Défense européenne : que manque-t-il pour la créer ?

Zoom sur les moyens concrets qui pourraient être mobilisés pour garantir la souveraineté du continent
Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, Josep Borrell Fontelles, Haut-représentant de l'Union européenne pour les Affaires Etrangères et la politique de sécurité et Eva-Maria Limets, ministre des Affaires Etrangères d'Estonie. A l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union Européenne - JonathanSARAGO/MEAE | Domaine public
Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Josep Borrell Fontelles, Haut-représentant de l’Union européenne pour les Affaires Etrangères et la politique de sécurité et Eva-Maria Limets, ministre des Affaires Etrangères d’Estonie. A l’occasion de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne – JonathanSARAGO/MEAE | Domaine public

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Mercredi 19 mars 2025, la Commission européenne a présenté le contenu de son Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne. Un document stratégique qui trace les grandes lignes d’une politique militaire commune pour les années à venir. Il faut dire que face aux tensions géopolitiques croissantes, aux conflits à ses frontières et aux nouvelles menaces, l’Union européenne avait tout intérêt à enfin adopter une approche cohérente en matière de sécurité et de défense.

Acteur secondaire sur la scène militaire mondiale, l’Europe sait pertinemment qu’elle ne peut plus repousser la mise en œuvre de son autonomie stratégique. Alors que la Russie serait susceptible de venir “tester” la résistance de l’Europe d’ici trois à cinq ans, et que les États-Unis de Trump sont plus imprévisibles que jamais, structurer une réponse européenne crédible en matière de sécurité / défense est indispensable.

Mais le Livre blanc est somme toute assez décevant. Beaucoup de chiffres et peu d’actions concrètes ont en effet été présentées, si bien qu’il est impossible d’imaginer sérieusement aujourd’hui l’Union dépasser ses divisions internes et ses lenteurs bureaucratiques pour bâtir une véritable puissance militaire.

Face aux incertitudes liées aux menaces futures, zoom sur les moyens concrets qui pourraient être mobilisés pour garantir la souveraineté du continent.

L’augmentation des budgets de défense

D’abord, accroître la sécurité de l’Europe nécessite une augmentation conséquente des budgets de défense de chaque pays membre de l’UE. L’époque où le continent pouvait simplement se reposer sur la protection offerte par les États-Unis à travers l’OTAN est en effet révolue, et il est essentiel que chaque nation puisse se défendre à la hauteur des enjeux géopolitiques du moment.

À l’heure actuelle, la Commission européenne a pour projet d’assouplir pendant quatre ans les règles budgétaires pour permettre à chaque membre de consacrer jusqu’à 1,5% de leur PIB à des dépenses militaires. Une ambition assez ridicule quand on sait que le budget de la défense de la Russie pour 2025 s’élève à 119 milliards d’euros, soit 6% de son PIB annuel.

Pour pouvoir disposer d’une autonomie stratégique, l’UE aurait tout intérêt à imposer un budget de défense représentant au moins 2% du PIB, conformément aux recommandations de l’OTAN. Sauf qu’actuellement, seuls 12 pays sur les 23 membres de l’UE respectent cette condition, et il est difficile de savoir s’ils pourront maintenir cet effort sur le long terme.

Toutefois, les 800 milliards d’euros promis pour la défense européenne dans le Livre blanc laissent croire qu’il est possible de régulariser la situation des mauvais élèves que sont par exemple l’Espagne (1,3%) et l’Autriche (1%).

En parallèle, une mutualisation des achats d’armement est aussi indispensable afin de réduire les coûts et d’améliorer l’interopérabilité entre les armées des États membres. Si le Livre blanc propose des mécanismes pour améliorer la coordination interétatique, la mutualisation semble pour l’instant théorique, ce qui laisse sous-entendre qu’on peut encore attendre longtemps avant de voir les capacités de production de l’industrie de défense européenne être rationnalisées.

