L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Jacques Bainville, la paix de Versailles et l’Allemagne

Jacques Bainville démontre, dès 1920, comment la paix de Versailles compromet l'équilibre européen en resserrant l'unité allemande.
La paix de Versailles laissait au point mort l'épineuse question des frontières politiques d'une Europe pacifiée - Collections Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) | Domaine public
La paix de Versailles laissait au point mort l’épineuse question des frontières politiques d’une Europe pacifiée – Collections Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) | Domaine public

À l’heure où l’on commémore l’armistice, il est bon de revenir sur l’appréciation de la guerre par les dirigeants européens contemporains. Cela nous amène à interroger l’esprit de la paix de Versailles, ses plaideurs, mais aussi ses contempteurs. Rien de mieux, pour s’atteler à cette tache, que de redécouvrir la pensée de Jacques Bainville qui en fait un sort particulièrement intéressant. Son ouvrage dédié, « Les conséquences politiques de la paix » tombe comme un couperet sur cet édifice de la paix de Versailles et ses profondes conséquences politiques à long terme.

Le contempteur de la paix de Versailles

Jacques Bainville écrit « Les conséquences politiques de la paix » dès 1920, soit peu de temps après la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919. Avec seulement quelques mois de recul, le journaliste politique de l’Action française livre au pays et à l’opinion publique d’acerbes pronostics sur la paix conclue dans la Galerie des Glaces à Versailles. Ce mémorial se révèle être, au fil d’une lecture attentive et entraînante, un démenti contre le climat d’espoir entretenu par la paix de Versailles et ses dirigeants. Et pour cause : Jacques Bainville remet sur le tapis la question de l’Allemagne dans la vie politique française.

Le choix de la Galerie des Glaces pour la conclusion du traité n’échappe ni au sens de l’observation du journaliste avisé ni à celle de l’historien circonspect : c’est le même lieu où, près de cinquante ans auparavant, Bismarck et ses représentants signaient l’armistice. Après tout, cette victoire française a les accents d’une défaite consommée par le traité de paix. Pour Jacques Bainville, le principale inquiétude demeure : l’unité allemande, restée intacte. Ce constat accablant pourrait à lui seul résumer son propos:

« À travers ce chaos, la politique de la France reste dominée, comme avant 1914, par le problème allemand. La paix ne l’en a pas soulagée. Quelle sera désormais la nature de nos rapports avec l’Allemagne ? C’est la première des questions. C’est le bout de la chaîne. Et là, il n’y a pas de doute. Il n’y a pas de choix. Si nous avons échappé à la dépendance de l’Allemagne, nous restons dans la dépendance du problème allemand. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920, p.56

Jacques Bainville a une plume d’historien, un souci d’érudit des détails et une veine de polémiste. Ces trois registres s’accordent ensemble pour fournir un récit politique éclairant et testimonial du contexte qui voit émerger le « monstre » – selon ses termes – de Versailles. Dans ce discours, Bainville met en exergue essentiellement trois aspects de cette paix : la philosophie de la Paix de Versailles, les principes politiques de ses auteurs et les intérêts économiques en jeu, ainsi que la situation de l’Allemagne en 1919. Ce sont autant d’aspects qu’il s’agit d’examiner dans cet article pour parvenir au « bout de la chaîne » de l’auteur des Conséquences politiques de la Paix.

