L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Auguste Piccard, le véritable professeur Tournesol

Auguste Piccard, le savant ayant inspiré à Hergé la création de Tryphon Tournesol, teste lui-même ses propres inventions, au péril de sa vie.
Auguste Piccard se prépare à un nouveau vol dans la stratosphère en 1932 - Auteur inconnu | Creative Commons BY-SA 3.0
Auguste Piccard se prépare à un nouveau vol dans la stratosphère en 1932 – Auteur inconnu | Creative Commons BY-SA 3.0

C’est en 1943, dans Le trésor de Rackham Le Rouge, qu’apparaît pour la première fois le professeur Tournesol. Celui qui allait accompagner Tintin dans ses nombreuses aventures présente à ce dernier un modèle de sous-marin de sa création pour explorer les profondeurs de l’océan. Si l’inventeur, aussi génial que dur d’oreille, est connu de tous, beaucoup ignorent que c’est un personnage bien réel qui a inspiré Hergé pour sa création : Auguste Piccard. Ce savant suisse est assez éloigné de l’image traditionnelle du scientifique enfermé dans son laboratoire. Comme son double de bande dessinée, il teste lui-même ses propres inventions, parfois au péril de sa vie. 

Né en 1884 à Bâle d’un père professeur de chimie, Auguste Piccard grandit dans un environnement empreint de science et d’intérêt pour les progrès technologiques. Il se passionne rapidement pour l’exploration du ciel et des fonds océaniques. Auteur de nombreux essais et articles scientifiques dans des domaines variés, son ami Albert Einstein annote même certaines de ses publications. Il est aujourd’hui essentiellement connu pour ses inventions et records en lien avec la stratosphère et les fosses marines

Auguste Piccard, explorateur de la stratosphère

L’engouement du savant pour les vols en ballon libre, ainsi que ses recherches scientifiques, l’amènent à concevoir un engin pouvant lui faire atteindre la stratosphère.

Objectif ciel

Auguste Piccard se prend de passion pour les vols en ballon libre lors de la coupe Gordon Bennett, qui se tient à Paris en 1912. Onze ans plus tard, il représente lui-même la Suisse lors de la douzième édition de cette course de ballons à gaz. Celle-ci est marquée par des conditions météorologiques très délicates, causant le décès de plusieurs participants. Le physicien parvient néanmoins à terminer dixième, en se posant à 85 kilomètres du point de départ. 

Dès 1922, alors qu’il est professeur de physique à l’Université libre de Bruxelles, il effectue les premiers essais de vols dans la stratosphère en ballon libre. Il est, à cette occasion, le premier à utiliser un aéronef pressurisé

Alors que la théorie de la relativité développée par Albert Einstein est remise en cause par le physicien américain Dayton Miller, il décide, en juin 1926, de s’élever dans les airs à bord du ballon Helvetia. Il étaye alors la validité de cette théorie en reproduisant, à 4 500 mètres d’altitude au-dessus de Bruxelles, l’expérience de Michelson-Morley sur laquelle s’était appuyé Einstein.

La volonté du professeur Piccard d’atteindre une très haute altitude n’est pas seulement liée à sa passion ; elle s’inscrit également dans une perspective scientifique. Il mène, en effet, des recherches portant sur la radioactivité et le rayonnement cosmique. Il découvre d’ailleurs, en 1917, un nouvel isotope de l’uranium, l’ « actiuranium », aujourd’hui connu comme l’uranium 235. Pour poursuivre son travail, il lui est nécessaire de s’élever aussi haut que possible dans la stratosphère

Si, contrairement à Tryphon Tournesol, Auguste Piccard n’aspire pas à marcher sur la lune, son objectif demeure très ambitieux. 

Une première ascension mouvementée dans la stratosphère

Le savant suisse souhaite développer une invention en mesure d’atteindre la stratosphère. Il imagine alors un ballon à hydrogène doté de la toute première cabine étanche pressurisée. Le but est de garantir une atmosphère respirable. 

Après la validation du projet par le Fonds national pour la recherche scientifique belge, la fabrication de l’engin démarre. 

Il comprend un ballon rempli d’hydrogène et une cabine sphérique étanche, en aluminium, dont la pression interne équivaut à une altitude de 1 500 mètres. L’enveloppe du ballon, en coton et peint en jaune, doit absorber les rayons solaires. Il est possible de réguler la température de la capsule : cette dernière, noire d’un côté, blanche de l’autre, est accompagnée d’une hélice externe offrant la possibilité de la faire pivoter en fonction de la position du soleil. 

Le 27 mai 1931, à Augsbourg, Auguste Piccard et son assistant, Paul Kipfer, s’envolent dans ce ballon (nommé FNRS). 

