Le Tour de France reste avant toute chose, une compétition sportive, mais des intérêts financiers importants se cachent derrière cette course cycliste.
En effet, si elle est créée en 1903 par le journal Auto, c’est bien pour pouvoir booster ses ventes et ainsi gagner le combat économique qui l’oppose au journal Vélo.
Ensuite se met en place un système de sponsor qui permet aux marques, notamment de bicyclette, de faire de la publicité.
Le sportif, corps machine
Comme vu auparavant, le monde cycliste a tendance à se professionnaliser et à se réguler avec tout un règlement plus ou moins légitime. Des stars du cyclistes voient également le jour et le nombre de spectateurs augmente d’année en année.
L’intérêt financier augmente donc en conséquence et va parfois à l’encontre de l’esprit sportif et de la santé des coureurs. L’article d’Albert Londres exprime parfaitement cet aspect. Le sportif n’est considéré que comme un corps qui doit pédaler, réaliser des exploits et gagner des étapes afin de promouvoir la course et la marque qui le sponsorise.
Les trois coureurs qui s’expriment dans cet article, parlent des produits dopants et stimulants qu’ils utilisent pendant les étapes afin de gagner en performance, lignes 56 et 57 « -Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules. Ils en sortent trois boîtes chacun. ».
L’utilisation de ces produits semble être connue des organisateurs du Tour de France et malgré des règles parfois absurdes, ils le tolèrent. On comprend que c’est en partie grâce à cela qu’ils parviennent à réaliser de tels exploits, d’ailleurs ils estiment eux même que c’est cela qui leur permet d’avancer « nous marchons à la « dynamite ». » ligne 58.
L’utilisation de ces drogues durant les courses cyclistes permet d’atténuer la douleur durant l’effort mais également d’avoir de meilleures performances. On peut comparer le corps de ces sportifs à une machine qui ne fonctionne que lorsque l’on met du carburant dedans. Le corps des sportifs, en général, est véritablement utilisé à des fins commerciales et politiques. De plus, l’utilisation de tous ces produits est très dangereuse pour la santé et le corps de ces athlètes.
Henri Pélissier raconte, après avoir expliqué l’utilisation du dopage, le moment qui suit l’étape du jour : « La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l’œil dans l’eau. » lignes 60 et 61. Après ces quelques mots suit une description des séquelles physiques que subissent les coureurs, perte du sommeil, perte de poids ou encore d’ongles. Ils comparent en quelque sorte leur corps à un corps mort, qui reprend vie tous les matins, à l’aide de produits, pour recommencer la course. La difficulté physique et la comparaison à la machine sont également appuyées par le deuxième document, bien que sûrement non intentionnellement puisque la photo met en parallèle une voiture et un cycliste, aux traits tendus par l’effort et la souffrance.
Les trois sportifs professionnels qui sont interrogés par le reporter se plaignent bien sûr de toute cette utilisation de produits chimiques, mais ils sont conscients que le cyclisme est leur métier. Les choses ont changé au cours des années 20. Le corps de ces sportifs est en quelque sorte utilisé par d’autres pour arriver à leurs fins. Leurs corps et esprits sont les victimes d’un système de compétition doublé d’une entreprise à but commercial et lucratif.
Pas seulement un corps
On l’a compris le corps des sportifs forme une sorte de capital pour le Tour de France, il est le principal acteur mais également la plus grosse victime de cette organisation. Les cyclistes eux même se comparent à des bêtes de somme, ligne 73 : « Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons ». Ils acceptent de mettre leur corps à rude épreuve, que celui-ci soit utilisé à des fins publicitaires ou encore d’user de produits nocifs et aux effets encore mal connus.
Pourtant ils revendiquent une certaine forme d’honneur et de reconnaissance, non pas de la part du public, mais de la part des organisateurs. Les règles imposées par les organisateurs, et notamment Henri Desgranges, sont considérées par les frères Pélissier et Ville comme étant absurdes comme nous avons pu le voir.
C’est d’ailleurs la raison première pour laquelle ces trois coureurs n’ont pas continué la course. Il est pour eux dégradant de ne pas avoir leur mot à dire sur les règles, alors que ce sont bien eux qui y sont confrontés quotidiennement. Pélissier s’exprime ainsi à la ligne 23 : « Seulement, on n’est pas des chiens… », après avoir été questionné par Londres sur les raisons de son abandon.
On assiste donc vraiment à une grève de ces trois coureurs, qui profitent de l’attention des médias pour dénoncer les conditions dans lesquelles ils pratiquent leur profession. Les trois ont donc privé le Tour de France et ses organisateurs de la seule chose qu’ils avaient en leur possession, c’est à dire leurs propres corps. En faisant cela, ils prouvent bien qu’ils ne sont justement pas qu’un corps dénué de volonté ou de jugement mais bien des personnes à part entière.
Ils sont prêts à supporter le « calvaire » (ligne 50) du tour de France, ils acceptent le tourment, mais ne veulent pas de vexations comme l’indique Henri Pélissier lignes 74 et 75. Albert Londres précise également ligne 49 « Les Pélissier n’ont pas que des jambes, ils ont une tête et, dans cette tête, du jugement. » Encore une fois on essaye de faire passer le message aux organisateurs et au public que ces « surhommes » ne sont pas que des corps aux capacités extraordinaires mais bien des personnes normales avec des sentiments et du jugement.