À travers ces aspects, il y est question de revenir sur les positions de Jacques Bainville et, ce, afin de les situer dans le cadre mental et politique de leur époque. Ils permettent au passage d’interroger plus largement l’essor des nationalismes contemporains à l’échelle européenne. L’argumentaire de Bainville s’y rattache infailliblement lorsqu’il pointe les particularismes de l’Allemagne, à la charge contre Clemenceau, non sans une vue historienne sensible aux héritages:

« À la tribune, peu de temps avant l’armistice, lorsque Guillaume II, semblable à un vieil empereur germanique de ses prédécesseurs, avait accordé une « Bulle d’or » à ses sujets, M. Clemenceau avait raillé cette démocratie impériale. Quelques mois plus tard, l’Assemblée de Weimar accouplait à l’Empire, dont le nom et l’idée étaient maintenus, une constitution républicaine où le mot République n’est prononcé qu’une seule fois. Il y a plus de variétés et plus de contradictions dans les choses allemandes et dans les esprits allemands que n’en conçoivent une faible connaissance et une brève philosophie. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.66.
Exemplaire de l'ouvrage "Louis II de Bavière" de Jacques Bainville qui explique les particularismes allemands. | Domaine public
Exemplaire de l’ouvrage « Louis II de Bavière » de Jacques Bainville qui explique les particularismes allemands. | Domaine public

L’héritage de la Bulle d’or accordée par l’Empereur Charles IV, Roi des Romains, en 1356 fait ici l’objet d’une allusion implicite. Elle est insinuée à travers ces lignes suintant le goût de l’histoire. Par dessus tout, elles alertent sur le poids des héritages dans la conscience collective des peuples, leurs caractères propres et leurs identités nationales. C’est sous cet angle nationaliste que Jacques Bainville décortique les principes de la paix de Versailles.

Les philosophie de la Paix mise en cause

Les présupposés philosophiques de la paix de Versailles sont erronés aux yeux de Jacques Bainville. Ils sont pointés régulièrement par leur manque de profondeur historique et leur absence de doctrine politique. À la place d’une véritable stratégie politique pour défaire l’unité allemande, le traité de Versailles serait un « traité moral » :

« Il n’y avait rien à reprocher à cette paix parce qu’elle était bonne au point de vue de la justice, et, par conséquent, aussi raisonnable que juste. D’autres traités avaient été des traités avaient été des traités politiques. Celui-là était un traité moral. Il était moral que l’Allemagne fût désarmée, et qu’elle perdît, en fait de territoires, ceux qu’elle avait pris à d’autres peuples non germaniques, et ceux-là non seulement. […] Ainsi cette paix, rendue comme un arrêt de justice, aurait encore l’avantage de moraliser le condamné. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920, p.26.

Cette paix de Versailles s’en tient à une liste de sentences tel un décalogue, mais ne trace aucune ligne politique sur les « affaires allemandes ». Plus que jamais la menace allemande persiste après la guerre et le traité moral, lui-même, en est la cause principale, prolongeant ad aeternum le conflit avec les États voisins. L’« arrêt de justice » ainsi délivré, procède d’une morale puritaine et, somme toute, protestante, agréable aux négociateurs anglais :

« Ainsi M. Lloyd George avait peut-être besoin de plaider pour la paix qu’il rapportait à Londres. Mais c’était seulement le libéralisme puritain qu’il cherchait à convaincre. L’Angleterre était comblée d’avance. Elle l’était depuis l’armistice, depuis que les navires allemands reposaient en rades britanniques. L’Angleterre n’avait plus besoin de penser aux bénéfices de la guerre. Elle les avait reçus tout de suite. Elle était en possession. Et elle goûtait sans scrupules et sans remords ce que lui donnait cette paix « juste », si juste qu’à travers le discours de M. Lloyd George, elle finissait par sembler immatérielle. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920, p.28

À plusieurs reprises, dans son argumentaire, Jacques Bainville démonte tout un « langage de l’idéalisme » qui servirait à dissimuler les vraies intentions des rédacteurs des traités. Il repose en effet sur une morale kantienne, inatteignable et faussement juste, qui est suggérée l’emploi du mot « immatérielle » pour caractériser cette paix. Dès lors, cette paix prétexterait non seulement des intérêts essentiellement économiques des Anglais mais des libéraux tout court. Il s’agirait, en substance, d’une paix morale comme paravent du libre-échangisme européen au détriment d’une vision politique des nations européennes.

