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La radicalisation, débats universitaires et sociologie

La radicalisation est un processus qui conduit une personne à accepter et soutenir un extrémisme violent, quelle que soit l’idéologie.
Vestige de l'attentat du 11 septembre 2001 à New York - Augustin Remond | Domaine public
Vestige de l’attentat du 11 septembre 2001 à New York – Augustin Remond | Domaine public

Le terme “radicalisation” a été associé à de multiples notions au fil des époques. Dans les années 60, le journal Le Monde utilise ce mot pour parler de la jeunesse et des mouvements sociaux qui agitent la décennie.

En 1979, l’association directe entre “radicalisation” et “islam” apparaît dans les journaux avec la tribune de Bachir Gemayel, publiée au début de l’année dans Le Monde.

Toutefois, c’est dans les années 2000, avec le basculement de l’Occident dans la guerre contre le terrorisme, que le sens actuel de ce terme s’impose.

La radicalisation, un sujet clivant dans la sphère universitaire

Ainsi, l’utilisation du mot “radicalisation” prend en importance avec les évolutions géopolitiques. Mais alors, comment peut-on définir ce terme ?

Pour répondre à cette question, nous pouvons nous appuyer sur les propos du chercheur Marc Hecker, spécialiste des questions de terrorisme et de radicalisation. Au cours d’un entretien donné sur le sujet de la radicalisation en France, il met en avant la complexité de définir cette notion et déclare que la définition la plus courante est la suivante : la radicalisation est un processus qui conduit une personne à accepter et soutenir un extrémisme violent, quelle que soit l’idéologie.

Toutefois, comme nous l’avons énoncé précédemment, la radicalisation est une notion complexe. Ainsi, tous les individus radicalisés ne répondent pas au même “degré”. En effet, deux spectres se distinguent. Le premier est le bas spectre, caractérisé par un suivi social des individus via des associations ou des psychologues. Le second est le haut spectre, faisant référence à des individus très proches de la violence ou étant déjà passés à l’acte.

Si définir la radicalisation est un exercice complexe, comprendre les causes de ce basculement l’est tout autant. En effet, depuis plusieurs années, la sphère universitaire ne cesse de débattre sur les raisons de la radicalisation djihadiste. À commencer par Gilles Kepel et Olivier Roy. Leur différend est particulièrement médiatisé et agite l’espace public.

En effet, Gilles Kepel défend la thèse que cette menace est due à la radicalisation de l’Islam, tandis qu’Olivier Roy avance l’idée que c’est l’islamisation de la radicalité qui en est la cause.

Ces deux chercheurs ne sont pas les seuls à avoir travaillé sur cette question. Effectivement, Dounia Bouzar expose l’hypothèse que la radicalisation est similaire à une approche sectaire par une perte de l’esprit critique mise en œuvre par les recruteurs pour le djihad.

François Burqa affirme, quant à lui, que les causes résident dans l’explication post-coloniale et que les interventions dans les pays musulmans auraient été un facteur de radicalisation.

Convoi d’esclaves. In « Aventures de six français aux colonies. Bonnefont, Gaston. 1890 » - Musée historique de Villèle | Domaine public
Convoi d’esclaves. In « Aventures de six français aux colonies. Bonnefont, Gaston. 1890 » – Musée historique de Villèle | Domaine public

David Thomos explique que, selon lui, les personnes partant faire le djihad sont des individus qui n’avaient pas forcément d’avenir et souhaitent partir par goût de la guerre et de l’aventure. Des analyses diverses qui, pour Marc Hecker, cité plus haut, ne s’opposent pas entre elles mais au contraire sont complémentaires, puisque la radicalisation s’explique par plusieurs causes.

Ainsi, la radicalisation est un sujet clivant au sein du débat universitaire. Toutefois, pour tenter d’éclaircir cette question, nous pouvons nous tourner vers la sociologie et plus précisément vers une étude de Xavier Crettiez et de Romain Sèze publiée en 2022 et intitulée “Sociologie du djihadisme français : Analyse prosopographique de plus de 350 terroristes djihadistes incarcérés”.

Cette étude repose sur l’objectivation statistique des parcours biographiques de 353 personnes incarcérées pour faits de terrorisme à référentiel djihadiste et orientées dans des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER).

