Pour comprendre les orientations que l’agriculture française a prises depuis le sortir de la Seconde Guerre mondiale, il faut identifier d’où viennent ces orientations. Les choix effectués l’ont été en connaissance de cause de la part des hommes politiques de l’époque (Pisani, De Gaulle, …), mais le rôle des agriculteurs eux-mêmes a été prépondérant, en particulier de leur syndicat majoritaire : la FNSEA.
Ainsi, durant des décennies, l’agriculture française a été cogérée par l’État et un syndicat.
Origines de la FNSEA : entre pétainisme et résistance
La FNSEA est un syndicat qui se crée en 1946, le 13 mars. Pour analyser son identité, il faut en comprendre les origines. Remontons le temps de quelques années pour nous retrouver en 1940, sous le régime de Vichy. Ce dernier dissout en 1940 toutes les organisations agricoles préexistantes afin de n’en constituer qu’une seule le 2 décembre 1940 : la Corporation paysanne.
D’inspiration agrarienne conservatrice, un mouvement et une idéologie apparus en Europe à la fin du XIXème siècle, cette corporation se base sur l’anticommunisme, l’antisocialisme et l’exaltation du corps paysan. La corporation paysanne est extrêmement verticale et hiérarchisée, rigoureusement organisée.
Ses conceptions sont nées dans l’antirépublicanisme de la Rue d’Athènes, dont l’un des penseurs principaux fut Louis Salleron. Sa mise en place intervient en accord avec la pensée du maréchal Pétain, surnommé « Maréchal paysan » comme en atteste l’un de ses discours, prononcé à Tulle en 1941 :
« La France redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une nation essentiellement agricole. Elle restaurera les antiques traditions artisanales ».
La Corporation paysanne est contestée sur le terrain, notamment par les résistants et des agriculteurs déçus, qui créent un syndicat clandestin en 1943 : la Confédération générale de l’agriculture (CGA). L’objectif de ce syndicat était de préparer l’après Vichy afin de regrouper l’ensemble des forces vives de l’agriculture (dont les ouvriers agricoles et techniciens). Ce réseau est à l’origine animé par des militants de gauche, et se dote notamment d’un journal en 1944 : la résistance paysanne.
À la libération, la Corporation paysanne est dissoute, et la CGA devient une organisation officielle en mars 1945. Elle se compose de quatre fédérations, dont celle des exploitants : la future FNSEA. Dès 1946, la FNSEA se constitue et Eugène Forget en est le premier président, et pose les bases de ce qu’il nomme l’unité paysanne :
« Je fais le serment de l’unité paysanne ! Je fais le serment que plus jamais chez nous on ne pourra exercer en même temps un mandat syndical et un mandat politique ».
L’entrisme des anciens de Vichy
Ainsi, la FNSEA est à l’origine une branche d’une organisation plus vaste issue de la libération, la CGA. Mais rapidement, celle-ci tâche de se différencier de son organisme de rattachement, voire de le supplanter. Dès son deuxième congrès, la FNSEA adopte dans son rapport moral le statut suivant entre le syndicat et la CGA :
« distinction dans leur nature et dans leur rôle, ayant pour conséquences une répartition précise des attributions et une organisation interne des services assurant à la FNSEA sa pleine indépendance sur un plan fédéral ».
Rapidement, les anciens syndics de Vichy obtiennent des places au sein de la FNSEA. Eugène Forget a lui-même été élu syndic régional adjoint du Maine-et-Loire de la Corporation paysanne en 1944. Sous l’impulsion de René Blondelle, ancien syndic régional de la Corporation paysanne de 1941 à 1944, de nombreux élus de gauche sont écartés de la FNSEA.
Petit à petit, la CGA est vidée de ses forces socialistes et communistes, ainsi que de sa substance. Ainsi en 1948 Blondelle obtient la démission de Tanguy Prigent de la CGA, membre de la SFIO et membre des quatre-vingts parlementaires qui refusent les pleins pouvoirs à Pétain.
En 1949, René Blondelle est élu président de la FNSEA. Il fait voter dès 1950 la possibilité pour les propriétaires non-exploitants (majoritairement de droite) d’adhérer au syndicat, entraînant la mise à l’écart des derniers dirigeants de gauche.
Ainsi, en quelques années, les anciens de Vichy ont pris leur revanche sur la CGA, la remplaçant de l’intérieur. Henri Canonge, ancien directeur général de la CGA, traduit cette situation comme ceci :
« Article 1. Dissoudre la Corporation paysanne ; Article 2. La rétablir ».
Cogestion entre la FNSEA et l’État
Dès les années 1950, la FNSEA s’engage dans la modernisation de l’agriculture française et accompagne les grandes transformations en cours, notamment à la suite des Lois d’orientation agricole de 1962. Ceci est encouragé par une politique de cogestion, c’est-à-dire une politique de relations directes entre l’État et une partie des représentants du monde agricole.
La FNSEA a alors accompagné l’exode agricole et la disparition de nombreuses petites fermes familiales afin de promouvoir un nouveau modèle agricole, plus moderne et censé améliorer les conditions de vie des agriculteurs et des agricultrices.
L’objectif est également de redonner à la France son statut de puissance agricole, quelques années après le rationnement. Cette pratique de cogestion s’impose à la fin des années 1960, notamment avec des rendez-vous fréquents entre le ministre de l’agriculture et le président de la FNSEA. Ainsi, les négociations étaient fréquentes et directes sur les textes législatifs et réglementaires afin de moderniser l’agriculture. Les dirigeants syndicaux pour leur part se chargent de traduire sur le terrain les directives.
Cette cogestion s’est traduite par une augmentation des installations de jeunes agriculteurs sur des fermes de tailles moyennes (deux travailleurs) en défaveur des petites structures et des grandes fermes, dans un premier temps.
Aujourd’hui, la FNSEA reste centrale dans l’agriculture
Aujourd’hui, les réformes de la Politique agricole commune et les réformes libérales successives ont mené à la fin de la cogestion. Ainsi, la mise en œuvre de la politique agricole en France n’est plus uniquement décidée par la FNSEA, mais principalement par Bruxelles. Son pouvoir s’est également affaibli suite à la montée en puissance de nombreuses entreprises privées.
La FNSEA, de son côté est aujourd’hui le syndicat majoritaire en agriculture, avec plus de 55% des votes aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Son poids politique reste considérable en France, et beaucoup considère que c’est toujours le syndicat qui fixe les orientations de la politique agricole nationale.
Les adhérents du syndicat se retrouvent au sein de fédérations cantonales, départementales et régionales. Elle se regroupe autour de 31 associations spécialisées allant de l’apiculture à la viticulture en passant les éleveurs de bovins, producteurs de fruits… Son président actuel est Arnaud Rousseau, céréalier de Seine-et-Marne.
Quelques sources et liens utiles
Gilles Luneau, La forteresse agricole, ed. Fayard, 2004
Mayance, P. (2009). Défendre « l’agriculture » ou les « employeurs agricoles » : La FNSEA ou l’ambiguïté historique d’un syndicat « d’exploitants ». Savoir/Agir, 10, 23-32.
Cordellier, S. & Le Guen, R. (2008). Organisations professionnelles agricoles : histoire et pouvoirs. Pour, 196-197, 64-79
Colson, F. (2008). Que reste-t-il de la cogestion État-profession ?. Pour, 196-197, 107-113.