Le 3 mai 1775, des émeutiers dévalisent des dizaines de boulangeries à Paris. C’est le point culminant de la Guerre des farines, qui s’étale d’avril à mai.
Lors de ces révoltes frumentaires, 548 personnes furent arrêtées, et beaucoup d’historiens considèrent ces événements comme l’un des prémices à la Révolution française.
Contexte des révoltes
La France du XVIIIème siècle est largement paysanne, et les céréales constituent la base de l’alimentation de la population, qui peut dépenser plus de la moitié de son revenu en pain, notamment chez les plus pauvres. Les autres aliments ne sont pas encore vraiment démocratisés.
Ainsi, le pays est sensible à de mauvaises récoltes qui peuvent plonger des millions de personnes dans la famine. En 1770, 1773 et 1774 des rendements faibles conduisent à une diminution des stocks de céréales dans le pays, bien que certaines régions s’en sortent mieux que d’autres.
Le royaume de France a une politique protectrice vis-à-vis de la culture de céréales, s’inscrivant dans l’économie morale développée par Thompson. Cela désigne un ensemble d’attitudes et de pratiques permettant de défendre les intérêts de la communauté, même sur le plan économique.
Dans le contexte du royaume de France, cela se traduit par l’existence de la police des grains, qui doit veiller à la sécurité des sujets à travers leur approvisionnement en denrées alimentaires. Cependant, l’évolution des mœurs économiques, notamment les principes de libéralisation qui infusent dans l’ensemble des sociétés occidentales, conduisent à la révocation de ces principes.
En 1774, Louis XVI prend la suite de son grand-père à la tête du royaume. Il nomme alors en aout 1774 Anne-Robert Jacques Turgot comme contrôleur général des finances. Homme politique et économiste, il est partisan des théories libérales, notamment de la physiocratie. Cette école de pensée économique est centrée sur le fait que la valeur principale des sociétés provient de l’agriculture, et que celle-ci doit être libéralisée, sans interventionnisme de l’état.
Si cette théorie est rendue caduque avec l’avènement de l’industrie, elle est à l’origine de nombreux penseurs libéraux du XVIIIème et du XIXème siècle. Turgot s’attelle donc à libéraliser le commerce du grain, et développe le libre-échange dans le domaine agricole, il supprime la police des grains et le droit de hallage. Malgré le contexte de faible récolte et d’opposition du conseil au décret de Turgot, celui-ci est signé le 13 septembre 1774, juste avant la mauvaise récolte de 1774.
Le début de la Guerre des farines
C’est dans ce contexte que les famines débutent au printemps 1775, avant la Guerre des farines. Les régions qui ont eu de faibles récoltes sont touchées en premières. L’originalité dans ces famines, c’est que les régions ayant également connu de bonnes récoltes sont touchées par la famine.
En effet, du fait de la libéralisation du commerce du grain, les prix explosent car les céréales sont exportées dans les régions déficitaires en grains, où les habitants sont prêts à payer le prix fort, le prix n’étant désormais que très peu régulé. Les pauvres des régions excédentaires ne peuvent ainsi plus se payer de quoi se nourrir.
La famine s’étend rapidement à l’ensemble du Royaume durant le printemps 1775, alors même que le roi n’est pas encore couronné. L’urgence est alors nationale, et les commandes de nourriture à des pays étrangers ne parviennent pas à endiguer la faim des habitants. Dès lors, le contexte est favorable à une révolte frumentaire. Cela désigne la révolte d’une partie de la population suite à une difficulté à subvenir à ses besoins en nourriture. Celle-ci sera nommée Guerre des farines.
Bien sûr, les révoltes frumentaires sont fréquentes, que ce soit en Europe ou dans le Monde.
Cependant, les révoltes frumentaires ne sont pas que des émeutes de la faim. Elles sont également une forme de conflit politique. Ainsi, l’historienne Louise Tilly évoque ce phénomène en ces termes :
« Ce n’est pas dans la formule économique simpliste : disette = faim = émeute qu’il faut chercher l’explication de la révolte frumentaire en France depuis le XVIIème siècle. Elle réside, plutôt dans un contexte politique, une évolution de la politique gouvernementale, et dans une transformation à long terme du marché des grains »
Louise Tilly, historienne.