Introduction du rapport, Sociologie du djihadisme français : Analyse prosopographique de plus de 350 terroristes djihadistes incarcérés

La sociologie, une des réponse aux débats sur la radicalisation

Lorsque l’on évoque la radicalisation, un écueil doit être évité : penser qu’il existe un profil unique d’individu en proie à la radicalisation. En effet, des traits communs peuvent être observés entre les individus, mais aucun profil “type” n’est de mise.

Ce constat est éclairé par l’étude de Xavier Crettiez et Romain Sèze, qui nous aide à comprendre cette complexité avec l’exposition de plusieurs données sociologiques. La première donnée que nous pouvons citer est celle de l’entourage familial et plus précisément la vie conjugale. En effet, sur l’échantillon pris par les chercheurs, seules 94 personnes sondées sur 329 déclarent avoir une vie conjugale stable. Ces chiffres sont particulièrement intéressants, car la thèse du loup solitaire est souvent relayée dans les médias.

Une association est également souvent évoquée dans les journaux, celle de la délinquance et de la radicalisation. Sur les personnes sondées, 55 % n’ont pas commis d’infractions dans le passé, fragilisant ainsi le lien établi entre les deux.

Une seconde association faite à de nombreuses reprises est celle de la radicalisation et des troubles psychiatriques. Pourtant, l’étude démontre que ce lien n’a pas lieu d’être dans la grande majorité des cas, puisque 92 % des personnes ne sont pas sujettes aux troubles psychiatriques. En effet, seuls 8 % souffrent de troubles.

Affiche de la plateforme "stop-djihadisme.gouv.fr" - Préfecture des Deux-Sevres | Domaine Public
Affiche de la plateforme « stop-djihadisme.gouv.fr » – Préfecture des Deux-Sevres | Domaine Public

Au-delà des données relatives à l’environnement de la personne et à sa santé mentale, nous pouvons également citer le ressenti de l’individu concernant sa place dans la société. En effet, la question du ressenti d’un sentiment de discrimination et de stigmatisation doit être incluse dans notre réflexion, puisque les organisations djihadistes comme Al-Qaïda et l’État Islamique ont fait de la vengeance une part importante de leur discours, en mettant en avant les souffrances des peuples musulmans comme les Ouïghours, la Syrie, ou encore la Palestine.

De la même manière, ils s’appuient sur le passé colonial de la France et plus précisément sur la situation envers des citoyens musulmans. Les recruteurs pour le djihad présentent les difficultés personnelles comme la conséquence d’un système oppressif qui s’en prend aux personnes qui suivent leur religion.

Pourtant, 41 % des personnes sondées ne ressentent pas ce sentiment contre 25 % des individus qui ressentent un fort sentiment de discrimination et de stigmatisation. Ainsi, comme le précisent Xavier Crettiez et Romain Sèze, l’hypothèse qu’un individu se radicalise en raison du ressenti de ce sentiment est peu probable.

Enfin, intéressons-nous au capital culturel et religieux des individus. En effet, une donnée frappante montre que 54 % des personnes de l’échantillon ont des connaissances religieuses faibles contre seulement 20 % qui disposent de solides connaissances. De la même manière, les connaissances géopolitiques suivent le même schéma puisque seulement 10 % des sondés disposent de connaissances solides.

Ces différentes données nous exposent ainsi la complexité des profils et nous mettent en garde face à la volonté de les uniformiser. À présent, penchons-nous sur les modes de radicalisation, à savoir comment les individus s’orientent vers l’idéologie djihadiste.

Le premier processus que nous pouvons citer est celui de la socialisation amicale. Ce dernier se définit par le fait de rejoindre une pensée radicale via des relations, notamment amicales. Sur les personnes sondées, 53 % d’entre elles se sont radicalisées par ce processus. Toutefois, malgré ce chiffre, ce processus n’est pas dominant puisque la radicalisation par les réseaux sociaux ou la consultation sur internet de vidéos djihadistes a constitué le point d’entrée pour 70 % des personnes sondées.

D’autres modes de radicalisation existent, à commencer par la socialisation à la radicalité au sein d’un groupe militant. 17 % des sondés ont indiqué avoir connu cette évolution, tandis que pour 80 % de l’échantillon, le militantisme n’existait pas avant leur engagement. De la même manière, nous pouvons mentionner la radicalisation institutionnelle. Celle-ci se caractérise par un individu qui a commencé son militantisme après un engagement dans une association culturelle ou caritative musulmane, en lien avec une pratique sportive ou la fréquentation d’un lieu de culte. Selon l’étude, 70 % des personnes estiment quasi-nulle la radicalisation institutionnelle. Une donnée surprenante au premier abord puisque, dans l’esprit collectif, les lieux de culte salafistes sont des endroits particulièrement propices pour s’orienter vers le djihadisme.

