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L’île de Damansky, le conflit sino-soviétique oublié

Le conflit frontalier oublié entre l'URSS et la Chine pour l'île de Damansky, est un exemple concret de médiation internationale.
L'île Damansky - TowerCard | Creative Commons BY-SA 3.0
L’île Damansky – TowerCard | Creative Commons BY-SA 3.0

Les querelles territoriales entre nations sont des foyers de tensions susceptibles de déstabiliser les relations internationales. Dans ce contexte, la médiation internationale émerge comme un outil essentiel pour résoudre ces désaccords et éviter l’escalade des conflits. Le conflit frontalier oublié entre l’URSS et la Chine concernant l’île de Damansky (ou l’île de Zhenbao en chinois), un territoire contesté le long de leur frontière commune dans le Primorié, est un exemple concret pour en comprendre les dynamismes.

Aux origines du conflit de l’île de Damansky

Le différend frontalier entre l’URSS et la Chine concernant l’île de Damansky trouve ses racines dans les premières décennies de la Guerre froide, époque où deux actuelles puissances mondiales étaient aux prises à cause des litiges territoriaux le long de leur frontière commune.

Entre 1960 et octobre 1964, plus de 1 000 incidents ont été recensés. Ce nombre a grimpé à 4 189 incidents entre octobre 1964 et mars 1969. Ces affrontements se sont principalement déroulés dans des zones où la frontière n’était pas clairement définie.

Parallèlement, la signature d’un nouveau traité d’assistance mutuelle entre la Mongolie et Moscou a accru les tensions avec la Chine, d’autant plus qu’il autorisait les Soviétiques à envoyer de nouvelles troupes en Mongolie.

Mao Zedong commençait à craindre une éventuelle invasion soviétique, poussant la Chine à déplacer certaines usines à l’intérieur du pays pour les rendre moins vulnérables à une attaque potentielle.

Carte chinoise de la frontière sino-russe près de l’île de Damansky (aujourd’hui île Zhenbao ) – Zhuwq | Creative Commons BY-SA 3.0

L’île de Damansky, également appelée île de Zhenbao en Chine, est un petit territoire de seulement 1 km² situé sur la rivière Oussouri, un affluent du fleuve Amour, à la frontière sino-soviétique.

La première confrontation armée a eu lieu le 5 janvier 1968, mais le conflit territorial a pris un tournant significatif début mars 1969, lorsque des affrontements armés ont éclaté entre les troupes chinoises et soviétiques sur l’île. Deux semaines après l’escarmouche, les Soviétiques ont riposté en déployant des BM-21 Grads – des camions montés avec plusieurs lance-roquettes – et ont infligé des pertes du côté chinois. Tout au long de l’année, d’autres affrontements ont eu lieu le long de la frontière sino-soviétique au Xinjiang.

Des affrontements armés entre les forces chinoises et soviétiques refont surface en août et septembre, entraînant des pertes des deux côtés. Cet incident a exacerbé les tensions entre les deux nations, créant une atmosphère de méfiance et d’hostilité.

Les pertes humaines et matérielles associées au conflit ont marqué profondément les mémoires des deux parties. Dans la moyenne des sources, le conflit aurait coûté la vie à plusieurs centaines de personnes des deux côtés. La majorité des sources étant chinoises ou soviétiques, il est difficile de rendre compte d’un nombre précis, chacun exagérant ou diminuant les pertes.

Les revendications territoriales sur l’île de Damansky étaient enracinées dans la complexité de l’histoire des relations sino-soviétiques. La Chine considérait l’île comme faisant partie intégrante de son territoire, se basant sur des cartes anciennes et des traités historiques signés entre la dynastie Qing et la Russie tsariste entre les XVIIe et XIXe siècles. De son côté, l’Union soviétique affirmait également sa souveraineté sur l’île, se référant à des accords conclus avec la Chine à l’époque de l’Empire russe. Certains historiens soutiennent que Mao Zedong avait l’intention de distraire le pays de la révolution culturelle et d’unir la population autour d’un ennemi commun. D’autres affirment qu’il voulait montrer au monde la puissance du pays en ne cédant pas aux intimidations soviétiques.

