique. Le modèle économique repose désormais sur de multiples catégories d’individus, tels que les paysans, une petite classe moyenne, et surtout une importante classe de travailleurs dont la valeur ajoutée est leur force de travail physique.

Livret d’engagé. 1901 - Coll. Archives départementales de La Réunion | Domaine public
Livret d’engagé. 1901 – Coll. Archives départementales de La Réunion | Domaine public

Ces différentes catégories de travailleurs sont gérées et organisées par de grands capitalistes et propriétaires fonciers qui possèdent l’ensemble des moyens de production.

À la suite de l’abolition, les affranchis ont reçu un livret de travail qui les obligeait à s’engager en tant qu’ouvriers agricoles, souvent dans les exploitations de leurs anciens maîtres. Ce livret de travail permettait aux autorités de contrôler les individus, notamment en ce qui concerne leurs activités et leurs déplacements.

Les règles étaient les mêmes que celles appliquées aux ouvriers de l’Hexagone.

Les ouvriers de l’un et l’autre sexes employés aux manufactures, usines, mines, minières, carrières, chantiers, ateliers, et autres établissements industriels, ou travaillant chez eux pour plusieurs patrons, sont tenus de se munir d’un livret. – Ce livret contient le nom et les prénoms du porteur, son âge, son signalement, son lieu de naissance, la désignation de sa profession, et le nom du maître pour qui il travaille ou a travaillé. En tête sont inscrits les règlements et articles de lois concernant les livrets. […]

L’ouvrier qui quitte un établissement doit, avant de se retirer, présenter son livret au patron qui y inscrit la date de la sortie, l’acquit des engagements, et, s’il y a lieu, le montant des avances dont l’ouvrier serait débiteur. Le livret peut (…) servir de passeport pour la direction fixe qu’il doit indiquer. il est interdit aux chefs d’établissements d’employer un ouvrier qui n’a pas de livret en règle ; […].

Tout ouvrier qui ne remplit pas l’obligation du livret est passible d’une amende de 15 F prononcée par le tribunal de police, et, suivant les circonstances, d’un emprisonnement de 1 à 5 jours ; la même peine est encourue par le chef d’établissement qui emploie un ouvrier sans livret […].

Quiconque a fabriqué un faux livret ou falsifié un livret véritable, ou fait sciemment usage d’un livret faux ou falsifié, tout ouvrier coupable de s’être fait délivrer un livret, soit sous un faux nom, soit aux moyens de fausses déclarations ou faux certificats, ou d’avoir fait usage d’un livret qui ne lui appartenait pas, est puni d’un emprisonnement de trois mois à un an.

Guillaume Belèze, Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne contenant les notions d’une utilité générale et d’une application journalière et tous les renseignements usuels, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1862

La vie n’est pas plus aisée pour les populations pauvres, car elles sont soumises à un contrôle total et la moindre erreur peut entraîner une punition terrible. Bien qu’elles soient en théorie en complète possession de leur liberté, les populations ouvrières sont victimes du capitalisme.

Chacun est libre de devenir ce qu’il souhaite par sa propre volonté, mais la pression exercée par les puissants limite leur réussite et les réduit à de simples travailleurs jetables.

L’un des espoirs de cette population ouvrière est de se rendre dans les centres urbains pour vivre de leur talent, mais ils sont nombreux et le travail manque, ce qui entraîne du vagabondage. Les autorités préfèrent réprimer cette pratique plutôt que de trouver des solutions pour permettre à chacun de donner un sens à son humanité.

Arrivée de travailleurs de l’Hexagone, d’Afrique et d’Inde

L’île de La Réunion a été le théâtre d’une migration forcée et volontaire de milliers de personnes, à la fois en provenance de l’Hexagone, notamment au début de la colonisation, puis de l’Afrique avec le commerce des esclaves, mais aussi de l’Inde, et notamment de Pondichéry, l’un des comptoirs français en Inde.

Au XVIIe siècle, ce sont des ouvriers européens qui sont engagés pour exploiter et mettre en valeur l’île de La Réunion. Ils participent à la première vague de travailleurs, qui sont ensuite remplacés par des esclaves. La Compagnie des Indes débarque les premiers travailleurs engagés en 1665, mais les conditions de vie sont effroyables et la grande majorité d’entre eux meurent avant la fin de leur contrat avec la Compagnie. De plus, les moyens mis à disposition par la Compagnie sont limités, cette dernière préférant d’autres territoires à l’île Bourbon (ancien nom de l’île de La Réunion), laissant les engagés se débrouiller seuls.

Les engagés ont des métiers spécifiques qui doivent permettre le développement de l’activité économique de l’île, tels que tonnelier, tailleur de pierre, charpentier, serrurier, maçon ou encore armurier. La Compagnie des Indes est chargée de nourrir et loger les engagés durant toute la période de leur contrat. À partir de 1767, avec la rétrocession de l’île à la couronne, l’arrivée d’engagés cesse. Ce sont désormais les initiatives privées qui sont encouragées par le pouvoir afin de développer l’île.