Enfin, pour conclure cette étude, nous pouvons exposer les deux principales figures djihadistes afin de mieux saisir l’ensemble des données et hypothèses qui ont été présentées.

La première figure que nous pouvons citer et qui est la plus importante est le désaffilié. Ce dernier est un individu en quête de sens et dont le parcours est marqué par la volonté de quitter une condition familiale et socio-économique. Ces personnes veulent un sens à leur existence et perçoivent l’État Islamique comme une alternative à leur vie. Ainsi, ce sont souvent des gens isolés et sans vie affective, venant pour 31 % des cas de familles précaires. Ils sont également pour 46 % d’entre eux sans emploi et 80 % ont un diplôme inférieur au bac.

La seconde grande figure est le prosélyte, qui se caractérise par un individu ayant intériorisé les notions fondamentales du salafisme et qui s’est construit une vision du monde hostile à la démocratie et aux valeurs républicaines. 84 % d’entre eux disposent de solides connaissances religieuses et 73 % pratiquent une religion de manière intense. Pour une partie d’entre eux, leur radicalisation a une origine militante. Contrairement aux désaffiliés, ils ont des diplômes universitaires plus importants et ne sont pour la plupart pas issus de familles précaires et instables. De plus, c’est la catégorie ayant le plus fort sentiment de stigmatisation en France avec 63 % d’entre eux qui ont ce ressenti. Les prosélytes sont la figure la plus préoccupante pour l’ordre public avec 36 % d’entre eux ayant commis des infractions terroristes pour atteintes aux personnes.

Si la chute du califat de l’État Islamique a réduit la présence de cette menace dans le débat public, elle n’en reste pas moins importante. En effet, l’ancien directeur de la DGSI Nicolas Lerner a évoqué lors d’un entretien pour le média Le Monde que la propagande de Daesh continuait de séduire et en particulier une nouvelle génération beaucoup plus jeune que les précédentes.

Une génération en quête d’identité, sensible au discours de victimisation et à la glorification de pulsions violentes qu’ils peuvent nourrir.

De plus, les différents théâtres extérieurs, en particulier dans trois zones : le Sahel, la Syrie, l’Irak et à présent la Palestine, peuvent amener à une recrudescence de la menace.

La France face à la montée en puissance de plusieurs menaces 

La radicalisation djihadiste reste ainsi la première menace en France. Toutefois, d’autres menaces font l’objet d’une surveillance accrue par les services de renseignement. En effet, prenons le cas de l’ultra-droite : selon l’ancien directeur de la DGSI, environ 2000 personnes partagent les idées de l’ultra-droite. De plus, un rapport parlementaire du 15 novembre 2023 révèle que 1300 d’entre elles sont fichées S.

Depuis 2017, dix actions terroristes d’inspiration néo-nazie ont été déjouées. Ces projets d’attentats avaient différentes cibles comme les personnes de confession musulmane, juive, des élus de la République ou encore des francs-maçons.

Une menace qui peut venir de personnes nourrissant une haine absolue contre ceux qui estiment être la cause de leurs problèmes ou de celles du pays. Ces mouvements ont notamment pour idoles des terroristes auteurs de tueries comme celles d’Oslo ayant fait 77 victimes ou de Christchurch visant deux mosquées en Nouvelle-Zélande. Au cours de cet attentat, 51 personnes ont perdu la vie. 

Malheureusement, la mouvance d’ultra-droite n’est pas la seule dont les services de renseignements doivent se préoccuper. En effet, l‘ultra-gauche investit depuis un certain temps la sphère environnementale, amenant leurs modes d’action à se radicaliser. Ainsi, même si aucun attentat d’ultra-gauche n’a été commis, une vigilance renforcée est nécessaire.

Quelques sources et liens utiles

Xavier Crettiez et Romain Sèze, « Sociologie du djihadisme français, Analyse prosopographique de plus de 350 terroristes djihadistes incarcérés », Ministère de la Justice, 2022.

Bernard Gorce, « Ultra-droite, l’alerte d’un rapport parlementaire », La Croix, 15/11/2023

ANTOINE ALBERTINI et CHRISTOPHE AYAD, « Djihadisme, ultradroite et ultragauche : l’appel à la « vigilance » du patron de la DGSI », Le Monde.fr, 09/07/2023

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