“Tout empire périra”
Jean-Baptiste Duroselle, 1981
Jean-Baptiste Duroselle est un historien français du XXe siècle, spécialiste des relations internationales. Dix ans avant la chute de l’URSS, il titra l’un de ses plus grands livres avec la phrase citée précédemment.
Il théorise qu’un Empire, par sa volonté de conquérir, de régner par la force sur les autres peuples est voué à disparaître, et que cela est juste. Le destin de l’Empire ottoman n’a pas échappé à la théorie de Duroselle, prenant fin après plus de six siècles d’existence.
Nous allons donc aborder l’histoire de l’Empire ottoman et comprendre comment cette puissance historique a pu s’effondrer et laisser place à l’actuelle République de Turquie que nous connaissons.
La genèse et l’extension de l’Empire
La dynastie ottomane a été fondée à la fin du XIIIe siècle en Asie mineure par Osman Ier. Durant son règne, il a conquis de nombreuses villes byzantines et a établi les bases de ce qui deviendra l’Empire ottoman. Ses successeurs poursuivent sa politique expansionniste et débarquent en Europe en 1354 à la suite de la conquête de Gallipoli. À la fin du XIVe siècle, les Ottomans affirment leur hégémonie dans la péninsule balkanique, en Europe du Sud-Est, en vainquant la Serbie lors de la bataille du champ des Merles en 1389.
Après une période de guerre civile et de restauration de l’Empire sous Mehmed Ier, la conquête ottomane reprend. En 1453, Constantinople est assiégée sur ordre du sultan Mehmed II Fatih, ayant succédé à son père deux ans auparavant.
Ce siège marque la chute de l’Empire byzantin et la domination des ottomans en Méditerranée orientale. Constantinople devient alors Istanbul (nom donné en 1930), la nouvelle capitale de l’Empire ottoman. Située à cheval entre le continent européen et asiatique, elle fait de l’Empire un lieu de transit commercial majeur.
1453 est une année avec une forte symbolique pour la religion islamique, pour laquelle le peuple qui prendrait la ville de Constantinople serait “élu”. En revanche, c’est une vague de désespoir qui s’abat sur le monde chrétien. L’annexion de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, de l’Albanie et des possessions génoises autour de la Mer Noire suivirent jusqu’en 1475.
Les conquêtes ne reprennent qu’au début du XVIe siècle, sous le règne de Selim Ier. Ce dernier se tourne vers l’actuelle région du Moyen-Orient et conquiert les villes de Jérusalem, de Damas, d’Alep et d’Homs. Selim Ier récupère alors le titre de calife, soit le chef de la communauté musulmane, successeur du prophète Mahomet. Le sultanat ottoman devient ainsi un califat, ce qui signifie un pouvoir de commandement qui s’accroît considérablement.
Le règne de Soliman le Magnifique à partir de 1520, fait entrer l’Empire ottoman dans son âge d’or. On le définit souvent comme le plus grand souverain ottoman de l’histoire. Après ses campagnes, c’est la quasi-totalité du monde arabe qui passe sous domination de l’Empire. L’Iran, l’Irak, La Tunisie et l’Algérie, à l’exception du Maroc, sont défaits. En Europe, Soliman le Magnifique privilégie une alliance avec François Ier, roi de France depuis 1515. Les deux pays tirent parti de leur alliance, ils coopèrent militairement et instaurent une relation commerciale. Également, les Français jouissent d’une position stratégique au Levant.
Les conquêtes de Soliman le Magnifique font de l’Empire ottoman une puissance majeure en Europe et en Asie occidentale après sa mort en 1566. D’autant que son fils, Selim II, poursuit l’extension de l’Empire en Europe.
Les caractéristiques de l’Empire ottoman
À son apogée à la fin du XVIe siècle, ce qui définit d’abord l’Empire ottoman, c’est l’étendue de son territoire. Il représentait environ cinq millions de km2, soit plus que l’actuelle Union européenne.
Un territoire démesuré
Il s’étendait de l’Algérie à l’Irak, d’ouest en est, et de la frontière autrichienne jusqu’au Golfe Persique, du nord au sud. L’Empire entoure le bassin méditerranéen, la Mer Rouge et la Mer Noire par ses possessions. L’Empire ottoman est ainsi présent sur trois mers et trois continents.