L’île de Damansky, un exemple de médiation international ?

L’accord bilatéral de médiation signé en octobre 1969 a mis fin aux hostilités sur l’île entre l’URSS et la Chine. Le pays redoutait notamment des frappes nucléaires soviétiques contre ses installations et craignait une escalade trop importante. Cet accord a défini des frontières précises (l’île demeurait soviétique), mettant ainsi un terme aux revendications territoriales contestées. Les deux parties ont accepté de respecter cette nouvelle frontière, contribuant ainsi à la stabilité régionale. Cet accord a également servi de modèle pour d’autres litiges territoriaux, démontrant que la médiation bilatérale et le compromis sont des moyens efficaces de résoudre les différends internationaux.

L’incident de l’île de Damansky a eu des répercussions internationales majeures, attirant l’attention de la communauté mondiale sur le risque de conflit entre les grandes puissances. Il a également souligné l’importance cruciale d’une médiation efficace pour résoudre ce différend territorial et empêcher toute escalade militaire entre l’Union soviétique et la Chine. Ce contexte tumultueux a mis en évidence la complexité du litige territorial sur l’île de Damansky, créant un défi majeur pour toute tentative de médiation internationale visant à résoudre ce différend frontalier.

Dans les phases pré- et post-conflit, trois éléments de médiation ont été distingués : l’implication de tiers, les négociations bilatérales, et la recherche d’un terrain d’entente pour conclure le différend.

D’abord, plusieurs membres de la communauté internationale ont tenté d’apaiser les tensions et de résoudre le conflit entre l’Union soviétique et la Chine autour de l’île de Damansky. Les Nations unies et d’autres pays neutres étaient envisagés comme médiateurs potentiels, bien qu’aucune intervention officielle n’ait eu lieu. Malgré l’absence d’intervention formelle, les deux parties ont finalement opté pour des négociations bilatérales pour résoudre le conflit.

Les principales méthodes de médiation employées restaient les négociations directes entre Moscou et Beijing. Les deux parties ont entamé des pourparlers pour résoudre le différend territorial. Ces négociations ont impliqué des discussions sur les revendications territoriales, les preuves historiques et les compromis possibles. Les médiateurs ont encouragé les deux bélligérants à présenter des propositions de règlement acceptables, cherchant ainsi un terrain d’entente. Cela impliquait des concessions délicates, notamment des déplacements de troupes et des garanties.

L’île de Damansky – renommée île de Zhenbao – a été transmise à la Chine en 1991, contribuant au rapprochement sino-russe actuel. Le différend frontalier plus large n’a été entièrement résolu qu’en 2004, au cours de laquelle tous les différends territoriaux restants, y compris les revendications conflictuelles sur l’île de l’Ours Noir, ont été réglés. 

Les conséquences du conflit pour l’île de Damansky sur la géopolitique régionale

« C’était peut-être le moment où le monde s’est rapproché d’un conflit nucléaire, malgré la crise des missiles cubains »

Stephen Smith, historien de la Chine et de la Russie

À court terme, la résolution de ce conflit a apaisé les tensions entre l’URSS et la Chine. Les affrontements armés sur l’île de Damansky ont pris fin, évitant ainsi de futures pertes humaines et économiques pour les deux nations. La coopération bilatérale s’est renforcée dans divers domaines, y compris le commerce et l’économie, consolidant ainsi les liens diplomatiques entre les deux pays.

À long terme, la résolution pacifique de ce différend territorial a eu un impact significatif sur les relations sino-russes, y compris actuelles. Les deux nations ont continué à développer des relations économiques et politiques étroites et sont devenues des partenaires stratégiques dans diverses initiatives internationales. Cette résolution a également renforcé la diplomatie préventive et la résolution pacifique des conflits en tant que principes clés de la politique étrangère des deux pays.

