Le 4 juillet 1848, Chateaubriand allait désemplir le monde. Lui, prévoyait, dans ses Mémoires d’outre-tombe, qu’il « descendrait hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité », jamais il n’en avait été si proche. Mais avant de se pencher sur la fin de son existence, retraçons brièvement sa vie.
« Splendeurs et misères de M. de Chateaubriand »
C’est en 1768 que François René naît à Saint-Malo, dans une vieille famille de la noblesse française. Connaissant une jeunesse assez sérieuse, on trouve en lui déjà les traits de sa personnalité à venir, à commencer par l’importante emprise de ses passions sur son existence.
Emporté par le flot des évènements, il ne cache pas une certaine attirance pour la fièvre pré-révolutionnaire. Cependant, son engouement est immédiatement fauché avec la prise de la Bastille et la violence qui en résulte : il s’en détourne, du moins en apparence.
Charles Maurras a eu quelques mots à ce sujet, propices à la réflexion, dans Trois idées politiques, affirmant que le vicomte de Chateaubriand voulait « les idées de la Révolution sans les hommes et les choses de la Révolution. »
Les voyages de Chateaubriand
Il commence alors, en 1791, son premier voyage, en Amérique du Nord (en suivront d’autres, notamment en Grèce, en Terre sainte…) desquels plusieurs œuvres émergeront : Atala, René, Les Natchez…
Après cinq mois d’absence, il revient en France et s’engage en 1792 auprès de l’armée des émigrés pour finalement être blessé quelques mois plus tard et s’exiler en Angleterre où il restera jusqu’en 1800. Au cours de cette période, des drames touchent sa famille. La femme qu’il a épousée en 1792, est emprisonnée pendant deux années, son frère et la belle-famille de ce dernier sont guillotinés puis en 1798, il apprend le décès de sa mère et de sa sœur.
Son retour en France est marqué par une certaine renommée littéraire avec Atala et René. Son style (l’exaltation du moi, les paysages enchantés…) comme l’exprime Milan Kundera fait de lui un modèle pour la « génération des Romantiques, éblouis par la mort dès l’instant où ils voyaient le jour ».
En parallèle de son activité littéraire, il entame une carrière politique sous le Consulat, ne cachant pas son enthousiasme pour le Premier consul.
Néanmoins, l’exécution du duc d’Enghien et la réduction des libertés avec la proclamation de l’Empire brisent son optimisme : il devient alors un important opposant au régime.
Avec la chute de l’Empire, il se prononce totalement en faveur de Louis XVIII et de la Restauration, il participe à son retour en 1815 et produit un important pamphlet contre l’empereur et son action : De Buonaparte et des Bourbons.
L’implication politique du vicomte
Commence alors une ascension politique pour le vicomte, notamment dans la diplomatie (Prusse, Angleterre, congrès de Vérone…). Il est l’un des architectes de l’expédition d’Espagne des années 1823 qui souhaite rendre à Ferdinand VII son trône. Finalement, il est défait de son rôle de ministre en 1824 en raison de désaccords. Malgré un rapide retour en 1828 dans un gouvernement, il revient sur sa décision dès 1829 et quitte ce gouvernement : c’est la fin de sa carrière politique.
Les Trois Glorieuses emportent alors le régime de la Restauration, pour laisser place à la monarchie de Juillet de Louis-Philippe Ier. Même si cette monarchie correspond assez bien aux convictions idéologiques du vicomte (une monarchie libérale, entre autres), il refuse catégoriquement d’y jouer un quelconque rôle : c’est un fervent légitimiste. Même s’il n’est plus au cœur du pouvoir politique, il se veut toujours impliqué, notamment dans la presse.
Son activité d’écrivain l’amène à continuer ses monumentales mémoires, tandis qu’il en profite également pour critiquer le gouvernement, notamment dans De la Restauration et de la Monarchie élective.
La Vie de Rancé
Son dernier ouvrage (sans compter les Mémoires) réside dans une biographie de l’abbé, Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, figure religieuse du XVIIe siècle et important réformateur de l’ordre cistercien.
Cette œuvre joue un rôle important pour le vicomte vieillissant, car elle est composée à la demande de son directeur spirituel, l’abbé Seguin. Dans cette vita, on trouve une « biographie lyrique par personne interposée » pour rejoindre le propos de Maurice Regard. Cet écrit est marqué par les « enchantements de la négativité », un trait de caractère que l’on retrouve dans ses autres œuvres (dans René, entre autres).
Cette négativité, cette mélancolie même, il la traduit par ses interventions dans le texte, en réalisant certains parallèles avec sa propre existence. Cette Vie de Rancé, rédigée par un homme usé par le temps et les passions, est une sorte de prolongation des mémoires, dans laquelle se mêle le drame du temps qui passe et les délices de l’enchantement.
« Tous mes jours sont des adieux. »
Si certains hommes, comme Victor Hugo (le même qui disait « vouloir être Chateaubriand ou rien ») sont restés dans la lumière jusqu’à leur mort, Chateaubriand n’a pas eu un tel traitement.
Éloigné de la vie politique, simple spectateur ou commentateur, il est assez loin du bruit. Le premier à l’avoir trahi, c’est son corps, avec les rhumatismes. Ses jambes et ses mains étaient les victimes du temps, et des déformations osseuses apparaissaient en conséquence. Le vieil écrivain ne pouvait même plus tenir sa plume sans être dérangé pendant ses crises.