Une grève sportive !
On remarque également une certaine forme de cohésion entre ces sportifs. Ils sont en compétition mais n’en restent pas moins des personnes qui subissent les mêmes choses. Les deux frères Pélissier ont donc abandonné ensemble, mus par une solidarité fraternelle, mais Ville qui a choisi de les suivre n’avait, lui, aucune raison de le faire. Il était d’ailleurs arrivé deuxième aux deux dernières étapes ce qui lui assurait déjà un bon classement. Il y a donc bien une solidarité dans le milieu des sportifs du Tour de France, qui tout en étant concurrents sont conscients d’avoir à défendre leurs intérêts ensemble. Dans l’article on ressent une fraternité entre les trois coureurs : Ils sont tous les trois dans un café en train de boire un chocolat et ligne 42 « ils s’embrassent par-dessus leur chocolat. »
Enfin, un dernier élément appuie l’argument que ces coureurs pensent à bien d’autres choses qu’à la seule course ou à l’exploit sportif. Cette interview en elle-même est un bon coup de pub personnel pour les Pélissier et notamment pour Henri. Henri est réputé comme quelqu’un d’assez orgueilleux et les conflits qui l’opposent à Desgranges sont connus de tous. Ici Henri peut porter atteinte à Desgranges personnellement et également à son entreprise, le Tour de France. Il ne faut pas oublier également que Le Petit Parisien est un journal concurrent de celui de Desgranges, L’Auto.
Enfin Albert Londres, tout en étant un reporter très talentueux, n’est pas un spécialiste du cyclisme ou du Tour de France. Cet article est donc bien une révolte des coureurs contre le Tour de France et contre leur condition qui les fait passer seulement pour des corps instrumentalisés, mais il faut aussi le remettre dans son contexte.
Une grande course de cyclisme
Le Tour de France est une compétition élitiste dans le monde du cyclisme. Elle fait partie des trois courses symboliques avec le Giro (Tour d’Italie) et la Vuelta (Tour d’Espagne). Il permet de réunir les meilleurs coureurs du monde, dans des épreuves extrêmement exigeantes.
Le corps est mis à rude épreuve et les dérives sont nombreuses, utilisations de drogues, triches etc. Dès lors l’organisation doit mettre en place des règlements stricts pour encadrer la course. Cette réglementation doit également correspondre aux attentes du public et des marques qui sponsorisent la course…
Ainsi, nous cherchions à répondre à notre problématique initiale : Le Tour de France est-il une compétition stimulant la vision du corps sportif dans la société d’entre-deux-guerres ? Malgré que le tour ne soit qu’une vitrine pour le journal l’Auto et les marques de bicyclettes, le corps en est le moteur.
Il doit pouvoir réaliser des étapes longues de plusieurs centaines de kilomètres, traverser des cols de plus en plus durs. Le corps se place comme une machine. Le coureur devient un être suprême capable des besognes les plus compliqués et exigeantes.
Cette vision du corps est pourtant trompeuse et surtout complètement biaisée par l’utilisation de dopant. En effet, les étapes du Tour demandent des capacités surhumaines, les hommes sont obligés de se doper pour maximiser leur capacité et répondre aux attentes à la fois de l’organisation, mais aussi du public.
Le corps est au cœur d’une vision mythologique, mais aussi politique, le Tour devient également un outil de propagande d’État, qui doit permettre de montrer la force de l’homme et des coureurs Français.
Aujourd’hui le Tour de France est toujours au cœur des rivalités (moins visibles) de la presse et des scandales de dopages et de triches. La technique s’est grandement améliorée, les vélos sont moins lourds et plus aérodynamiques au même titre que les équipements du coureur (casques, tenues, gants etc.), mais les capacités des coureurs ne suivent pas. Les règles antidopage se sont multipliées, mais les attentes du public ont augmenté, toujours plus d’actions, d’échappées, de vitesses. Le corps de l’homme atteint-il ses limites ? [1]
Quelques liens et sources utiles
Mignot, Jean-François. « I. L’histoire du Tour de France, reflet de l’émergence d’une culture de masse », Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. La Découverte, 2014, pp. 7-26.
Mignot Jean-François, « IV. Le spectacle du Tour de France », dans : Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. Paris, La Découverte, « Repères », 2014, p. 71-100
Chapel, Louise. « La fabrication du Tour de France : un réseau en action. (Enquête) », Terrains & travaux, vol. 12, no. 1, 2007, pp. 96-117.
Fumey, Gilles. « Le Tour de France ou le vélo géographique. », Annales de Géographie, t. 115, n°650, 2006. pp. 388-408.
Perera, Éric, et Jacques Gleyse. « Le dopage dans quatre grands périodiques sportifs français de 1903 aux années soixante. Le secret, le pur et l’impur », Staps, vol. no 70, no. 4, 2005, pp. 89-107.
Gaboriau, Philippe. « Les trois âges du vélo en France. », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°29, janvier-mars 1991. pp. 17-34.
[1] Nous évoquons bien le genre masculin, car dans le monde du vélo, la femme n’est que très peu représentée et ça encore aujourd’hui. Nous n’avons pas évoqué au sein de notre commentaire la prédominance du masculin, mais après relecture, il est nécessaire à notre avis, de le signaler.