L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

La place du corps dans le sport au début du XXe siècle

La place du corps a longtemps été taboue, surtout pour les femmes. Le développement de la pratique du sport modifie profondément la société
Rugby à XV féminin, avril 1929, match entre le Fémina Sport et les Hirondelles, à Paris - Le Cri de Toulouse | Domaine public
Rugby à XV féminin, avril 1929, match entre le Fémina Sport et les Hirondelles, à Paris – Le Cri de Toulouse | Domaine public

Le football apparaît en France à partir des années 1880, dans le nord-ouest et en région parisienne, sport originaire d’Angleterre, il connaît déjà un essor incroyable depuis le milieu du XIXe siècle.

La France, à la même période, opère une politique de promotion du sport, afin de ne pas reproduire l’échec de la guerre franco-prussienne. Une défaite avant tout considérée comme physique par les responsables politiques. La Prusse serait un pays davantage sportif, alors que la France aurait une population plus faible physiquement. Le sport devient donc le symbole du nationalisme et du soldat citoyen.

Remettre au sport la population

Cette période est marquée par l’émergence de grands programmes de médiatisation notamment avec la radio, la presse ou encore la création de fédérations sportives. Ce nouveau monde sportif apparaît, mais en incluant que très minoritairement la part féminine de la population.

Pierre de Coubertin – père des Jeux Olympiques modernes – s’exprimait de la sorte sur la place de la femme dans le sport à la fin du XIXe siècle :

« Les footballeuses, les boxeuses qu’on a tenté d’exhiber ne présentent aucun intérêt. Ce seront toujours d’imparfaites doublures. […] L’olympiade femelle est impensable, inintéressante, inesthétique et incorrecte »

Pierre de Coubertin

Une énième mise à l’écart des femmes

Il y a la crainte de la masculinisation des femmes, dès lors, elles sont cantonnées à des sports adaptés comme la gymnastique harmonique. Malgré cette ingérence masculine dans la vie des femmes, elles se mobilisent pour pouvoir être libres de pratiquer le sport qu’elles souhaitent.

Le 30 septembre 1917 a lieu le premier match féminin de football en France. Le match n’a toutefois pas d’envergure internationale, les deux équipes qui s’affrontent proviennent du même club.

Les deux premiers documents sont des photographies d’équipes féminines. Elles appartiennent à la collection Femina Sport qui n’est autre que le club homonyme fondé en juillet 1912 à Paris. Le club est créé par deux professeurs de gymnastique et il a pour objectif de faire la promotion du sport féminin, notamment par le biais du football, mais aussi du basket, de l’aviron ou bien de l’athlétisme.

La première photographie date de 1918 et la seconde de 1920, c’est une période qui est marquée par l’hégémonie du club Femina Sport avec son équipe de football.

L'équipe du Red Star le 20 décembre 1908 avant un match du championnat de Paris de deuxième série contre le Stade français - Agence Rol BnF | Domaine public
L’équipe du Red Star le 20 décembre 1908 avant un match du championnat de Paris de deuxième série contre le Stade français – Agence Rol BnF | Domaine public

Le second document est une photographie de l’équipe masculine Red Star de football. Elle appartient à la collection Adoc-photos, une agence privée d’archives de photographies historiques.

Le club est fondé en 1897, par Jules Rime, un visionnaire, considérant avec beaucoup d’enthousiasme l’aspect social du football et la professionnalisation des joueurs. Il devient le premier président de la Fédération française de football en 1919. Les trois photographies servent d’illustrations à la représentation du corps féminin et masculin au début du XXe siècle que ce soit sur la musculature, la stature, la posture, mais aussi l’habillement, la gestuelle etc.

Ces documents nous poussent à nous interroger sur la manière dont est modelé et codifié le corps des femmes et des hommes, notamment dans le cadre du sport. Pour répondre à cette interrogation, nous allons dans un premier temps entrevoir la place du corps au sein du sport, puis nous analyserons la différenciation vestimentaire entre les hommes et les femmes, puis pour terminer nous évoquerons les mutations orchestrées par les femmes au cours du XXe siècle, dans le cadre du sport.

Le sport une discipline masculine

Le sport est avant tout une discipline conçue par les hommes pour les hommes. La vision du corps sportif renvoie à un imaginaire masculin. L’homme doit être performant, viril et musclé. Les hommes qui composent l’équipe du Red Star illustrent cette vision, ils sont jeunes, musclés prennent une pose masculine : le torse bombé, la tête haute.