C’est à partir de 1829 que le système des engagés est réemployé sur l’île, car il y a un véritable manque de main-d’œuvre. Les travailleurs et affranchis préfèrent tout mettre en œuvre pour devenir « Habitants », ce qui réduit le nombre d’artisans qualifiés, de travailleurs et d’ouvriers disponibles. Pour résoudre ce problème, les autorités font appel à des engagés indiens. Dans un premier temps, les conditions de transport de ces ouvriers sont effroyables, mais à la suite de l’abolition de l’esclavage en 1839, les autorités réglementent le transport.

Ainsi, à cette époque, il était préférable d’être un Indien se dirigeant vers l’île de la Réunion qu’un Irlandais se rendant aux États-Unis.

Travaux exécutés au port de Saint-Pierre (île de la Réunion). Biou, graveur, Maurand, graveur ; d’après M. Roussin. In « Le Monde Illustré ». 1861. Estampe - Coll. Musée historique de Villèle. Fonds Michel Polényk | Domaine public
Travaux exécutés au port de Saint-Pierre (île de la Réunion). Biou, graveur, Maurand, graveur ; d’après M. Roussin. In « Le Monde Illustré ». 1861. Estampe – Coll. Musée historique de Villèle. Fonds Michel Polényk | Domaine public

Le taux moyen de mortalité à bord des coolies ships reliant l’Inde aux colonies d’Amérique était de 2,7%. Le voyage étant moins long – de l’ordre d’une trentaine de jours de traversée – le taux de mortalité à bord des navires de la Compagnie Générale Transatlantique reliant Calcutta à La Réunion était infime voire nul.

Éric Saugera, Bordeaux port négrier, XVIIe – XIXe siècle, Paris, Karthala, 1995

Cette situation met en lumière les tensions entre la France et l’Angleterre. L’Empire britannique se saisit souvent des drames ponctuels qui surviennent malgré tout sur les lignes françaises pour discréditer son rival, bien que les critiques soient formulées très rarement pour le transport des populations africaines et malgaches, qui mériteraient pourtant d’être dénoncées. Les conditions de transport pour ces populations étaient en effet effroyables.

Ouvrier étranger, un espoir de mieux ailleurs

Être un travailleur engagé, peu importe la provenance, que ce soit de Madagascar ou d’Inde, consiste à être recruté pour un contrat visant à mettre en valeur les exploitations agricoles sur un territoire de la France, pour une durée de trois à cinq ans. Durant le XIXe siècle, ce sont surtout des Indiens qui participent à ce type de recrutement.

Ces travailleurs souhaitent quitter une existence incertaine et misérable, dans un système de castes empêchant tout avenir meilleur. Les ports d’expédition sont Pondichéry et Karikal. Cette migration est souvent limitée par les autorités locales ou par l’Empire britannique qui souhaite conserver son influence sur la région. C’est pourquoi les autorités françaises cherchent à rendre le trajet vers La Réunion aussi confortable et sûr que possible pour les Indiens.

Néanmoins, l’immigration indienne est un détail qui s’inscrit dans un système plus vaste poussant des millions de travailleurs à espérer un meilleur avenir ailleurs dans le monde. Ainsi, des Européens sans terres, des ouvriers sans usines ou encore des artisans sans avenir décident d’embarquer pour des destinations inconnues et lointaines.

Au XIXe siècle, le travail manuel est considéré comme une marchandise, au même titre que les matières premières.

Jean Heffer, William Serman, Des révolutions aux Impérialismes, 1815-1914, Hachette, 2006

Cette situation existe donc sur l’île de La Réunion, mais aussi dans le bassin parisien ou dans le nord de la France. Les ouvriers étrangers sont employés pour des salaires dérisoires, que les Français n’acceptent pas. Ainsi, des Belges sont par exemple employés comme ouvriers agricoles en France.

Pour l’Hexagone les ouvriers étrangers sont des Belges, des Italiens, des Espagnols, en somme des travailleurs des pays étrangers, qui ont des contrats de trois à cinq ans, que nous pourrons considérer comme saisonniers. Ils sont au nombre de 800 000 au milieu du XIXe siècle.

Pour l’île de La Réunion, les ouvriers étrangers sont également des habitants des territoires limitrophes, comme l’Inde, Madagascar, l’Arabie ou l’Afrique de l’Est.

Carte extraite de « Tableau Géographique et Statistique des Professions françaises orientales ». Baudoin frères. 19e siècle. Estampe - Coll. Musée historique de Villèle | Domaine public
Carte extraite de « Tableau Géographique et Statistique des Professions françaises orientales ». Baudoin frères. 19e siècle. Estampe – Coll. Musée historique de Villèle | Domaine public

Cependant, une grande différence existe entre les ouvriers de l’Hexagone et les ouvriers indiens de l’île de La Réunion : la protection et la considération dont bénéficient ces derniers de la part des autorités. Les ouvriers étrangers, mais aussi nationaux de l’Hexagone, sont complètement abandonnés à leur sort et considérés comme de la matière première.

