L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

L’Agence Pinkerton et la bataille de Homestead

La Pinkerton Agency, bras armé du patronat, a joué un rôle déterminant dans la répression de la grève de Homestead en 1892.
Des gardes de Pinkerton escortent des briseurs de grève à Buchtel, 1884 - Joseph Becker | Domaine public
Des gardes de Pinkerton escortent des briseurs de grève à Buchtel, 1884 – Joseph Becker | Domaine public

Fondée en 1850 par Allan Pinkerton, la Pinkerton National Detective Agency est une agence privée de détectives américains ayant pour mission de faire respecter la loi dans l’Ouest sauvage en l’absence d’une force policière adéquate.

À partir de 1877, elle s’emploie à contrer le mouvement syndical émergeant à travers les États-Unis en infiltrant les syndicats, en brisant les piquets de grève et en faisant entrer de force les travailleurs non grévistes dans les usines en grève.

L’agence Pinkerton joue un rôle provocateur dans le massacre de Haymarket à Chicago en 1886, événement à l’origine de la journée internationale de grève du 1er mai.

L’Agence Pinkerton et le syndicat Amalgamated Association of Iron and Steel Workers

Dans les années 1880, les États-Unis connaissent une période de croissance économique rapide, marquée par l’essor de l’industrie de l’acier. Dans ce contexte, les travailleurs cherchent à améliorer leurs conditions de vie et de travail en formant des syndicats.

L’un des plus puissants d’entre eux est l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers (AA), qui compte alors 25 000 membres. Ce syndicat joue un rôle clé dans la défense des droits des travailleurs et cherche à étendre son influence aux aciéries de Homestead, en Pennsylvanie. Dans une période marquée par le développement des théories socialistes et communistes en Europe, mais également en Amérique du Nord.

L’usine Carnegie Steel et Henry Clay Frick

Parmi les usines de Homestead, l’usine Carnegie Steel dirigée par Henry Clay Frick est la plus importante. Frick est un homme d’affaires impitoyable, déterminé à briser le pouvoir de l’AA pour maintenir des coûts de production bas et des bénéfices élevés. Il perçoit le syndicat comme une menace pour ses intérêts et n’hésite pas à recourir à des tactiques agressives pour affaiblir sa position.

L’entrée en scène de l’Agence Pinkerton

Pour contrer l’influence de l’AA, Frick fait appel à l’Agence Pinkerton, réputée pour sa capacité à briser les mouvements syndicaux et à protéger les intérêts des patrons. Ces détectives privés, souvent armés et prêts à user de la force, sont chargés d’infiltrer les rangs des syndicats, de déstabiliser leurs actions et d’intimider les travailleurs.

L’échec des négociations et le début de la grève

Au fil des années 1880, l’AA s’implique de plus en plus dans les aciéries de Homestead, cherchant à y organiser les travailleurs pour défendre leurs droits. Cette démarche est perçue comme une menace par Frick et les autres dirigeants de l’industrie, qui redoutent une hausse des coûts de production et une baisse de leurs bénéfices.

Les tensions entre l’AA et la Carnegie Steel Company

Les relations entre l’AA et la direction de la Carnegie Steel se détériorent progressivement, les deux parties s’affrontant sur des questions telles que les salaires, les horaires de travail et les conditions de travail. La situation atteint un point de non-retour en 1889, lorsque les négociations pour une nouvelle convention collective échouent…

En effet, en 1892, alors que la convention collective en vigueur arrive à expiration, les tensions entre l’AA et la direction de l’usine Carnegie Steel s’intensifient. Les travailleurs espèrent obtenir des augmentations de salaire, tandis que Frick souhaite réduire les coûts en baissant les salaires et en supprimant des postes. Cette divergence de vues rend les négociations particulièrement difficiles.

Le vote pour la grève

Face à l’intransigeance de Frick, les membres de l’AA décident de voter pour la grève. Sur les 3 500 ouvriers concernés, près de 3 000 votent en faveur de la grève, alors que seuls 800 sont affiliés à l’AA. Ce vote massif témoigne du mécontentement généralisé face aux propositions de la direction de l’usine.

Les employés des usines de M. Karnegie, Phipps & Co à Homestead, Pa, ont construit à cet endroit une ville avec ses maisons, ses écoles et ses églises. Ils ont été des coopérants dévoués pendant plusieurs années avec la compagnie dans le domaine industriel, ont investi des milliers de dollars de leurs économies dans ladite compagnie dans l’attente en retour de passer leur vie à Homestead et de travailler à l’usine leur vie active […] Ainsi, le comité désire exprimer au public sa croyance ferme qu’à la fois le public et les employés de l’usine ont des droits et intérêts légitimes qui ne peuvent pas être changés ou modifiés sans un processus législatif légitime, que les employés ont le droit d’avoir un travail stable dans ladite usine tant qu’ils sont efficaces et qu’ils ont un bon comportement sans égard de leur opinions religieuse, politique, économique ou syndicale, que le refus d’employer une communauté de travailleurs, ou toute autre souffrance sociale, en raison qu’elle est membre d’une église, d’un parti politique ou d’un syndicat, est contraire à la morale publique et aux principes fondamentaux de la liberté américaine, qu’en tant que citoyens américains, il est de notre devoir de résister par tous les moyens légaux et autres aux politiques inconstitutionnelles, anarchiques et révolutionnaires de la Carnegie Company qui semble manifester un mépris [pour] les intérêts publics et privés ainsi qu’un dédain [de] la conscience publique