Un Empire cosmopolite
L’Empire ottoman est multiethnique et multiconfessionnel. Ce sont Turcs, Persans, Grecques, Tsiganes, Arméniens, Slaves, Albanais, Hongrois et d’autres peuples qui cohabitent au sein de ce territoire, avec des pratiques religieuses différentes : musulmans sunnites et chiites, chrétiens catholiques et orthodoxes et juifs.
Toutes ces communautés religieuses, appelées millet étaient protégées par la loi notamment pour la bonne gestion interne de l’Empire. Cependant, tous les non musulmans de l’Empire devaient payer un impôt appeler le haraç, ce qui conduisit de nombreux chrétiens à se convertir à l’islam.
Cette situation a été la même dans la péninsule Ibérique, durant la conquête arabo-berbère. La possibilité d’ascension sociale pour tout peuple de l’Empire permettait d’assurer une certaine cohésion sur le territoire, et ainsi, éviter les révoltes ou les contestations des différentes communautés contre l’Empire.
Un pouvoir centralisé et dynastique
De 1299 à 1924, une seule famille dirige l’Empire ottoman. Cela montre un accaparement mais aussi une stabilité du pouvoir politique. Le sultan, équivalent d’un monarque absolu, est la clé de voûte de l’Empire.
En effet, il nomme lui-même un grand vizir, chargé de diriger le gouvernement ottoman. L’État contrôle directement l’armée et met notamment en place le système du devchirmé, qui consiste en un “impôt sur le sang” puisqu’il s’agit d’un recrutement militaire forcé de jeunes garçons chrétiens de 8 à 18 ans en échange de la protection de ces peuples dans l’empire.
Une puissance commerciale et militaire
L’Empire ottoman disposait d’effectifs militaires importants avec différentes troupes : fantassins, armuriers, canonniers, cavaliers et janissaires. Ces derniers étaient principalement des esclaves européens de confession chrétienne, et constituaient l’élite de l’infanterie de l’Empire ottoman. La force militaire importante se constate par la prise de Constantinople en 1453 et l’expansion de l’empire pendant plus de trois siècles. L’immensité du territoire ottoman nécessite un important recrutement militaire pour contrôler l’intérieur de l’Empire jusque dans ses villages, et pour la gestion de ses frontières.
Également, l’Empire domine le commerce terrestre avec le carrefour commercial que constitue sa capitale, Istanbul, où de nombreux produits de valeur sont échangés. La situation géographique de l’Empire ottoman attire les commerçants du monde entier venus de Gênes, de Venise, de Moldavie, de Pologne, de Moscou, etc. Le port d’Istanbul permet aussi un contrôle du commerce maritime en mer Méditerranée.
Par ailleurs, les échanges commerciaux de l’époque ne concernent pas uniquement des marchandises mais aussi des esclaves. Dans le cas de l’Empire ottoman, ceux-ci contribuent à la puissance militaire de l’Empire notamment avec l’exemple des janissaires, évoqués plus tôt.
Le déclin et la chute de la puissance ottomane
À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman entre dans sa phase de déclin. Avant cela, l’échec du siège de Vienne en 1683 marquait la fin de l’expansion de l’empire.
Les avancées européennes à la veille de la Première Guerre mondiale
Les guerres successives contre l’Autriche et la Russie, de la seconde moitié du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, mettent à mal les Ottomans. Par le traité de Karlowitz en 1699, la Hongrie tout entière revient à l’Autriche. La guerre russo-turque ne débute qu’en 1768 mais les Ottomans sont défaits et par le traité de Kutchuk-Kaïnardji, la Russie obtient Azov, Kertch, le Kouban, un droit de navigation en mer Noire ainsi que des privilèges commerciaux.
Après des défaites militaires répétées, la Question d’Orient apparaît. Il s’agit d’une politique des grandes puissances européennes qui vise à profiter de la faiblesse de l’Empire ottoman pour prendre possession de ses territoires. La situation interne se dégrade également puisque des mouvements contestataires et indépendantistes apparaissent dès le début du XIXe siècle. Avec le soutien de la France, du Royaume-Uni et de la Russie, la Grèce obtient son indépendance en 1829 à la suite d’une guerre qui aura duré huit ans face aux Ottomans.
Afin d’enrayer le déclin de l’Empire, le sultan Abdülmecid Ier met en place un vaste mouvement de réforme et de modernisation à partir de 1836, appelé Tanzimat. Celui-ci garantit notamment les libertés individuelles et l’égalité de tous les sujets ottomans devant la loi. Les changements furent profonds : modernisation de l’État, centralisation administrative et occidentalisation de la société puisque l’idée était également de s’inspirer du fonctionnement des nations européennes pour améliorer la relation entre l’État et les diverses communautés linguistiques et religieuses de l’Empire.