Le 27 avril, à Beaumont-sur-Oise des émeutiers pillent une barque remplie de blé, et une grande confusion agite le marché. Dans cette ville de région parisienne, le blé est en constante augmentation. Les habitants se révoltent et des altercations éclatent avec les marchands. Ceux-ci délaissent leurs étals, qui sont pillés selon la règle de la taxation populaire, ce qui équivaut à s’accaparer des biens tout en laissant de l’argent derrière soi, dont la somme est définie comme le juste prix à payer pour ces biens.
Dès le lendemain, la nouvelle des événements de Beaumont-sur-Oise se répand et d’autres marchés sont saccagés de la même manière, notamment à Pontoise.
Comme une trainée de poudre, la Guerre des farine s’intensifie dans l’ensemble de la région parisienne et du Nord-Ouest de la France. Le 6 mai, on dénombre 42 villages et 14 marchés attaqués. De nombreux circuits de communications sont également entravés, qu’ils soient fluviaux ou routiers. Les marchands, les grands fermiers et les représentants du pouvoir sont visés directement.
À l’époque, de nombreuses rumeurs circulent sur le fait que ces émeutes sont des complots fomentés contre Turgot. Une thèse qui fut longtemps acceptée mais remise en cause lors du siècle précédent, en particulier avec le travail d’historiens comme Faure, Rude ou Lublinski.
Répression pour terminer la Guerre des farines
À partir du 3 mai, les autorités françaises démarrent une répression importante. Ceci fait suite à deux journées particulièrement marquantes pour le pouvoir. Le 2 mai, les révoltés avancent sur Versailles. Le roi aurait ainsi été évacué vers Fontainebleau, bien que les émeutiers ne se soient pas dirigés vers le château mais vers les réserves de farine. Le lendemain, des centaines de sites (boulangeries, réserves de farine, marchés…) sont attaquées en plein Paris. Malgré la propagation de la révolte depuis la semaine précédente, peu de mesures ont été prises pour protéger la ville.
Dès le soir-même, 25 000 soldats furent mobilisés pour protéger les sites sensibles. Le couronnement du roi devant intervenir le 11 juin à Reims, celui-ci ordonna une répression rapide et efficace du mouvement. La police procéda à 548 arrestations, et au total plus de 300 actes d’émeutes ont été recensés. Le 11 mai, deux émeutiers sont pendus, date à laquelle la majorité des émeutes s’arrêtent.
Mais la pendaison de ces deux hommes, un perruquier de 28 ans et un gazier de 16 ans, exécutés sur la place de Grève, ne fit que nourrir le ressentiment de la population envers les autorités. Par ailleurs, les autorités ont tenté d’assister la population en organisant la distribution de nourriture. Un aveu d’échec pour la politique physiocratique de Turgot.
Suite à ces révoltes frumentaires, l’idée de libéralisation des marchandises agricoles est discréditée. La population tient Turgot et Louis XVI pour responsables, ce qui ternit profondément l’image du roi, à peine un an après sa prise de fonction.
Cette Guerre des Farines représente un conflit de classe pré-révolutionnaire, notamment via l’organisation des paysans et des masses urbaines parisiennes qui se solidarisent. Des travaux d’historiens montrent d’ailleurs que les émeutiers sont des déclassés, reflets d’une inégalité croissante dans la société française. Ils se politisent durant ces événements, annonçant la Révolution à venir.
Quelques sources et liens utiles
Tilly, L. A. (1972). La révolte frumentaire, forme de conflit politique en France. Annales. Histoire, Sciences Sociales, 27(3), 731–757. http://www.jstor.org/stable/27578121
Darnton, R. (1969). Le lieutenant de police J.-P. Lenoir la guerre des farines et l’approvisionnement de Paris a la veille de la Révolution. Revue d’histoire Moderne et Contemporaine (1954-), 16(4), 611–624. http://www.jstor.org/stable/20527874
V. S. Liublinskiĭ, La guerre des farines : Contribution à l’histoire de la lutte des classes en France, à la veille de la Révolution, 1979
Cynthia A. Bouton, La guerre des farines, genre, classe et communauté dans la société française de la fin de l’Ancien Régime, 1993