Sur ce point encore, la grille de lecture nationaliste de l’histoire de Bainville s’heurte à la vision libérale, voire économiciste et technicienne, d’un certain Maynard Keynes, éminence grise de Lloyd Georges, paladin et mentor du libéralisme anglais appliqué au continent européen. En ce sens, la pensée de l’économiste Keynes sert en quelque sorte de repoussoir à celle de l’historien Bainville :

« Dans son épilogue, Keynes parle de «ces courants inconnus qui coulent sans cesse sous la surface de l’histoire politique et dont nul ne peut prévoir les résultats ». Pour lui (sa pensée est claire et elle se dégage de tout son livre), ces courants sont déterminés par les forces économiques et par elles seules. C’est un autre aspect, un aspect conservateur, de la conception matérialiste de l’histoire. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920, p.14

De toute évidence, notre auteur rejette une vision mécaniciste et rationaliste de l’histoire, portée, en ces termes, par Keynes. Les peuples ont une âme, une identité qui transcende les soucis d’ordre matériel si chers aux économistes de l’espèce de Keynes ou encore aux héritiers du marxisme. Parmi ces soucis plus matérialistes, il y sans doute la relance de l’économie industrielle et capitaliste, souhaitée par les grandes familles industrielles britanniques et françaises. En cela, le récit de Bainville est nourri d’une doctrine nationaliste, contre-révolutionnaire et chrétienne, héritière de Joseph de Maistre. Ces relents contre-révolutionnaires sautent aux yeux de tout observateur, notamment dans le tableau qu’il brosse des peuples européens :

« S’il y a lieu d’être pessimiste pour l’Europe après le traité, c’est à un autre point de vue que celui de Keynes. Le chaos économique est profond. Mais le chaos politique l’est plus encore. L’indicible misère de la Russie bolcheviste a-t-elle empêché l’armée rouge de se battre ? Le déficit, le discrédit du papier-monnaie ont-ils empêché la Pologne de chercher à dessiner ses frontières ? Sur une vaste surface de l’Europe, dix nations se font la guerre malgré la pénurie, le typhus, dans des conditions d’existence épouvantables qui ne devraient laisser aux hommes que le souci du pain quotidien. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920

En bref, toutes ces causes, ces instincts de survie de petites et grandes nations qui font valoir leurs frontières vaille que vaille, semblent échapper aux calculs des artisans de la paix de Versailles. La valeur de la nation, au-delà de l’économie, celle de la politique, au-delà du droit, sont rappelées par Bainville et quelques figures politiques, comme l’ancien ministre Paul Deschanel avant lui, face à l’indifférence générale des diplomates et négociateurs de Versailles. Là où le principe politique prime ces dirigeants font primer le principe économique et le droit.

Cette dissolution du politique dans le droit rappelle étrangement la même erreur de calcul commise dans l’ordre juridique international, théorisé par l’œuvre du juriste allemand et catholique Carl Schmitt, à commencer par La dictature paru un an seulement après « Les conséquences politiques de la paix » de Jacques Bainville. L’histoire se répéterait comme en 1870 et, une fois de plus, l’Allemagne, ramasserait la mise de la guerre. La carte politique de l’Europe qui en ressort laisse présager la suite de tensions rythmant l’Entre-deux-guerres :

« Et les hommes qui ont succédé aux négociateurs de la paix, qui ont reçu leur héritage, se trouvent aujourd’hui un grand embarras devant cette Allemagne compacte, unie, et aux pourtours de laquelle paraissent des irrédentismes qui l’excitent à poursuivre l’achèvement de son unité. Après avoir tourné le problème allemand sous toutes ses faces, M. Millerand, n’ayant en mains que le traité de Versailles, s’estimant lié par ce traité, en est venu à la Conférence de Spa, à essayer de la collaboration et de la coopération avec cette trop grande Allemagne. Quelle que soit la différence qu’il y ait de la victoire à la défaite, c’est un peu la situation et l’état d’esprit de Thiers en 1871. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, pp.82-83

