Qu’est-ce qu’un paysan ? La notion même de paysannerie est sujette à débat, à interprétation et à réappropriation politique. Depuis des siècles, la connotation et les implications sémantiques du terme « paysan » évoluent.
Nous proposons un retour historique sur cette notion et son évolution à travers l’histoire, les sciences sociales, la littérature et les sciences politiques. Cet article se concentre sur l’Europe, en particulier la France.
Des origines du terme paysan péjoratives
Le mot « paysan » tire ses origines du latin médiéval pagensis, dérivé de pagus, signifiant village ou district rural. D’ailleurs, les racines de ce terme sont proches du latin paganus (païen), ces derniers se trouvant majoritairement dans les campagnes de l’Empire romain. Au Moyen Âge, le terme pagensis désigne les habitants des campagnes, en opposition aux citadins. Avec le temps, le mot évolue en « paisant » en ancien français, puis « paysan, » pour désigner spécifiquement les personnes vivant et travaillant à la campagne, généralement dans l’agriculture.
À partir du XIème siècle, « païsant » commence à désigner l’habitant de son pays natal et une personne cultivant la terre. Cependant, le travailleur de la terre est plus fréquemment appelé « vilain », « serf », ou « manant ». L’utilisation du terme « paysan » au Moyen Âge est largement péjorative. Ainsi, « to peasant » désigne l’acte de soumettre quelqu’un, comme on soumet un paysan. En France, « paysan » peut être synonyme de rustique, stupide, ou encore grossier. En Allemagne, les connotations portent même sur la criminalité, « paysan » désignant un voleur, un brigand.
Les paysans sont asservis, comme en Irlande, en Russie (jusqu’en 1861, les paysans russes n’ont pas le droit à la mobilité géographique) ou encore au Japon et en Chine.
« Les paysans sont des inférieurs juridiques, politiques, sociaux et économiques dans l’Europe médiévale. La subordination structurée des paysans aux non-paysans s’exprime de nombreuses façons, de jure et de facto, depuis les restrictions sur leurs mouvements physiques jusqu’aux restrictions somptuaires sur les types d’armes, de vêtements et d’ornements qu’ils peuvent porter et utiliser, et sur les aliments qu’ils peuvent légalement consommer. » George Dalton, anthropologue.
Après le Moyen Âge, l’image du paysan évolue, notamment en France. À travers des œuvres littéraires comme Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle de Jean de La Bruyère ou encore Le Paysan parvenu de Marivaux, la figure du bon paysan émerge. Ce dernier incarne des valeurs de droiture, d’honnêteté et de vertu. Dans La Mare au Diable (1846) de George Sand et Le Peuple (1846) de Jules Michelet, les auteurs idéalisent la figure du paysan. À l’inverse, d’autres auteurs comme Zola ou Balzac dévalorisent la figure du paysan.
« Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en pesant bien le physique et le moral, au total la meilleure », Jules Michelet
Le paysan comme porteur de valeurs
Sous la IIIème République, le paysan est exalté comme un modèle de moralité et de stabilité, en opposition aux ouvriers urbains, perçus comme vulnérables aux idées socialistes. Parallèlement, la figure du « soldat-paysan » émerge après la Première Guerre mondiale, incarnant le patriotisme et l’héroïsme.
Dans ce contexte valorisant, certains agriculteurs commencent à s’identifier fièrement comme paysans, marquant un tournant historique. Les mouvements politiques agrariens d’extrême droite, tels que les Comités de Défense paysanne de Dorgères, jouent un rôle clé dans ce sentiment d’identité paysanne.
Au cours des dernières décennies, le statut des paysans évolue rapidement en France, tout comme l’image qui lui est associée. Dès les débuts du régime de Vichy, les discours du Maréchal mettent en avant la paysannerie. De nombreux maurrassiens, influents dans l’entourage de Pétain, expriment un intérêt marqué pour la France traditionnelle et rurale. Opposés à la République, ils voient dans le paysan un moyen de régénérer la nation et adoptent un ton moralisateur. Pour ces maurrassiens, l’idéal sociétal est celui d’une France rurale et catholique, où le peuple est enraciné dans une terre nourricière.
Une propagande élaborée autour de ces thèmes de la Révolution nationale est alors mise en œuvre. C’est le Retour à la terre de Philippe Pétain. Pour Pétain, les paysans représentent le cœur de la nation française, porteurs de vertus telles que le travail acharné, la frugalité et la piété. Le régime de Vichy considère que c’est dans les campagnes, éloignées de la corruption des villes, que se trouve la vraie France, celle qui doit être restaurée pour redonner au pays sa grandeur. Vichy instaure une organisation corporatiste pour les agriculteurs à travers la Corporation Paysanne.
Pour autant, les paysans n’adhèrent pas tant au projet de Pétain, et le soutien est plus faible qu’espéré. En résumé, la vision du paysan sous le régime de Vichy est celle d’un idéal rétrograde et mythifié, utilisé pour promouvoir une idéologie nationaliste et réactionnaire. Pétain voit dans le retour à la terre et le culte du paysan une voie de redressement pour la France, mais cette vision ne réussit pas à s’imposer durablement face aux défis économiques et sociaux de l’époque.
Le tournant de la modernisation agricole
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, la notion de paysan devient péjorative pour deux raisons majeures. La première est liée aux accusations d’enrichissement en lien avec le marché noir. En raison des pénuries et des prix contrôlés, de nombreux agriculteurs et commerçants commencent à vendre leurs produits en dehors des circuits officiels.