En revanche, les Indiens bénéficient d’une protection particulière résultant d’accords avec l’Empire britannique, qui considère les Indiens sous contrat pour la France comme des sujets britanniques. Ainsi, la France doit leur fournir un logement, de la nourriture et des soins. Les Indiens sous contrat à l’île de la Réunion sont considérés comme les ouvriers les plus privilégiés du XIXe siècle.

Arrivée, à la Guadeloupe, des coolies travailleurs engagés pour les Antilles française Anonyme. 1858. Estampe - Coll. Musée historique de Villèle. Fonds Michel Polényk | Domaine public
Arrivée, à la Guadeloupe, des coolies travailleurs engagés pour les Antilles française Anonyme. 1858. Estampe – Coll. Musée historique de Villèle. Fonds Michel Polényk | Domaine public

La durée de travail pour l’ouvrier indien est fixée par son contrat à neuf heures et demie. Malgré tout, les journées de travail sont souvent rallongées, atteignant en moyenne à La Réunion quatorze à seize heures.

Dans l’Hexagone, les ouvriers belges travaillent entre treize et quinze heures dans les usines lilloises. En somme, les ouvriers sont poussés à travailler dès le lever du jour jusqu’à la tombée de la nuit, voire au-delà grâce à l’éclairage artificiel. Le manque de réglementation et l’inhumanité des employeurs réduisent la classe ouvrière à la mort.

L’âpreté de la concurrence pousse même les industriels à rogner le temps consacré aux repas, considéré comme du « temps perdu », et à forcer les salariés à manger tout en travaillant.

Jean Bron, Histoire du Mouvement ouvrier français. La contestation du capitalisme par les travailleurs organisés (1884-1950)

Dans les mines de fer, les aciéries du Sud-Est, les industries du verre, les ouvriers doublent une journée de travail tous les quinze jours quel que soit leur âge, c’est-à-dire qu’ils travaillent vingt-quatre heures de suite sans s’arrêter.

Olivier Fontaine, Histoire de la Réunion et des Réunionnais : quelques mises au point, Orphie, 2017

Un corps et un esprit qui se disloquent

Les conditions de travail sont effroyables. Le travail détruit les corps, provoque des maladies et réduit considérablement l’espérance de vie des populations ouvrières. Les accidents de travail, très nombreux, causent également des morts et des mutilations dans l’indifférence totale. Une tendance montre cependant que les patrons sont plus souvent condamnés par la justice à La Réunion que dans l’Hexagone.

La classe ouvrière est véritablement abandonnée. Il n’y a pas, à notre sens, de plus grand drame humain que cette période qui pousse des millions de personnes sur le chemin de l’exode à la recherche d’une vie meilleure.

Aucun garde-fou ne permet aux ouvriers et ouvrières de maintenir une once d’humanité. Les horaires de travail à rallonge déchristianisent l’Europe. L’habitat est réduit à peau de chagrin, avec des familles entières dans une même pièce.

Pour les agriculteurs, hommes, femmes, enfants et animaux dorment dans la même pièce. La nourriture est pauvre et réduite et nombreux sont ceux qui n’ont mangé de la viande qu’une ou deux fois dans leur vie.

Cabanes ou paillottes abritant les Malabares des sucreries à Bourbon. Jules Gaildrau. 1887. Estampe. In « La France coloniale illustrée : Algérie, Tunisie, Congo, Madagascar, Tonkin et autres colonies françaises… / par A.-M. G. », p. 225 - Coll. Bibliothèque départementale de La Réunion | Domaine public
Cabanes ou paillottes abritant les Malabares des sucreries à Bourbon. Jules Gaildrau. 1887. Estampe. In « La France coloniale illustrée : Algérie, Tunisie, Congo, Madagascar, Tonkin et autres colonies françaises… / par A.-M. G. », p. 225 – Coll. Bibliothèque départementale de La Réunion | Domaine public

En fait, la condition des travailleurs à La Réunion ne s’est pas améliorée après l’abolition de l’esclavage sur l’île, car les anciens esclaves ont rejoint les rangs des ouvriers et ont dû subir les mêmes conditions de vie et de travail misérables que les autres membres de la classe ouvrière.

Quelques liens et sources utiles

Ce travail repose sur plusieurs lectures, mais l’une d’elle est à part. Un livre acheté dans une boutique de l’île justement a marqué mon désir d’en apprendre plus : Olivier Fontaine, Histoire de la Réunion et des Réunionnais : quelques mises au point, Orphie, 2017.

Académie de La Réunion, Escales : Anthologie des récits de voyage à Bourbon et à La Réunion. Tome 2, Saint-Denis (Réunion), Orphie, coll. « Les introuvables de l’océan Indien », 2019

Éric Saugera, Bordeaux port négrier, XVIIe – XIXe siècle, Paris, Karthala, 1995

Guillaume Belèze, Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne contenant les notions d’une utilité générale et d’une application journalière et tous les renseignements usuels, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1862

Jean Heffer, William Serman, Des révolutions aux Impérialismes, 1815-1914, Hachette, 2006

Jean-François Klein, et Bruno Marnot, Les Européens dans les ports en situation coloniale : XVIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015

« L’engagisme indien au XIXe siècle à La Réunion », Musée de Villèle

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