Le résultat d’un tel découpage opéré par la paix de Versailles s’avèrera rétrospectivement funeste pour l’Europe, la France en première ligne. Des tentatives de collaboration et de coopération seront entrecoupées avec des politiques de précaution et de légitime défense pendant tout l’Entre-deux-guerres et, ce, jusqu’aux accords de Munich de 1938. Au-delà de la philosophie du traité remise en cause, l’auteur des « Conséquences politiques de la guerre » revient inlassablement sur les profils et les parcours des hommes politiques à la manœuvre dans les négociations de paix. De ce point de vue, son récit recèle des témoignages des caractères de ces hommes, leurs croyances, mais aussi plus largement de l’éternel retour des mêmes situations en histoire. On peut y mesurer toute la veine d’historien de Jacques Bainville.

Les artisans et les acteurs de la paix de Versailles

Les caractères des hommes politiques forgent les traités par les choix qu’ils adoptent. Une simple préférence, une haine inextinguible, peuvent changer les dispositions d’un article d’un traité et engager le destin des peuples. L’auteur pressent ces choix et ces nouvelles dispositions dès avant l’armistice ainsi qu’il le confie par une énième digression sur l’esprit des négociateurs de la paix de Versailles:

« Pendant la dernière année de la guerre, nous avions écrit un livre qui a paru très peu de semaines avant l’armistice du 11 novembre 1918 et qui était destiné à montrer, par des exemples encore tout frais et tous sanglants, par l’histoire de trois générations dont la troisième avait payé pour les autres, qu’il y a des moments où quelques idées maîtresses des esprits, quelques décisions prises sous l’influence de ces idées, quelques mots écrits dans les actes diplomatiques à la suite de ces décisions, entraînent pour de longues années des conséquences incalculables. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, 1920, p.23

Il est facile de percevoir dans le récit de Bainville un peuple français amorphe et sacrifié par les préjugés et les vanités d’une classe politique logée à la même enseigne et formée dans la même philosophie de la Révolution française. Or, cette classe politique semble incarnée par Clemenceau et cette philosophie correspond précisément au principe des nationalités et des peuples à disposer d’eux-mêmes. Appliqués au contexte de négociation de la paix, de tels principes favorisent encore davantage l’unité allemande, aux yeux de l’observateur politique critique et avisé.

L’erreur de Clémenceau et de ses godillots consiste surtout à considérer le principe des nationalités comme le sort fatal et uniforme de tous les peuples. Cette conception de la politique des nations est héritée du XIXe siècle et semble triompher lors de la Révolution de février 1848. Sur ce plan, Jacques Bainville rattache la diplomatie de Clemenceau à celle de Napoléon III en fustigeant la part d’idéalisme et d’abstraction kantienne qu’elle comporte. De longs passages, dans son ouvrage, mettent en exergue cet idéalisme jugé nocif:

« À la tribune du Palais-Bourbon, pendant la discussion du traité de paix, nous avons entendu s’exprimer la pensée de Michelet, de Napoléon III et de Jaurès. On nous a dit que l’Allemagne, délivrée de ses Hohenzollern, convertie à la démocratie et au libéralisme, pouvait et devait être encore une grande Allemagne, que son unité était nécessaire, purifiée, amputée, pour son bien, de tout ce qui n’était pas allemand, vivrait en fraternité avec les peuples ses voisins. C’est la pure doctrine des nationalités, au regard de laquelle la nationalité allemande a autant de droits que les autres et doit, avec les autres et comme les autres, former la grande fédération humaine. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.101

Autrement dit, si le principe des nationalités pouvait s’appliquer à toutes les nations indistinctement au sens d’un républicain comme Clemenceau, elle serait vouée à l’échec chez certains États historiquement fédérés dans l’optique d’un royaliste comme Bainville. À cet égard, son trait sur Clemenceau ne résiste pas au jugement politique, voire générationnel :

« N’était-il pas entré dans la vie politique, avant la chute du Second Empire, comme républicain, c’est-à-dire avec l’idéalisme romantique de son parti, attaché au principe des nationalités, à la fraternité des peuples, au désarmement, à l’illusion de la fin des guerres? M. Clemenceau appartient à une génération qu’on pourrait nommer celle de l’Exposition de 1867. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.94.