Le professeur Piccard (à droite) et l'ingénieur Paul Kipfer (à gauche), dans la nacelle du ballon - Auteur inconnu | Creative Commmons BY 3.0
Le professeur Piccard (à droite) et l’ingénieur Paul Kipfer (à gauche), dans la nacelle du ballon – Auteur inconnu | Creative Commmons BY 3.0

Les mésaventures rencontrées auraient pu donner lieu à un album de Tintin : après un départ prématuré, ils doivent réparer l’appareil à oxygène endommagé, tandis que la capsule n’est plus étanche et perd de l’oxygène. Puis, alors qu’ils se trouvent dans la stratosphère, la commande de la soupape se coince ; ils doivent donc attendre que la température baisse pendant la nuit pour pouvoir redescendre. C’est ensuite le système de régulation de la température qui tombe en panne ; comme, dans le même temps, leurs réserves d’eau sont insuffisantes, ils doivent boire la condensation dégoulinant de l’enveloppe. 

On pourrait penser qu’avec de telles déconvenues, les deux hommes connaîtraient un destin aussi tragique que celui de l’aviateur Charles Nungesser. Il n’en est rien ! 

Malgré ces péripéties, ils atteignent une altitude de 15 781 mètres. Il s’agit alors du record du monde, leur octroyant le statut de premiers hommes à avoir atteint la stratosphère et aperçu la courbure terrestre

À son retour, Auguste Piccard indique que son « but n’est pas de battre, ni de garder des records, mais d’ouvrir un nouveau domaine à la recherche scientifique et à la navigation aérienne ». Il estime que l’objectif visé n’a pas pu être atteint, en raison des nombreux problèmes survenus durant le vol, ayant fait obstacle à une prise de mesures optimale. 

Une seconde ascension maîtrisée dans la stratosphère

Cette déception et la volonté de mener à bien ses recherches sur les rayons cosmiques conduisent le savant à entreprendre un nouveau vol. 

Celui-ci a lieu le 18 août 1932, en compagnie du physicien belge Max Cosyns. Le FNRS décolle de Dübendorf, près de Zurich. Aucune péripétie ne vient perturber le voyage, le rendant « presque banal », selon Auguste Piccard. 

Max Cosyns dans le ballon d'Auguste Piccard - Walter Mittelholzer | Domaine public
Max Cosyns dans le ballon d’Auguste Piccard – Walter Mittelholzer | Domaine public

Ce dernier établit un nouveau record, puisque le ballon atteint une altitude de 16 201 mètres. Les données recueillies permettent au professeur de poursuivre son travail scientifique. 

Pour se rendre compte de ce que représente une telle altitude, il faut noter qu’un an plus tard, le 2 août 1933, quand Hélène Boucher bat le record du monde féminin d’altitude sur avion léger, elle s’est élevée à « seulement » 5 900 mètres. 

La cabine du professeur Piccard marque les prémices du développement d’une cabine résistante à la pression. Elle permet ainsi de franchir une étape vers la possibilité d’aller sur la lune. D’ailleurs, la NASA la reconnaît plus tard comme la première capsule spatiale.

Auguste Piccard, explorateur des fonds marins

Outre sa passion pour l’exploration du ciel, le physicien s’intéresse aussi aux profondeurs océaniques. Pour pénétrer dans ces dernières, Auguste Piccard conçoit le bathyscaphe.

Conception du bathyscaphe

Dès les années 1930, il imagine un engin sous-marin. Sur le même modèle que son ballon libre, il songe à une cabine étanche, pouvant résister aux pressions exercées par l’eau, et pourvue de hublots. La cabine, plus lourde que l’eau, serait suspendue à un grand récipient contenant une substance plus légère que cette dernière.  

Il invente ainsi le bathyscaphe (du grec bathus (« profond »), et skaphos, qui signifie « barque »). En 1937, le Fonds national pour la recherche scientifique accepte à nouveau de financer son projet. Le professeur Piccard lui donne ainsi le nom de FNRS 2

Son développement est interrompu par la Seconde Guerre mondiale. Les travaux reprennent à la fin du conflit et s’achèvent en 1948. 

Le FNRS 2 résiste à une immersion de 4 000 mètres. Le flotteur surmontant la cabine contient 26 500 litres d’essence. Deux réservoirs remplis de grenaille de fer servent de lest ; la libération progressive de celui-ci permet la descente et la remontée du bathyscaphe. 

Premières plongées à bord du FNRS 2

Cet engin sous-marin est testé une première fois, le 26 octobre 1948, près de l’île de Boa Vista au Cap-Vert. Auguste Piccard est accompagné du scientifique Théodore Monod, pour une plongée à 25 mètres. 

Une nouvelle plongée est réalisée quelques jours plus tard, le 3 novembre de la même année, à Dakar. Aucun passager n’est présent à bord du submersible, qui atteint la profondeur de 1 380 mètres. À cette occasion, le flotteur est endommagé par les paquets de mer lors du retour à la surface, puis au cours du remorquage. 