Une fois la Vie de Rancé publiée en 1844, Chateaubriand entreprend le souhait de se retirer de la lumière qui continuait de l’éclairer. Sa principale occupation sera d’écrire les Mémoires d’outre-tombe. Terminées, et à l’abri, il se permettra quelques fois de les modifier pour y apporter des précisions.
Pourtant, une dernière importante modification vient changer le visage de cet homme à la fin de sa vie. La publication d’un tel ouvrage, avec certains passages concernant des évènements ou des individus, inquiète l’entourage de Chateaubriand et plusieurs critiques viennent à lui. En 1846, Chateaubriand prend alors la décision de couper son manuscrit : le document contenait 4 074 pages en 1845, pour en compter 3 514 en 1847.
L’autre grande occupation consistait en des visites à Juliette Récamier, femme de lettres et qui a longtemps tenu un important salon. Ces visites n’ont rien d’étonnant : Madame Récamier a été une des femmes que Chateaubriand a passionnément aimées, et qu’il aime toujours. Ces visites lui causèrent néanmoins un grave désagrément, quand, en 1846, à 78 ans, il chute en allant chez elle, se brisant la clavicule, aggravant encore l’état de son corps.
Enfin, le 9 février 1847, c’est un autre malheur qui accable l’écrivain. Sa femme, Céleste de Chateaubriand, s’éteint dans son lit. Cette union, qui n’était pas de sa volonté, n’engendre aucune descendance. S’il admet tout de même, dans ses mémoires, avoir tiré des bénéfices de ce mariage (notamment moraux, bien qu’ils soient, on le sait, aussi économiques), celui qui ne se sentait « aucune qualité de mari » garde de ce mariage mal assorti un goût assez amer, comme en témoignent certaines de ses pages :
« Je n’assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur… Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme. »
Mémoires d’outre-tombe, Livre II
« Je me prépare à mourir citoyen libre, royaliste fidèle et chrétien persuadé. »
La mort de Madame de Chateaubriand offrait alors l’occasion, pour l’écrivain et Juliette Récamier, de terminer leur vie ensemble.
La nouvelle de la chute de la monarchie de Juillet, qu’il n’a jamais accepté, vient jusqu’aux oreilles du mourant, qui, selon les Souvenirs d’Alexis de Tocqueville, se serait alors exclamé « C’est bien fait ! ». Victor Hugo nous offre, dans ses Choses vues, un autre point de vue : « M. de Chateaubriand ne disait rien de la République, sinon : Cela vous fera-t-il plus heureux ? »
Avec les dernières semaines du grand homme, se posait aussi la question de sa conscience : celle-ci était-elle vraiment en ordre ? Certaines de ses dernières positions étaient dérangeantes, pour exemple ses liens avec Félicité de La Mennais, ecclésiastique en froid avec les autorités religieuses. Pour éviter tout malentendu, on lui fit signer un texte de rétractation le 3 juillet. La veille, le 2 juillet, il recevait les derniers sacrements.
Le 4 juillet 1848, peu après huit heures, le vicomte s’est paisiblement éteint, veillé durant toute la nuit par Juliette Récamier. Victor Hugo, toujours dans les Choses vues, livre quelques détails de sa visite à son défunt maître, en décrivant notamment l’état du défunt, avec « sa poitrine affaissée et étroite et ses jambes amaigries ». Puis, le 8 juillet 1848, vinrent les obsèques. Ici encore, Victor Hugo nous livre un rapport, mais amer cette fois-ci :
« C’était trop et trop peu. J’eusse voulu pour M. de Chateaubriand des funérailles royales, Notre-Dame, le manteau de pair, l’habit de l’Institut, l’épée du gentilhomme émigré, le collier de l’ordre, la Toison d’or, tous les corps présents, la moitié de la garnison sur pied, les tambours drapés, le canon de cinq en cinq minutes, — ou le corbillard du pauvre dans une église de campagne. »
Mort de Chateaubriand, Choses vues
Ce ne sont que de simples obsèques qu’il reçoit à Paris, car des funérailles sont prévues ailleurs, et elles sont assez particulières. Chateaubriand est parvenu, après négociations, à obtenir sa sépulture sur une petite île proche de Saint-Malo, sur l’île du Grand-Bé. Ainsi, le 19 juillet, quand la marée le permet, au rythme d’une procession de prêtres et de marins, il atteignait enfin son sépulcre, pour y être bercé pour l’éternité.
Le mot de la fin revient ici à Gustave Flaubert, qui rendra hommage à François René de Chateaubriand, dans un récit de voyage qui se termine en Bretagne :
Par les champs et par les grèvesIl dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu’à ses pieds, où les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et l’hirondelle arrive au-delà des mers, longues et douves, elles lui apporteront la volupté et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s’écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René devenu froid, lentement, s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.
Quelques liens et sources utiles
BERCHET Jean-Claude, Chateaubriand, Paris, Gallimard, coll. « NRF Biographies », 2012.
CHATEAUBRIAND François René de, Mémoires d’outre-tombe, éd. Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1947-1950.
CHATEAUBRIAND François René de, Œuvres romanesques et voyages, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969.
DEGOUT Bernard, « Je ne suis plus que le temps » Essai sur Chateaubriand, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2015.