Le même « idéalisme » amène Bainville à juger l’action du président Wilson comme un héritier de Bonaparte et de la Révolution française. Lui aussi croit que la « conversion à la démocratie » rend l’Allemagne meilleure au sein d’un nouveau monde sans guerre par la décision de peuples plus justes et avisés que les rois d’antan, assimilés au tyrans. Or, cette illusion s’avère vaine et nocive sur le plan diplomatique et le pourfendeur de la paix de Versailles l’oppose à l’ancienne diplomatie, considéré plus pragmatique, issue du traité de Westphalie de 1648. En raison même de cet « idéalisme », les négociateurs du traité de Versailles renoncent à toute politique, essentiellement affaire d’expérience, pour verser dans un moralisme raillé par l’auteur:

« Ces prodigieuses simplifications ne doivent pas surprendre. Le président Wilson ne réglait-il pas le sort du monde en quatorze points? M. Lloyd George ne prêche-t-il pas dans l’Église non-conformiste de son village gallois? Pour M. Clemenceau, la question d’Autriche ne se réduisait-elle pas à savoir que le comte Czernin avait menti? La Conférence de la paix a été un concile. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.35.
Les quatre principaux négociateurs alliés du traité de paix posent devant le château de Versailles : David Lloyd George (Royaume-Uni), Vittorio Orlando (Italie), Georges Clemenceau (France) et Thomas W. Wilson (Etats-Unis) - Edward N. Jackson (US Army Signal Corps) | Domaine public
Les quatre principaux négociateurs alliés du traité de paix posent devant le château de Versailles : David Lloyd George (Royaume-Uni), Vittorio Orlando (Italie), Georges Clemenceau (France) et Thomas W. Wilson (Etats-Unis) – Edward N. Jackson (US Army Signal Corps) | Domaine public

En effet, par certains extraits, le ton de Bainville est moqueur et persiflant au sujet des acteurs politiques. Cependant, la trame du récit prend une allure tragique, principalement quand il s’agit de revenir sur les grands mécanismes de l’histoire et qui entraînent tous les protagonistes dans un déterminisme implacable:

« Ce coup d’œil en arrière était indispensable pour éclairer l’avenir. Quelle que soit l’immensité des événements (et il ne peut y en avoir qui dépassent ceux de la guerre universelle), il existe toujours un lien entre la situation qui suit un bouleversement politique et celle qui l’a précédé. La continuité, loi banale de l’histoire et qui apparaît à travers les plus vastes révolutions, s’expliquerait par le seul fait que les hommes qui assistent aux plus grands changements ou qui les conduisent, ont vécu, ont formé leurs habitudes et leurs idées sous le régime antérieur. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.92.

Sur ce point encore, le peuple français et singulièrement la nouvelle génération de la guerre, subit les effets des idées et les actions des hommes du passé. Ce poids du passé sur la conduite du présent est au fondement de la vision de l’histoire par Bainville et les cercles royalistes de l’Action française. Désormais, un nouveau regard critique sur l’action des républicains et la viabilité de la République elle-même prend son essor. Il justifie, en grande partie, la prolifération des ligues patriotes ou nationalistes au cours de l’Entre-deux-guerres qui suit le Traité de Versailles. Il semble, par ailleurs indissociable, du problème allemand persistant, voire aggravé après la Guerre.

