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La tournée des grands-ducs : bas-fonds et fascinations

Nous dévoilons ici l'origine de l'expression « faire la tournée des grands-ducs », fruit d'une fascination pour les bas-fonds des grandes villes.
Illustration de Georges Cruikshank dans Life In Lodon représentant un combat de coqs dans les bas-fonds | Domaine public
Illustration de Georges Cruikshank dans Life In Lodon représentant un combat de coqs dans les bas-fonds | Domaine public

Faire la tournée des grands-ducs est une expression que l’on retrouve parfois, au détour d’une conversation. Néanmoins, comme beaucoup de ces locutions, son origine est souvent ignorée. Retour ici sur l’émergence et la signification de cette expression, un périple qui mêle l’histoire sociale à l’histoire culturelle.

Les prémices d’une pratique bourgeoise

Le modèle à l’anglaise

Stanley Scott, journaliste britannique, déclare en 1925 que « chaque ville a ses bas-fonds ; ses lieux secrets, lieux d’intrigue, de vice, et ses malfaiteurs ». Son observation n’est pas dénuée de sens et illustre bien les visites qui rythment la vie nocturne des grandes capitales européennes – Paris, Londres, Berlin – ou des grandes-villes américaines comme New-York. Cette pratique est simple : avec l’aide d’un cicérone, un groupe s’enfonce dans les bas-fonds pour découvrir quelle vie s’y développe. Pour ce public – généralement bourgeois ou aristocrate – qui s’enfonce dans les bas-fonds, c’est un moyen de se réjouir en portant un regard sévère et moralisateur sur une population délaissée, appauvrie et où le vice paraît y régner en roi.

Plus de cent ans auparavant, en 1821, Pierce Egan, un autre journaliste britannique publiait un ouvrage intitulé Life in London dans lequel était mis en scène les aventures de deux gentilshommes britanniques, Tom et Jerry, qui décidaient de visiter les bas-quartiers de Londres. Leur périple conte, avec réalisme, ces bas-fonds inconnus pour beaucoup, dans lesquels ils rencontrent mendiants, enfants malfamés, prostitués… L’ambiance est garantie par des combats entre ivrognes, mais aussi entre animaux : des coqs, des chiens…

Illustration de Georges Cruikshank dans Life In Lodon représentant un combat de chiens dans les bas-fonds | Domaine public
Illustration de Georges Cruikshank dans Life In Lodon représentant un combat de chiens dans les bas-fonds | Domaine public

Une fascination pour les bas-fonds

Cette fable connaît un certain succès et, si elle met exclusivement en avant les bas-fonds londoniens, une fascination analogue émerge dans d’autres pays et la mode s’étend rapidement. Plusieurs adaptations de Life in London voient le jour et mettent alors en avant d’autres bas-fonds, ce qui popularise toujours plus la fréquentation de ces lieux.

Le modèle anglais de ces excursions est connu sous le nom de fashionable slumming. Dans les lieux obscurs londoniens, à l’heure où les bonnes personnes sont rangées chez elles, certains font l’expérience du danger. Le mouvement gagne en ampleur et attire de plus en plus de monde, et même les étrangers.

Hippolyte Taine, philosophe et historien français, visite ces quartiers quand il est à Londres, avec l’aide de deux détectives. Il déclare, au terme de sa visite que la vision qu’il a eue de ces espaces est « c’est celle d’un cauchemar ou d’un roman d’Edgar Poe ». On voit, avec l’expérience de Taine, que cette visite peut se faire sous une autorité établie, ici des détectives. C’est la même chose pour Alphonse Daudet, Charles Floquet et Édouard Locroy qui visitent les bas-fonds de Londres accompagnés d’un inspecteur de Scotland Yard.

Vers la tournée des grands-ducs

Une origine incertaine

Si le modèle anglais est le premier à émerger, c’est l’expérience française qui attire notre attention ici et qui reste dans les mémoires, sous l’appellation de « tournée des grands-ducs », terme qui émerge dans les années 1890. Ces expériences sont connues aujourd’hui notamment grâce aux témoignages des concernés, ou bien par certaines publications imprimées : guides, almanachs, romans…

S’il existe plusieurs origines pour l’expression, il y a une certitude : celle-ci est liée aux relations que la France entretient avec les Russes, et le passage de ces derniers à Paris. Certains penchent pour l’idée que l’on donne ce nom en référence au grand-duc Alexis Alexandrovitch de Russie, frère du tsar, admirateur de la France et adepte des sorties nocturnes. D’autres estiment que ce sont les chefs de la Sûreté parisienne qui poussent à adopter cette pratique, car ils ont « l’ingénieuse idée d’offrir aux grands-ducs une descente aux enfers parisiens ». Dans tous les cas, ce phénomène affecte la littérature de l’époque qui s’attèle à le mettre en scène au travers de certains personnages. C’est le cas de Maurice Barrès, qui, dans Les Déracinés, illustre ce goût pour les bas-fonds avec la visite de Racadot et Mouchefrin.

La tournée en pratique

Le parcours parisien est assez précis en ce qu’il se concentre autour de « quelques hauts lieux et haltes principales » pour le dire avec Dominique Kalifa. C’est un mélange de quartiers et de rues, de tavernes, cabarets. On remarque alors le quartier des Halles, Maubert, Saint-Merri ou encore les rues de Venise, celle des Anglais… Le tout dans un Paris dont l’haussmannisation n’est pas achevée et qui donne d’autant plus de choses à voir.

Si ce phénomène s’étend jusqu’au début du XXe siècle, et il y a parfois un regain selon l’actualité, comme en 1888 avec les célèbres crimes de Jack l’Éventreur.

Le grand-duc Alexis Alexandrovitch de Russie par Alexei Korzukhin, 1889 | Domaine public
Le grand-duc Alexis Alexandrovitch de Russie par Alexei Korzukhin, 1889 | Domaine public

Toute une foule de curieux se presse dans le district de Whitechapel pour participer au Ripper tour, qui est décrit ainsi :

Chaque nuit, une noria de jeunes hommes n’étant jamais allés dans l’East End de leur vie déferle autour des maisons où les meurtres ont été commis. Là, ils causent avec les femmes effrayées et vont voir les asiles de pauvres surpeuplés.

En d’autres termes, la misère des autres fascine les classes aisées : c’est une attraction.

Un autre exemple de cet autre intérêt, mais qui reste toujours dans l’idée du slumming, est celui du Chinatown de Londres : l’opium et ses fumeries s’y multiplient et attirent toujours plus de monde pour ensuite s’essouffler et quasiment disparaître dans les années 1940. Pour donner plus d’intérêt au seul fait d’aller fumer, ces mises en scène étaient alors organisées et attirer toujours plus de consommateurs.

L’affirmation d’Émile Gautier, selon laquelle « nous avons tous, peu ou prou, un incoercible goût pour l’horrible, l’anormal et le monstrueux » résonne bien à travers cette histoire. Phénomène minoritaire cependant, l’attention qui parvient à capter nous en dit long sur les fascinations et passions de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, il est bien évidemment toujours possible de parler de « tournée des grands ducs » pour qualifier une sortie nocturne entre amis, étant donné qu’elle a perdu son côté voyeurisme et classiste.

Quelques liens et sources utiles

KALIFA Dominique, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, UH Seuil, coll. « L’univers historique », 2013.

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