Publication du Strike Committee (Le comité de grève) du 20 juillet 1892
Des agents Pinkerton après leur reddition pendant la grève de Homestead - Pittsburg Dabbs | Domaine public
Des agents Pinkerton après leur reddition pendant la grève de Homestead – Pittsburg Dabbs | Domaine public

La préparation de la lutte et l’intervention des Pinkertons

Dès le début de la grève, les travailleurs s’organisent pour défendre leurs intérêts. Ils s’emparent de la ville de Homestead et mettent en place des piquets de grève pour empêcher les briseurs de grève d’accéder à l’usine.

Les grévistes patrouillent également sur la rivière Monongahela et surveillent les moyens de transport pour prévenir l’arrivée de briseurs de grève.

La stratégie de Frick et l’intervention des Pinkertons

Frick, quant à lui, anticipe la grève et se prépare en conséquence. Il accumule des stocks de marchandises et renforce la sécurité autour de l’usine en faisant construire des clôtures de barbelés et des tours de garde. Pour assurer la protection de l’usine, il fait appel à l’Agence Pinkerton, spécialiste de la lutte contre les mouvements syndicaux.

L’arrivée des Pinkertons à Homestead

En juillet 1892, 300 agents Pinkerton sont envoyés à Homestead pour briser la grève. Armés de Winchester, ils remontent la rivière Monongahela à bord de deux embarcations, prêts à affronter les grévistes. Cependant, ces derniers sont prévenus de l’arrivée des Pinkertons et se mobilisent pour leur faire face.

La confrontation violente entre les Pinkertons et les grévistes

La nuit du 5 juillet 1892, la situation dégénère lorsque les Pinkertons tentent de débarquer à Homestead. Des coups de feu sont échangés entre les deux camps, faisant plusieurs morts et blessés. Les grévistes, déterminés à protéger leur usine et leurs droits, finissent par mettre en déroute les Pinkertons, qui sont contraints de se rendre.

Ce nouvel épisode de violence souligne la détermination des travailleurs à défendre leurs droits face à une direction intransigeante et prête à utiliser tous les moyens pour briser leur mouvement.

Les conséquences de la grève et l’implication de l’État

Après leur victoire sur les Pinkertons, les grévistes maintiennent le contrôle de Homestead. Ce contrôle, cependant, reste précaire. Les grévistes épuisent leurs ressources alors que l’usine est toujours fermée. Pendant ce temps, Frick continue de recruter des briseurs de grève pour relancer la production.

L’intervention de l’État et le rôle des miliciens

Devant l’escalade de la situation, l’État intervient en déployant la milice. Les miliciens, équipés d’armes modernes, sont chargés de rétablir l’ordre et de permettre aux briseurs de grève d’accéder à l’usine. L’intervention de la milice change la donne : les grévistes sont désormais confrontés à une force armée organisée et soutenue par l’État.

La milice de Pennsylvanie arrivant pour mettre fin aux hostilités - Thure de Thulstrup | Domaine public
La milice de Pennsylvanie arrivant pour mettre fin aux hostilités – Thure de Thulstrup | Domaine public

Les conséquences judiciaires de la grève

L’intervention de l’État s’accompagne de poursuites judiciaires à l’encontre des grévistes. Les leaders de la grève sont accusés de meurtre, et de nombreux grévistes sont jugés pour divers crimes. Malgré ces accusations, la plupart des grévistes sont acquittés par des jurys sympathisants.

L’après-grève : défaite syndicale et continuation de l’activité des Pinkertons

L’issue de la grève de Homestead marque un tournant dans l’histoire du syndicalisme américain. La défaite des grévistes porte un coup dur à l’AA, qui voit le nombre de ses affiliés chuter drastiquement. L’AA ne se remettra jamais vraiment de cette défaite.

La poursuite de l’activité des Pinkertons

Malgré leur déroute à Homestead, les Pinkertons continuent d’agir comme une force anti-syndicale aux États-Unis. Ils jouent un rôle crucial dans le massacre de Haymarket à Chicago en 1886 et dans le brisement de la grève des mineurs de l’Anaconda Copper Company en 1917. Leur activité perdure encore aujourd’hui, sous la houlette du groupe suédois Securitas AB.

Ainsi, la grève de Homestead est un exemple éloquent du rôle des Pinkertons dans la lutte anti-syndicale aux États-Unis. Cette histoire souligne également l’importance de la solidarité ouvrière face aux stratégies parfois brutales des entreprises pour briser les mouvements syndicaux.

Quelques liens et sources utiles

Melvyn Dubofsky, Anne Dulphy, Histoire du travail aux États-Unis : De 1800 à nos jours, La Découverte, 2009.

Barbara Tuchman, L’Incident de Homestead, 1892, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1980.

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