L’unité allemande

Les relations avec l’Allemagne font l’objet d’un éternel dilemme qui revient régulièrement dans la politique française. Plus que tout autre question, elle est au coeur de l’analyse de Jacques Bainville sur les conséquences de la paix de Versailles. Fermés dans leurs préjugés, les dirigeants politiques français ne semblent pas discerner les véritables conséquences à terme de la toute fraîche république de Weimar pour la France comme pour l’Europe entière.

Le redécoupage des frontières allemandes, la recomposition des États allemands, restés concentrés autour d’un État prussien puissant, laisse présager le pire. Le spectre d’une Allemagne unifiée plane toujours dans l’horizon politique de l’Europe encore embrumée par la Guerre. Bainville, en parfait observateur instruit de l’Allemagne, de son histoire, s’inquiète d’un nouvel État centralisé autour de la Prusse en 1919, cette fois-ci consacré par la paix de Versailles et entériné par la nouvelle constitution de Weimar:

« Mais, en 1919, l’unité allemande a survécu à la défaite, à la chute des Hohenzollern et au traité de Versailles. Non seulement les Alliés l’ont respectée, mais encore ils l’ont consacrée de leur sceau, ils lui ont donné la base juridique internationale qui lui manquait depuis 1871. Les constituants de Weimar se sont chargés du reste. Ils ont resserré l’unité nationale. L’empire de Guillaume II était, malgré tout, une fédération d’États. L’Empire républicain s’est centralisé et ne connaît que des « pays ». »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.100.

Cette perspective d’une unité allemande renforcée par la défaite travaille le récit de l’analyste. Il la trace en lisant la nouvelle carte européenne sortie du Traité de Versailles: un poids discontinu et démesuré d’un État allemand face à un «chapelet» de petits États fragiles et éphémères dans ses pourtours à l’Est. Son constat, amère et accablant, est livré à un publique abusé:

« Mais les auteurs de la paix ne paraissent pas avoir pensé que, sur l’autre versant, il n’y avait rien et que le gros poids allemand ferait basculer leur Europe dans ce trou. Pour que les petits États suscités ou ressuscités à l’Est de l’Allemagne pussent grandir, s’organiser, se développer, passer par les maladies et les crises de la croissance dans une sécurité relative, il ne fallait pas qu’une énorme Allemagne pesât sur eux. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.47.
L'Europe nouvelle. Les frontières et les Etats nouveaux créés par le traité de Versailles - BnF ou Bibliothèque nationale de France | Domaine public
L’Europe nouvelle. Les frontières et les Etats nouveaux créés par le traité de Versailles – BnF ou Bibliothèque nationale de France | Domaine public

Indubitablement, l’analyste politique conclut à un déséquilibre politique entre les différents États européens.

Il paraît assez tentant pour l’ogre allemand sommeillé de reprendre le petit État de Bohême à la Tchécoslovaquie ou d’autres États germaniques à la fragile Pologne.

Bien au-delà des effets néfastes de ce rapport de forces pour les industries de ces pays, il faut compter les menaces militaires pour tous les voisins de l’Allemagne, apeurés de son poids démographique : 60 millions d’Allemands face à 20 millions de Polonais et 45 millions de Français.

Qui plus est, réunis et concentrés dans un seul État et une seule armée, ceux de la Prusse.

Inlassablement, face à ce constat, Jacques Bainville prône le retour au vieux fédéralisme allemand et au principe dynastique établi par la paix de Westphalie. En vue de l’équilibre européen, tout l’enjeux diplomatique consiste à répartir les Allemands en différents sorts politiques. Pour ce faire, il faut appuyer sur les particularismes allemands comme source de zizanie entre ces différents États. Gommés momentanément par l’œuvre de Bismarck, ils peuvent reprendre leurs droits à condition que les diplomates européens aient l’habilité de s’en servir. Il s’agit, par dessus tout, de bien remplir le vide politique laissé par Guillaume II à la veille de l’armistice:

« Mais la chute de cette dynastie détestable, et que nous avons vu disparaître avec un profond soulagement et un ardent plaisir de vengeance, s’était accompagnée de tout un écroulement de trônes. C’est à cet écroulement-là que nous n’avons rien gagné. Au contraire. Les moyennes et petites dynasties allemandes avaient été dans le passé le support du particularisme. Il était universellement admis qu’en cas de désastre, la désagrégation de l’Empire commencerait par les princes allemands. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, pp. 67-68.