L’homme s’accomplit dans la pratique du sport, il devient plus fort, il renforce ses attributs masculins. À partir de 1870 un parallèle apparaît entre le sport et la guerre. La gymnastique devient une discipline importante au sein de l’armée et dans le monde civil. L’objectif est d’encadrer et de généraliser la pratique du sport dans la population, afin de transformer le citoyen en soldat.

Le corps doit être prêt à supporter la douleur, les blessures, les cicatrices, etc. Le sport permet de préparer le soldat avant son arrivée au service militaire ou à la montée au front. La photographie de l’équipe masculine se rapproche notamment des photographies militaires, les membres de l’équipe sont en ligne et au repos – dans le sens militaire – pour la plupart.

Une catégorie de sports féminins

Dès lors, la place de la femme est difficile à trouver dans un monde masculin et militaire. En effet, il y a la peur d’une masculinisation du corps de la femme et d’une perte des attributs féminins notamment avec l’androgynie du corps, qui pourrait effacer les seins, les hanches ou bien les rondeurs des femmes.

Pour les canons de l’époque les jambes des deux sportives Florence Redford et Carmen Pomiès se rapprochent trop des jambes masculines. La musculature de la jambe est travaillée et donc visible. Le corps de la femme possède de nombreuses représentations hétérosexuelles stéréotypées au début du XXe siècle.

Les femmes sont des épouses et des mères et leurs corps doivent illustrer cette condition. Les femmes sont cantonnées dans un premier temps à des sports considérés comme harmonieux et esthétiques, notamment la danse classique, la gymnastique harmonique, le sport sert à la représentation des rôles sexués. Ce développement pourrait supprimer les attraits physiques qui plaisent aux hommes. Malgré tout, une loi de 1882 permet aux femmes une pratique du sport. Loin de leur permettre de faire du football, la loi les invite à faire du sport pour les préparer « aux soins du ménage et aux ouvrages des femmes ».

Ainsi, Carmen Pomiès, Florence Redford, ou encore Alice Milliat et toutes les autres femmes qui s’organisent en clubs de sport, réservés initialement aux hommes, luttent contre cet encadrement patriarcal de la société sur leur corps, leurs loisirs et leur quotidien. La pression sociale de l’homme sur le corps est visible également sur une composante importante du corps, l’habillement.

Un habillement genré

L’un des faits qui marquent le plus la différence entre la photographie de l’équipe féminine et l’équipe masculine est l’habillement. Les hommes possèdent une tenue uniforme permettant de les différencier dans un match.

L’équipement s’apparente à peu de chose près aux équipements modernes, avec une chemise justaucorps, un short (appelé culotte), des chaussettes hautes et des chaussures de sport. La professionnalisation précoce du club grâce à son fondateur Jules Rimet permet l’adoption de ces tenues relativement modernes.

Les autres clubs au début du XXe siècle sont des regroupements d’ouvriers qui ne possèdent pas les fonds nécessaires pour maintenir une esthétique commune pour leur équipe. Les tenues se limitaient aux tenues les plus décontractées que possédaient les joueurs, typiquement des pantalons.

L’homme qui fait figure d’arbitre lors de la rencontre d’Angleterre-France féminin ne semble pas habillé adéquatement pour ses prérogatives. Il porte un béret, une veste, une chemise et une cravate et somme toute un short et des chaussettes hautes. Le col dur de sa chemise renvoie à la rigidité masculine, la cravate est originellement un objet vestimentaire réservé à l’armée puis aux hommes.

Le vêtement est codifié et renvoie à des réalités sociétales.

La première équipe de football de Femina-Sport, anonyme, 1918 - Fémina Sport | Domaine public
La première équipe de football de Femina-Sport, anonyme, 1918 – Fémina Sport | Domaine public

Ces réalités s’appliquent également aux femmes, mais dans un sens plus négatif. Les femmes qui composent l’équipe ne possèdent pas de vêtements qui s’adaptent à la pratique du sport. Les tenues ne sont pas uniformes, certaines portent des hauts en laine – vêtement lourd et chaud – couvrant le cou, d’autres des chemises.

Les hauts sont le moins moulant possible. Cette pression sociale est surtout visible sur la deuxième photographie. Les deux femmes, qui se saluent avant le coup d’envoi du match, portent des chemises très larges qui dissimulent leur poitrine et leur forme.

Le corps de la femme est hyper sexualisé, les attributs sexuels ne doivent pas être visibles, ceci expliquant la caractéristique des vêtements féminins. Pourtant les deux photographies sont à elles seules des preuves de contestations, notamment par le port de la cravate, objet d’habillement masculin, mais symbole de contestation pour les femmes dans les années 1920.