Selon Théodore Monod, « l’erreur fondamentale qui a conduit à un malheureux échec une entreprise reposant pourtant sur une idée géniale a été la méconnaissance foncière des réalités marines » (Plongées profondes : bathyfolages, Julliard, 1954, réédition Actes Sud, 1991). 

Gérald Boisrayon, ingénieur général de l’armement, abonde dans ce sens : selon lui, « Auguste Piccard n‘avait pas compris que la mer n’est pas la stratosphère et que l’environnement y est beaucoup plus rude » (Gérald Boisrayon, « La course aux grands fonds. Contribution française de 1950 à 1990 », sur www.academiedemarine.com, 13 mars 2019).

Le FNRS 2 est ensuite vendu à la Marine nationale française en 1950. La conception d’un nouveau submersible, le FNRS 3, est confiée à l’ingénieur de l’Armement André Gempp. Le professeur Picard contribue au projet en tant que conseiller technique. Il quitte néanmoins celui-ci en 1952.

Records de plongée à bord du Trieste

Des industriels italiens contactent Auguste Piccard en 1952 pour la construction d’un nouveau bathyscaphe. L’instigateur du projet est son fils, Jacques Piccard. Tous deux conçoivent un submersible, baptisé Trieste en référence à la ville dans laquelle il est construit. 

Le Trieste, bathyscaphe conçu par Auguste et Jacques Piccard - Auteur inconnu | Domaine public
Le Trieste, bathyscaphe conçu par Auguste et Jacques Piccard – Auteur inconnu | Domaine public

Il est mis à l’eau pour la première fois le 1er août 1953, dans le port de Castellammare di Stabia, en Italie. Le père et le fils réalisent une plongée à bord de l’engin le 14 août 1953, à proximité de Capri. Ils descendent à une profondeur de 40 mètres. 

Une nouvelle plongée est effectuée le 30 septembre 1953, au large de l’île de Ponza. Les deux hommes atteignent les abysses, en plongeant à 3 150 mètres. Il s’agit d’un record pour l’époque, un de plus pour Auguste Piccard ! 

Suite à cela, le physicien prend sa retraite de professeur en 1954 et retourne vivre en Suisse. Il avait auparavant imaginé, dès 1953, un bateau submersible, le mésoscaphe (du grec mesos (« milieu »), et de skaphos, qui signifie « barque »), un engin d’exploration des moyennes profondeurs. Son fils Jacques permet l’aboutissement de ce projet en 1972. Il donne à ce sous-marin touristique le nom de mésoscaphe Auguste Piccard

Après le décès du savant le 25 mars 1962, Jacques prend le relais, devenant un océanographe et océanaute réputé. 

Il continue notamment à s’occuper du Trieste, parvenant même à établir un nouveau record, en plongeant dans la fosse des Mariannes, au large des Philippines, le 20 janvier 1960. Il atteint alors 10 916 mètres de profondeur. Ce record a longtemps été jugé imbattable, car cette fosse océanique était considérée comme la plus profonde de la croûte terrestre. Toutefois, une exploration au sonar a, par la suite, révélé, à proximité, une zone encore plus profonde ; il n’existe à ce jour aucun sous-marin ou robot civil capable de l’explorer.

L’héritage d’Auguste Piccard

Si Hergé a imaginé le professeur Tournesol après avoir aperçu Auguste Piccard dans les rues de Bruxelles, on se rend compte que leurs ressemblances ne sont, en réalité, pas seulement physiques. Ce sont avant tout leurs inventions géniales et leur goût de l’aventure qui les rapprochent. 

Car, au-delà de ses records, le physicien suisse est avant tout un brillant savant : sa capsule pressurisée a ouvert la voie à la montée dans la stratosphère, tandis que le bathyscaphe a permis d’atteindre des profondeurs jusque-là inaccessibles. Selon lui, « l’exploration est le sport du savant ». Durant toute sa vie, il exprime à merveille cette conception. Il a ainsi, pendant un temps, été l’homme s’étant à la fois le plus éloigné et le plus rapproché du centre de la Terre. 

Son héritage persiste encore aujourd’hui, via ses descendants. Son fils Jacques a d’abord repris le flambeau en matière d’exploration sous-marine. Son petit-fils, Bertrand Piccard, a, quant à lui, réalisé, en mars 1999, le premier tour du monde en ballon à bord du Breitling Orbiter 3

Quelques liens et sources utiles :

Auguste Piccard, Au-dessus des nuages, Éditions Grasset, Paris, 1933.

Auguste Piccard, Au fond des mers en Bathyscaphe, Arthaud, 1954.

Site officiel de Bertrand Piccard, Biographie d’Auguste Piccard (consulté le 17 janvier 2024).

M. de Courteville, « Au-dessus des nuages », Études théologiques et religieuses, Année 1934, p. 169-178.

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