En clair, il faut préserver les dynasties allemandes. La fragmentation de l’Allemagne en petits États monarchiques, à l’image de la Bavière et du Bas Wurtemberg s’avère la seule solution pour désarmer réellement la Prusse et désolidariser les différents peuples germaniques du même sort politique. Au contraire, les puissances alliées entendent préserver cette unité pour mieux résorber la dette allemande. C’est un mauvais calcul politique aux yeux de Bainville, guidé par un esprit somme toute économiciste:

« On nous a dit qu’une politique réaliste et pratique le voulait aussi, qu’une grande Allemagne aux rouages simplifiés, formant un tout économique, serait, pour nos réparations, un débiteur plus sûr qu’une Allemagne composée de petits États médiocrement prospères. Ce raisonnement commence à apparaître comme une des folies les plus remarquables de l’histoire moderne. Nous y avons gagné que 40 millions de Français sont créanciers d’une masse de 60 millions d’Allemands, et pour une créance recouvrable en trente ou quarante années. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, pp. 79-80.

En effet, il lui semble impensable un scénario où 60 millions d’Allemands sont débiteurs de 40 millions de Français. À terme, les débiteurs allemands risquent de se dessaisir de cette dette eux-mêmes, le rapport de forces l’emportant sur toute garantie ou toute considération de droit international ou traité. Sur cet aspect, et sur bien d’autres, la paix de Versailles n’est pas viable. Au mieux, la France doit veiller sur ses frontières dans un climat de « paix armée ». Au pire, elle doit poursuivre des buts de guerre. Dans tous les cas de figure, le recrutement et la conscription ne doivent pas être relâchés, et ce au vu de l’incertitude politique en Europe:

« Rien n’est fini peut-être, et la fragilité de la paix laisse entrevoir plus d’une possibilité de bouleversements dans l’Europe centrale. Ces bouleversements ne nous seront pas nécessairement favorables et ils nous exposeront à de nouveaux dangers, ils exigeront de nous de nouveaux efforts. »

Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la Paix, 1920, p.85.

Paix inachevée ou illusoire, la paix de Versailles révèle un relatif isolement de la France face à l’Allemagne. Le sort politique de ses frontières est à peine reconnu par ses alliés qui ont une vision sommaire et vague des théâtres de guerre européens. Accaparé par les besoins de l’industrie américaine et la construction économique de la fédération, le président Wilson, table sur les immenses possibilités d’un marché européen ouvert à tout venant. Tout comme l’Angleterre de Lloyd George, les E.U.A ne sont pas un allié fiable.

Le sens et la valeur de l’ouvrage

Plus qu’un signal d’alarme ou brulot politique, l’ouvrage de Bainville est un témoignage des mœurs politiques de son temps. Sous prétexte de recourir à l’histoire et à ses enseignements, elle instruit l’opinion publique sur les conséquences de la paix. Il offre aux historiens d’aujourd’hui un bréviaire de leçons politiques éclairées entrecoupées de récits d’événements relevant à la fois du journalisme politique et de la rigueur historique. De surcroît, il a le goût des historiettes qu’on pourrait retrouver chez un Tallement Des Réaux au XVIIe siècle ou encore chez Rétif de Bretonne au XVIIIe siècle.