Cela donne lieu à un marché noir où les denrées alimentaires sont échangées à des prix beaucoup plus élevés que ceux fixés par les autorités. Cela est largement reproché aux paysans et contribue à façonner une image d’égoïste, de magouilleur, de profiteur de guerre. Par ailleurs, la politique agricole d’après-guerre prône la modernisation, que ce soit à travers les syndicats, les hommes politiques ou les agronomes. Le paysan est alors perçu comme anti-moderne et réfractaire au progrès. Il faut dès lors le faire disparaître au profit de l’exploitant agricole.
On retrouve la même tentative d’effacement de la notion de paysan que lors des Lumières, qui tentent de faire disparaître le paysan au profit du cultivateur.
La modernisation agricole conduit à ce que de nombreux sociologues ruraux appellent « la fin des paysans », en référence à l’ouvrage majeur d’Henri Mendras publié en 1967. Le livre analyse les transformations du monde rural en France, notamment la disparition progressive des paysans en tant que classe sociale distincte. Cette évolution entraîne une perte d’autonomie des paysans, qui deviennent des agriculteurs salariés ou des entrepreneurs agricoles, dépendants des marchés, des subventions et des technologies.
Mendras souligne également les changements culturels associés à cette transformation : les modes de vie ruraux se rapprochent de plus en plus de ceux des urbains, marquant la fin de la culture paysanne traditionnelle. Il conclut que ces changements annoncent la « fin des paysans » en tant que groupe social spécifique, distinct de la société urbaine et industrielle. Ceux qui restent fidèles aux manières traditionnelles de pratiquer l’agriculture sont encore nommés paysans, mais ils ne sont plus que des symboles construisant une image paysanne au goût des modernisateurs.
C’est le propos de Bourdieu dans la « classe-objet », décrivant le phénomène de folklorisation.
« La folklorisation, qui met la paysannerie au musée et qui convertit les derniers paysans en gardiens d’une nature transformée en paysage pour citadins, est l’accompagnement nécessaire de la dépossession et de l’expulsion« . Pierre Bourdieu.
Paysan, marqueur politique
Ces dernières décennies, la figure du paysan est mobilisée dans deux objectifs par des acteurs différents en France. Tout d’abord, la figure du paysan, et de l’agriculteur en général, est revalorisée par la population, avec une volonté de retrouver de la proximité avec la Nature. Cette figure serait garante des traditions, des écosystèmes et de valeurs comme le bon sens, le travail et la qualité. Ainsi, des marques comme Paysan Breton surfent largement sur le terme « paysan » pour leur marketing.
Pour autant, en France, la notion d’agriculture paysanne a une symbolique qui devient militante et politique. En France, la Confédération paysanne défend les revendications des agriculteurs sous le prisme de l’agriculture paysanne, dont les principes incluent l’équité, la solidarité, le respect de la nature, la qualité, l’autonomie et la biodiversité.
Des courants de pensée scientifiques se focalisent particulièrement sur l’agriculture paysanne, notamment les Peasant Studies (Études paysannes). C’est un domaine de recherche académique qui se concentre sur l’analyse des sociétés paysannes, de leurs modes de vie, de leurs structures sociales, économiques et politiques. Ce champ d’étude est dynamique ces dernières années avec les dynamiques récentes autour du mot « paysan ».
De cette manière, Van der Ploeg, un sociologue rural important des dernières années, définit la condition paysanne comme une lutte pour l’indépendance et le progrès, dans le but de construire une base de ressources autogérées en interaction avec la nature. Il place l’agriculture paysanne en opposition à l’agro-industrie dans son livre The New Peasantries (2008) et propose la « repaysannisation », qui encourage l’augmentation du nombre et de la qualité des paysans en Europe. D’ailleurs, l’analyse de l’évolution du terme paysan intéresse de plus en plus d’universitaires, en témoigne le récent sujet d’Anthony Hamon dans The Conversation (voir la section ci-dessous).
Au-delà de l’étude académique, la paysannerie est également une revendication politique et militante à travers le monde. L’organisation altermondialiste mondiale Vía Campesina qualifie les paysans de « peuple de la terre ».
Ainsi, la figure du paysan a largement évolué depuis l’apparition du terme au début du Moyen Âge. Marqueur politique et aujourd’hui porteuse de revendications, la notion de paysannerie charrie toute une série de symboles et de représentations qui ont fluctué à travers les âges.
Quelques sources et liens utiles
Deléage, E. (2012). Les paysans dans la modernité. Revue française de socio-économie, (1), 117-131.
Edelman, M. (2013). What is a peasant? What are peasantries? A briefing paper on issues of definition. first session of the Intergovernmental Working Group on a United Nations Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas, Geneva, July, 15-19.
Deléage, E. (2023). Paysans alternatifs, semeurs d’avenir. Bord de l’eau (Le).
Mendras, H. (1967). La fin des paysans, Paris. Futuribles.
Boussard, I. (2004). Les paysans sous le régime de Vichy. Sociétés rurales du 20. siècle: France, Italie et Espagne.-(Collection de l’École française de Rome; 331), 1000-1009.
Hamon, A. (2024). « Paysan » : histoire d’un terme tour à tour stigmatisant et valorisant, The Conversation (En ligne).