Enfin, l’augmentation des budgets de défense doit aussi permettre d’investir dans l’innovation technologique. À ce sujet, le Livre blanc est plutôt rassurant et détaille des programmes spécifiques visant à développer des technologies avancées dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la cyberdéfense. Pour autant, l’UE sera-t-elle assez rapide pour rattraper son retard en matière de drones autonomes, de guerre électronique ou encore d’armes hypersoniques ? À voir…

La réindustrialisation de la défense européenne

L’un des gros obstacles à l’autonomie stratégique de l’Europe est sa lourde dépendance aux importations d’armements, principalement en provenance des États-Unis (F-35, missiles Patriot…). Ainsi, si une guerre venait à se déclencher, l’Europe serait en incapacité de riposter immédiatement. Il semble donc impératif que l’Union européenne engage dès maintenant une réindustrialisation du secteur de la défense.

Et pour créer une industrie de défense européenne compétitive et autonome, il est dans un premier temps crucial de consolider les acteurs majeurs du secteur. Pour cela, le mieux serait de les faire collaborer étroitement pour mutualiser les ressources, partager les technologies et optimiser la production. Ainsi, si des géants tels qu’Airbus, Dassault Aviation et Rheinmetall coopéraient indépendamment des logiques commerciales qui les animent, il deviendrait alors possible de commencer à réduire le retard européen sur la Russie, les États-Unis ou la Chine.

Toujours dans l’objectif de lutter contre la fragmentation des initiatives de défense, il semble aussi pertinent de développer toujours plus de projets communs concrets entre pays européens.

À titre d’exemple, la France, l’Allemagne et l’Espagne développent un prometteur Système de Combat Aérien du Futur (SCAF). Un projet ambitieux qui vise à développer un avion de combat de nouvelle génération, qui intégrerait des technologies avancées telles que la fusion de données, l’intelligence artificielle et des capacités de combat collaboratif.

maquette du système de combat aérien du futur européen, dévoilée au salon du bourget 2019
Maquette du système de combat aérien du futur européen, dévoilée au salon du Bourget en 2019 – JohnNewton8 (pseudo Wikimedia) | Creative Commons BY-SA 4.0

Sur la terre, la France et l’Allemagne développent par ailleurs un Système principal de combat terrestre (MGCS), dans le but de créer un char de combat de nouvelle génération, destiné à remplacer le Leopard 2 et le Leclerc. Le projet vise concrètement à créer un système de combat terrestre plus moderne, intégrant des technologies de pointe, telles que la robotique, les capteurs intelligents et l’autonomie de combat.

Ces deux projets incarnent donc parfaitement l’avenir de la défense européenne, mais la réindustrialisation de cette dernière doit aller encore plus loin pour faire du continent un acteur militaire compétitif à l’international.

L’Europe, tout en restant membre de l’OTAN, doit désormais être en mesure d’agir de manière autonome si nécessaire, sans dépendre systématiquement de l’Alliance atlantique. Cette autonomie stratégique est essentielle pour garantir que l’Union puisse répondre à ses propres besoins de sécurité et à ses priorités géopolitiques, tout en renforçant sa position sur la scène internationale.

L’instauration d’un commandement européen unifié

Sans structure militaire claire et unifiée, l’UE prend le risque de mettre en péril ses progrès réalisés en matière de défense. En effet, comment peut-elle garantir une réponse rapide et cohérente face aux crises sans organe pour coordonner ses efforts militaires et éviter la fragmentation des initiatives ?

Éclatées entre différentes agences et initiatives nationales, les structures de commandement existant à l’échelle du continent ne permettent pour l’instant pas de garantir une action militaire européenne efficace, en action plutôt qu’en réaction, d’où la nécessité d’un commandement européen unifié.

Cela semble d’autant plus nécessaire que l’UE pourrait se doter en 2025 d’une force d’intervention rapide composée de 5000 hommes. Si l’on veut que cette force puisse déployer rapidement des unités de combat dans des zones de crise, notamment en cas de conflit ou de menace urgente, il vaut en effet mieux éviter toute la lourdeur institutionnelle symbolique de l’Union. Mais est-ce vraiment possible à l’heure où les revendications liées au principe de souveraineté explosent, ça, c’est une autre histoire…

Le renforcement de la dissuasion nucléaire

Actuellement, la dissuasion est l’arme la plus forte que possède l’Union européenne face aux menaces extérieures. Seulement, il faut bien reconnaître que l’efficacité de la dissuasion nucléaire européenne repose aujourd’hui surtout sur celle de Washington, qui d’une part possède l’arsenal nucléaire le plus complet au monde, et d’autre part protège l’Europe via son bouclier antimissile.