Par cet art d’enchaîner les histoires des hommes et des caractères avec l’analyse politique, Jacques Bainville nous laisse l’image terrifiante d’une unité allemande maudite. C’est peut-être à cet aspect, plus qu’à sa redoutable opposition au régime républicain ou son œuvre à l’Action française, qu’il faut mesurer la postérité des « Conséquences politiques de la paix ». Incontestablement, sa lucidité et sa capacité de prévision y contribuent fortement.

À l’heure actuelle, l’État allemand repose en grande partie sur un fédéralisme entre les « lands du sud », c’est-à-dire les pays fédérés. Selon cette organisation fédérale, Bonn conserve un statut de capitale politique et économique abritant non seulement les sièges des institutions internationales, mais aussi certains ministères. Son rang de métropole mondiale et régionale explique sa relative autonomie face à Berlin, au rang de première capitale. Cette autonomisation de Bonn n’est pas sans lien avec un alignement économique et culturel avec son voisin d’Outre-Rhin.

Cependant, le retour aux vrais États fédérés – vœu le plus cher de Jacques Bainville, y compris dans son soutien au chef séparatiste rhénan Hans Adam Dorten, soupçonné de manœuvrer pour l’administration française, et ce à défaut d’un retour au principe dynastique de Westphalie – est démenti par la constitution allemande en vigueur. Celle-ci ne retient que des « lands » (pays) au lieu d’États. En héritage de Weimar, l’unité allemande est ainsi sauvegardée dans le cadre de l’Union européenne elle-même. Cette reconfiguration, à la suite de la chute du mur de Berlin en 1990, joue incontestablement en défaveur des intérêts économiques français en Europe, au grand dam des souverainistes français. Tout alignement des pays du Bade-Wurtemberg et de la Rhénanie avec l’Alsace française et la Lorraine demeure, à ce titre hypothétique, voire illusoire, même si leurs frontières restent institutionnellement ouvertes sous le régime de Schengen.

Carte de l'Allemagne et de ses lands, reflet d'un territoire fédéralisé et d'une administration décentralisée, mais d'un seul État resté uni politiquement en nation. - Lencer and NordNord/West | Creative Commons BY-SA 3.0
Carte de l’Allemagne et de ses lands, reflet d’un territoire fédéralisé et d’une administration décentralisée, mais d’un seul État resté uni politiquement en nation. – Lencer and NordNord/West | Creative Commons BY-SA 3.0

Cet ouvrage constitue encore une référence pour le nationalisme français, sourcilleux d’un déséquilibre persistant entre Allemagne et France dans la scène politique européenne. Il peut être source de désarroi à une époque où les frontières européennes sont abolies sous le régime de Schengen. Renvoyant à une époque où la France était encore une puissance souveraine et où les frontières des États européens sacralisées, ce témoignage palpitant de Jacques Bainville peut toujours nourrir une réflexion sur un monde qui renie les frontières. Tel un héritage politique qu’on peut adapter aux enjeux du présent, il est source d’inspiration pour un chef d’État.

Quelques liens et sources utiles

SCHMITT Carl, Le nomos et la Terre (Traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel), Paris, PUF, 2012 (édition), 360 pages.

BAINVILLE Jacques, « Les conséquences politiques de la paix« , 1920

LACOSTE Yves, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique » in Herodote, 130, nº3, 2008, p.17-42. URL : https://www-cairn-info.buadistant.univ-angers.fr/revue-herodote-2008-3-page-17.htm

SUR Serge, « Ami, ennemi: Le politique selon Carl Schmitt. Formule simple, idée fausse » in Centre Thucydide, Paris, Université Paris II Panthéon-Assas, 2016, 10 pages. URL: S-_Sur_-_Le_politique_selon_C-_Schmitt.pdf (afri-ct.org)

« Dorten in France » in Westminster Gazette, jeudi le 5 juin 1919, British Newspaper Archive: Dorten and Prance. | Westminster Gazette | Thursday 05 June 1919 | British Newspaper Archive

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