Dans l’Empire ottoman, Abdulhamid II, surnommé le “Sultan Rouge”, accède au trône en 1876. Il instaure la même année la première Constitution ottomane, qui est un véritable tournant autoritaire. En effet, il met en avant la religion islamique, exacerbant ainsi les tensions avec les minorités chrétiennes. De plus, il met en place un État policier chargé d’arrêter tous ses opposants politiques.
Deux ans après une conférence entre plusieurs grandes puissances sur la Question d’Orient, la Russie déclare la guerre aux Ottomans en 1877. L’Empire ne fait pas le poids et le 13 juin 1878 s’ouvre le Congrès de Berlin, au cours duquel il perd tous ses territoires dans les Balkans. Finalement, à la veille de la Première Guerre mondiale, Istanbul reste la seule possession de l’Empire ottoman sur le continent européen et la Tripolitaine, région historique de la Libye, est cédée à l’Italie par le traité de Lausanne en 1912.
Enfin, Abdülhamid II est destitué par les Jeunes Turcs en 1909 et ceux-ci prennent le pouvoir en 1913, suite à un coup d’Etat. Ce mouvement nationaliste ottoman souhaite rassembler toutes les populations turcophones dans un même État. Cela accentue évidemment le souhait d’indépendance des peuples ottomans non turcs.
Ainsi, en 1914, l‘Empire ottoman c’est quinze millions d’habitants pour une superficie d’un million sept cent mille km2, de Jérusalem à La Mecque, du nord au sud, et de Bagdad à Ankara d’est en ouest.
La Première Guerre mondiale et ses conséquences pour l’Empire ottoman
Le 31 octobre 1914, l’Empire ottoman rejoint le conflit, allié à l’Allemagne et à l’Autriche Hongrie, afin d’affaiblir ses principaux adversaires de la région que sont la France, le Royaume-Uni et la Russie. Le gouvernement des Jeunes Turcs, qui souhaite un État turc homogène d’un point de vue ethnique et religieux, ordonne la déportation et le massacre des populations arméniennes au printemps 1915. Ce sont entre un million deux cents mille et un million cinq cents mille victimes qui sont recensées suite à ce génocide.
La Bulgarie signe l’armistice en 1918 et l’Empire ottoman en fait de même, incapable de continuer la guerre. La défaite des Empires centraux entraîne plusieurs conférences entre les Alliés pour décider du sort des vaincus. Les conséquences pour l’Empire ottoman sont définies par le traité de Sèvres, le 10 août 1920.
La France obtient un mandat sur le Liban et la Syrie tandis que le Royaume-Uni occupe désormais la Palestine, la Jordanie et l’Irak. Également, des territoires d’Asie Mineure passent sous influence française, italienne et britannique.
Deux États sont aussi créés par le traité : la Grande Arménie et le Kurdistan. L’Empire ottoman est lourdement sanctionné par les puissances européennes. Son territoire a été divisé par quatre par rapport à l’année 1914 et il se situe maintenant essentiellement au nord-ouest de l’Asie Mineure.
Face à la dureté du traité de Sèvres, une révolte de la population turque éclate et le militaire Mustafa Kemal en prend la tête. Son armée remporte plusieurs batailles face à la France, l’Italie, l’Arménie et la Grèce. Le 1er novembre 1922, le gouvernement insurrectionnel de Mustafa Kemal proclame la fin de l’Empire et le début de la République de Turquie.
L’indépendance de la nouvelle république turque est reconnue par les Alliés en 1923, lors du traité de Lausanne. Les Français et les Britanniques conservent leurs mandats au Moyen-Orient tandis que les populations chrétiennes en territoire turc sont expulsées et doivent être accueillies par la Grèce. Cet exode est appelé Grande Catastrophe. Enfin, les Arméniens et les Kurdes perdent leurs états, institués seulement trois ans plus tôt.
Quelques sources et liens utiles
Freymond, J. (1981). Jean-Baptiste Duroselle. Tout empire périra. Une vision théorique des relations internationales. Politique étrangère, 46(3), 721‑725. https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1981_num_46_3_3077_t1_0721_0000_1
Ternon, Yves. L’Empire ottoman: le déclin, la chute, l’effacement. Editions du Félin, 2020.