Rencontre féminine Femina-Sport, anonyme - Fémina Sport | Domaine public
Rencontre féminine Femina-Sport, anonyme – Fémina Sport | Domaine public

Le sport un moyen de militer

La pratique du sport féminin se réalise à l’encontre des recommandations vestimentaires de l’époque, notamment avec le short que portent les femmes sur la première et deuxième photographie. Ce vêtement au-dessus du genou est particulièrement provocateur, mais fait référence à une société qui change.

La fin de la Première Guerre mondiale provoque un changement dans la mode vestimentaire, notamment avec l’apparition des jupes courtes – en dessous du genou tout de même –, mais aussi la conception de vêtements plus confortables et pratiques pour le quotidien.

Ensuite, en s’appropriant le sport et l’imaginaire qui s’y apparente, les muscles, la puissance, la virilité, les femmes cherchent à contredire les lois masculines sur le désir du corps féminin. Il y a le souhait de mettre un terme à la fragilité et à l’oisiveté du corps féminin. Il est important d’intégrer que les femmes pendant une grande partie de notre histoire sont élevées dans l’ombre de l’homme.

Au début du XXe siècle, une vague de protestations commence à émerger. Les canaux de diffusions des idées féministes (égalitaristes ?) – dans le sens moderne du terme – sont nombreux et le sport en fait parti.

Militantisme pour l’égalité des sexes

Les femmes qui composent les équipes du club Femina Sport entrent dans cette mobilisation féminine pour la lutte de leur genre. Elles permettent d’ouvrir à l’ensemble des femmes, les portes de cette discipline initialement réservée aux hommes et encore très largement masculine. C’est notamment le leitmotiv du club Femina Sport, créé en 1912 par deux professeurs de gymnastique Auguste Sandoz et Pierre Payssé.

Le club se veut être la vitrine du sport féminin, avec la création d’équipe dans de nombreuses disciplines alors réservées à l’homme comme l’athlétisme, le cyclisme, le football, le basket etc. Ces clubs s’organisent en 1917 sous la forme de la Fédération des sociétés féminines sportives de France (FSFSF).

Il y a l’apparition de nombreuses compétitions, notamment le Championnat de France de football féminin FSFSF à partir de 1919. Ainsi, des clubs français se rencontrent, puis des clubs internationaux, la deuxième photographie illustre parfaitement la renommée croissante qu’acquière le football féminin, non sans s’attirer les foudres des biens penseurs masculins de l’époque.

Les fédérations masculines arrivent en 1921 en Angleterre, et en 1933 en France à stopper temporairement les rencontres footballistiques féminines, dans l’espoir de rétablir la hiérarchie sexuelle et donc la domination masculine sur le corps féminin.

Le sport comme état de la France au XXe siècle

La France, du début du XXe siècle, est profondément masculine et misogyne. Le corps est au centre de la hiérarchisation de la société.

L’homme se veut être supérieur par ses atouts masculins, la puissance, la force, l’endurance alors que la femme est oisive, fragile et captive de l’homme. Le sport permet à l’homme d’affiner sa puissance, alors que la femme ne peut entrevoir un sport que préparatoire à sa vie de femme, via la danse, la gymnastique harmonique.

Le corps de la femme est hyper sexualisé et stéréotypé. Elle doit être épouse, féconde et mère, ainsi, les vêtements qu’elle porte et les sports qu’elle pratique doivent être adaptés à sa condition. Malgré tout au cours du XXe siècle, la femme utilise le sport et son corps pour changer sa condition. Ainsi nous avons pu entrevoir grâce à ces documents que le corps des hommes et des femmes était codifié par des règles d’ordre physique, vestimentaires ou encore sociétales.

Aujourd’hui cette vision hiérarchique du corps a tendance à disparaître, l’individu primant sur son corps, mais toutefois de nombreux exemples nous montrent que le problème persiste notamment dans le monde du sport. Le football féminin par exemple fonctionne moins bien que son homologue masculin.

L’intérêt des entreprises et du public sur le football féminin semble accorder davantage d’importance à l’allure esthétique des joueuses qu’à leur performance.

Quelques liens et sources utiles

Eliane Perrin, Les Cultes du corps, Lausanne, 1984

Christian Bromberger, Un corps pour soi, P.U.F., Paris, 2005

Gisèle Dambuyant-Wargny, Quand on a plus que son corps, Armand Colin, Paris, 2006

Anastasia Meidani, Les Fabriques du corps, Presses universitaires de Mirail, Toulouse, 2007

Jean-François Loudcher, « Représentations et images du corps dans l’émergence du sport moderne (XIXe-XXe siècles) », Apparence(s), 2021

Benoît Caritey and Maurice Carrez, « Sport et propagande en Europe (XIXe-XXe siècle) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2002

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