Malgré les menaces russes, tout conflit nucléaire a été évité, en partie grâce à l’intervention présumée de Nixon. Le conflit a façonné les relations sino-américaines et a conduit à un rapprochement entre les deux pays. Peu de temps après le conflit, en 1971, la Chine est devenue membre des Nations Unies. En effet, avant l’incident de Damansky, les appels américains à une amélioration des relations avec la Chine étaient ignorés. Cependant, après le conflit et l’adhésion à l’ONU, en février 1972, le monde a été témoin de la première visite officielle d’un président américain, Richard Nixon, en Chine.

Il apparaît rétrospectivement que l’île n’était pas le véritable enjeu, mais plutôt un prétexte. L’implication américaine dans un conflit qui ne la concernait pas directement suggère que les Chinois et les Soviétiques avaient déjà compris les intérêts géostratégiques représentés par cette relation triangulaire avant les Américains. Ces deux puissances avaient conscience qu’avoir le soutien américain pouvait affaiblir l’autre, voire les protéger mutuellement contre l’autre. Cependant, anticiper l’évolution des événements et l’issue réelle d’une relation entre ces trois géants restait difficile.

Le president Nixon rencontre le leader du Parti communiste chinois Mao Zedong le 29 fevrier 1972 Maison Blanche | Domaine public
Le president Nixon rencontre le leader du Parti communiste chinois Mao Zedong le 29 fevrier 1972 – Maison Blanche | Domaine public

Une conséquence moins flagrante ressort de ce conflit : l’oubli mémoriel du conflit. Côté soviétique, la province du Primorié a subi d’importantes transformations culturelles après la guerre. Les noms des villes ont été russifiés, et les noms de lieux chinois ont été effacés des cartes russes. Après l’incident de l’île de Damansky, la région du Primorié a perdu sa mémoire collective : en décembre 1972, l’URSS a lancé une vague de changements toponymiques. Les noms chinois, coréens et d’autres lieux ont été supprimés des cartes s’ils sonnaient étrangement aux oreilles des censeurs. Côté chinois, les noms russes ont été modifiés : le golfe de l’Amour, la baie de Mandchourie et le détroit du Japon ont remplacé les anciens noms basés sur les explorateurs russes ayant donné leur nom aux rivières et aux péninsules.

Malgré l’intérêt croissant des touristes, la Chine minimise l’histoire du conflit pour préserver ses relations avec la Russie. Il en est de même côté russe. Dans le discours d’amitié historique prôné par les politiques des deux pays, le conflit de l’île de Damansky ne peut pas être mentionné, quitte à ne pas commémorer ses cinquante ans en 2019, avec les conséquences que cela a pour les victimes, les familles, et l’histoire en général.

L’île est aujourd’hui accessible mais l’accès est visiblement encadré par le gouvernement chinois pour que l’histoire se transmette le moins possible, notamment auprès des tourises étrangers (horaires aléatoires, peu de communication, maintien de conditions d’accès difficiles, etc.). Aucun monument, des deux côtés, ne rend hommage aux soldats décédés sur les lieux des combats. Il faut se rendre dans la région environnante, voire près de Moscou ou de Pékin pour y trouver quelques morceaux d’histoire dans des musées et sur des stèles commémoratives. Le conflit sombre alors peu à peu dans l’oubli, emportant avec lui le moment où les deux alliés d’aujourd’hui se préparaient à une guerre – possiblement nucléaire côté soviétique – contre l’autre.

Quelques liens et sources utiles

CHENG, Yang, Territorial Issues in Asia. Drivers, Instruments, Ways Forward, 7th Berlin Conference on Asian Security, 2013.

La bataille oubliée pour l’île sur l’Amour, Courrier International, 2019.

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