140 morts et plus de 300 blessés, tel est le bilan de l’attentat qui a frappé une salle de concert moscovite le 22 mars 2024. Revendiquée par l’État islamique, cette attaque est venue saper l’image de l’islam en Russie, le réduisant à des actes politiques de violence complètement déconnectés de l’identité russe.
Mais si l’on pousse plus loin l’analyse, on se rend rapidement compte que l’islam n’est pas étranger à la Russie, et qu’il est même enraciné depuis plus d’un millénaire au cœur de la plus grande nation du monde. De la majestueuse Mosquée Kul Sharif à Kazan, témoignant de l’héritage islamique dans la Volga, aux minarets qui se dressent fièrement dans les villes du Caucase du Nord, l’empreinte de l’islam est en effet indéniable dans le pays.
Pourtant, cette religion est également confrontée en Russie à des défis complexes et contemporains. Les questions d’identité, d’intégration et de coexistence interreligieuse se posent ainsi dans un contexte de diversité ethnique et religieuse, tandis que les dynamiques sociales et politiques, notamment dans les régions instables du Caucase, reflètent quant à elles les tensions entre l’État russe et certains groupes musulmans, parfois exacerbées par des mouvements radicaux et des conflits régionaux.
De nombreux défis, qui n’empêchent toutefois pas l’islam en Russie d’évoluer, et de s’adapter aux réalités modernes tout en préservant ses traditions et son héritage. Entre chance et malédiction, cette religion est donc une arme à double tranchant pour les autorités politiques russes, qui doivent faire attention à bien la manœuvrer pour ne pas se blesser avec. Zoom sur l’islam en Russie, aussi bien d’un point de vue historique que politique.
Histoire de l’islam en Russie : entre conquêtes, coexistence et contradictions
Il faut remonter au VIIème siècle pour voir apparaître les premières traces de l’islam en Russie. À cette époque, la Transcaucasie, qui regroupe l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, est en effet conquise par le califat arabe, donnant ainsi aux conquérants un accès direct à la Ciscaucasie, qui s’étale sur le territoire de l’actuelle Russie.
C’est ainsi que la ville de Derbent, au Daghestan, est conquise en 643. Vite perdue par le califat en 654, la ville revient finalement sous domination arabe en 728, ce qui a ensuite permis à l’islam de se diffuser durablement à Derbent, et d’être accepté par une large partie de la population.
Par la suite, l’islam a gagné progressivement en popularité, permettant à des communautés musulmanes de voir le jour au sein de l’Empire khazar et du khanat bulgare de la Volga. Toutefois, la christianisation de la Russie, et notamment des Rus’ de Kiev, à partir du Xème siècle met rapidement un frein à l’expansion de l’islam en Ciscaucasie.
Il faut ensuite attendre le XIIIème siècle pour que les Tatars, regroupant des populations turques, mahométanes et mongoles, renversent les Rus’ de Kiev, adoptent pleinement l’islam, et viennent diffuser leur idéologie sur le territoire de l’actuelle Russie.
La domination des Tatars finit toutefois par s’essouffler, et l’empire des tsars en profite pour conquérir en 1552 le khanat de Kazan, puis celui d’Astrakan en 1556 et de Sibir en 1580, où l’islam dominait alors. Si les Tsars ont d’abord essayé de diffuser le christianisme orthodoxe au sein de ces khanats, ils se sont vite rendus compte de l’impossibilité de la chose, et ont donc préféré adopter une politique de tolérance vis-à-vis des musulmans. Il est à noter que cette période compliquée pour l’islam russe fut l’occasion pour les Tchétchènes d’adopter paradoxalement cette religion.
Si la coexistence entre l’islam et le christianisme orthodoxe fut relativement un succès, les guerres ottomanes du XVIIIème siècle ont ranimé de fortes tensions entre les deux religions, notamment sur la question de la revendication russe de Constantinople, portant alors un nouveau coup à la religion minoritaire qu’était alors l’islam en Russie.
Avec l’effondrement du tsarisme en 1917, puis celui de l’Empire ottoman en 1922, les musulmans russes ont eu l’espoir de gagner en autonomie et en liberté de religion, dans la continuité du vent révolutionnaire qui soufflait alors sur la Russie. Cependant, l’athéisme d’État instauré en Russie de 1920 à 1941 vient couper court à cette ambition, en s’attaquant même directement à l’identité musulmane. Des 12 000 mosquées existantes en 1917, seules 343 sont restées debout à la chute de l’URSS.
Si le régime soviétique s’est mis en tête d’étouffer l’islam au XXème siècle, c’est parce qu’il considérait que les religions étaient un moyen de remettre en question l’autoritarisme ainsi que la légitimité idéologique du régime. C’est d’ailleurs parce qu’il avait peur d’une révolte musulmane que Staline a fait déporter en Asie centrale et en Sibérie une grande part des Tatares de Crimée, des Tchétchènes et des autres peuples musulmans vivant en Russie. Cette politique des nationalités avait ainsi clairement pour but d’exclure les musulmans de la Russie, pour ne que garder que les chrétiens orthodoxes.