Mais les Etats-Unis ne sont plus un allié aussi fiable qu’avant, et rien ne garantit que Donald Trump accepte d’activer ces systèmes en cas d’attaque extérieure.

l'explosion baker, suite à l'opération crossroads, un essai nucléaire de l'armée américaine sur l’atoll de bikini, micronesia, le 25 juillet 1946
L’explosion « Baker », suite à l’opération Crossroads, un essai nucléaire de l’armée américaine sur l’atoll de Bikini, Micronesia, le 25 juillet 1946 – Département de la Défense des Etats-Unis | Creative Commons BY-SA 4.0

Un constat peu rassurant, et ce d’autant plus que lorsqu’on zoome sur l’UE, on se rend vite compte que la France est le seul pays à posséder un arsenal nucléaire complet, avec force de frappe aérienne et sous-marine. À noter qu’à l’échelle européenne, le Royaume-Uni est aussi une puissance nucléaire, mais sa dissuasion est plus limitée que la France, car elle ne repose que sur des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, engins qui lui doivent d’ailleurs être fournis par les États-Unis.

En conséquence, afin de mieux protéger le continent, le président Emmanuel Macron a officiellement évoqué la possibilité début mars 2025 d’étendre la dissuasion nucléaire française à l’UE. Trois scénarios sont ainsi envisageables pour le futur :

  • Un partage nucléaire sous une structure européenne, avec stockage d’armes sur le sol de pays européens.
  • Une doctrine de protection élargie, où la France s’engagerait à protéger militairement d’autres pays de l’UE en cas de menace nucléaire extérieure.
  • Une coopération accrue en matière de financement et de stratégie nucléaire, qui permettrait aux pays membres de participer à la doctrine de dissuasion française, sans pour autant posséder directement l’arme nucléaire.

Pour l’heure, la question reste hautement politique et sensible, et il est impossible de prédire la stratégie européenne sur ce sujet. L’idée reste toutefois intéressante, et pourrait par ailleurs être combinée à la création d’un bouclier antimissile propre à l’Europe…

L’unification stratégique indépendamment de l’OTAN

Incontestablement, l’Europe ne peut pas se passer de manière immédiate de l’OTAN. Mais si la guerre en Ukraine a rappelé l’importance de l’Alliance atlantique et du rôle clé des États-Unis dans la défense du continent, l’UE doit toutefois apprendre à s’en émanciper pour ne plus en être dépendante.

Toutefois, cette opinion ne fait pas l’unanimité en Europe. Si la France plaide actuellement en ce sens, l’Allemagne a quant à elle tendance à réaffirmer constamment son engagement envers l’OTAN et les Etats-Unis, par question de facilité et absence d’ambitions militaires fortes.

Ces divergences entre les deux plus grandes puissances militaires de l’UE sont problématiques, car elles ralentissent la consolidation d’une défense européenne plus intégrée. En conséquence, face à la menace russe grandissante et l’absence de consensus stratégique européen, les pays nordiques et d’Europe de l’Est ont eu tendance à se tourner toujours plus vers l’OTAN et les États-Unis, ce qui évidemment, ne va pas dans le sens d’une autonomie stratégique européenne.

Pour inverser la tendance, il semblerait pertinent de développer des stratégies militaires avec l’Europe du Nord et de l’Est. Suède, Finlande, Norvège et Danemark jouent en effet un rôle clé dans la sécurité de la Baltique et de l’Arctique, d’où l’intérêt de coopérer de manière accrue avec ces pays pour repousser de potentielles offensives russes. Quant aux Etats baltes et à la Pologne, en première ligne face à la Russie, ils semblent avoir besoin que l’UE les soutienne au travers de déploiements militaires et de l’envoi d’armements pour reconstituer leurs stocks. Mais est-ce réellement possible ? L’autonomie stratégique de l’Europe est-elle réellement possible ? Seul l’avenir nous le dira…

Quelques liens et sources utiles :

Frédéric Mauro, Défense européenne : l’enjeu de la coopération structurée permanente, GRIP, 2017

Frédéric Mauro, Autonomie stratégique : le nouveau Graal de la défense européenne, GRIP, 2018

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