Toutefois, grâce à la perestroïka de Gorbatchev, et au mouvement de démocratisation qui en a suivi, l’islam a pu faire son grand retour en Russie. La chute de l’URSS fut ensuite l’occasion en 1991 pour le Tatarstan d’adhérer à la Communauté des États indépendants (CEI) et à la Tchétchénie de déclarer son indépendance.
Aujourd’hui, plus de 7000 mosquées sont actives en Russie, et 15% de la population russe se déclare aujourd’hui musulmane, soit entre 21 et 22 millions d’habitants. L’influence est même devenue si importante que les nationalistes russes orthodoxes craignent sérieusement une islamisation de la Russie d’ici la fin du XXème siècle.
De son côté, Vladimir Poutine a tenu des propos assez contradictoires vis-à-vis de l’islam, le considérant en 2012 comme une « partie intégrante de la société et de la culture russe », tout en affirmant l’année d’après que « l’islam et la Russie sont incompatibles« . Des affirmations qui peuvent paraître hasardeuses, mais qui sont en réalité à la source de la stratégie russe pour contrôler l’islam.
La face sombre de l’islam russe : des problèmes sécuritaires à la stigmatisation
En Russie, l’islam est de nos jours davantage vu à travers ses enjeux sécuritaires que culturels. Si les interventions historiques musclées de la Russie en Afghanistan (1979-1989) et en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) expliquent en partie cette méfiance, il faut surtout s’intéresser aux enjeux terroristes pour pouvoir pleinement tout comprendre.
En effet, à la suite de la chute de l’URSS, plusieurs mouvements radicaux venus d’Arabie Saoudite, d’Égypte et de Turquie ont profiter de l’ouverture libérale pour venir politiser l’islam russe. Dès lors, les populations musulmanes les plus extrémistes se sont détournées de leurs simples aspirations nationales pour venir s’ancrer dans un fondamentalisme religieux marqué par le djihad, c’est-à-dire par une envie de mener une guerre sainte pour propager et défendre l’islam.
Si le terrorisme islamique s’est d’abord cantonné au Caucase du Nord (Daghestan, Ingouchie, Tchétchénie), il s’est ensuite progressivement déplacé dans les années 2000 vers les grandes villes russes, en témoignent les nombreux attentats à Moscou, Saint-Pétersbourg ou encore Volgograd.
Causant la mort de 290 personnes en 1999, de 128 individus en 2002 et de 334 humains en 2004, dont 186 enfants, ces attentats ont clairement poussé la Russie de Vladimir Poutine à prendre des mesures aussi radicales envers l’islam que l’étaient alors les assaillants.
Si Daech, Al-Qaïda ou encore l’Émirat du Caucase ont, sans grande surprise, été désignés par la Russie comme des groupes terroristes, il est en revanche plus surprenant d’y trouver le parti islamiste Hizb ut-Tahrir, qui n’appelle explicitement pas à la violence physique. Le Tablighi Jamaat et le réseau Nurcu ont quant à eux été considérés en Russie comme extrémistes, ce qui n’est là non plus pas une généralité au sein des pays européens.
Plus globalement, la Russie exerce aussi un contrôle accru sur les mosquées et les réseaux sociaux, qui lui a permis d’identifier 20 000 salafistes, sur liste noire jusqu’en 2060 avec interdiction de quitter le territoire.
Cet esprit extrêmement préventif peut avoir de lourdes dérives. Ainsi, selon le centre de recherche SOVA, 22.5% des citoyens russes musulmans condamnés pour propos extrémistes entre 2016 et 2020 l’ont été injustement. Plus grave encore, 91% des citoyens russes musulmans condamnés pour participation à des organisations extrémistes et terroristes entre 2016 et 2020 l’ont été sur des motifs jugés infondés. Par ailleurs, nombre de médias russes ont tendance à confondre dans leurs émissions l’islam et l’islamisme, ce qui contribue à alimenter au sein de la population une méfiance autour des musulmans russes.
Conséquences directes : les attaques envers les personnes musulmanes représentent aujourd’hui entre 30 et 60% des violences ethniques en Russie, tandis que les actes de vandalisme dans les lieux publics musulmans sont en hausse.
Toutefois, la Russie est dans le fond moins islamophobe que xénophobe, parce que, au contraire du Kremlin, la population a davantage peur d’un séparatisme ethnique que de l’extrémisme religieux. Il n’y a donc pas de haine généralisée autour de l’islam en tant que tel, comme en atteste d’ailleurs un sondage de 2017 affirmant que 50% des Russes voyaient cette religion comme quelque chose de très positif ou de plus ou moins positif. Si l’on ne peut pas non plus parler d’amour fou entre l’islam et la population russe, il n’empêche que cette dernière a aujourd’hui bien plus de haine contre les insurgés tchétchènes et l’Occident que contre les islamistes. En ce sens, cette hiérarchie peut constituer un danger pour la Russie, puisqu’une attaque terroriste a bien plus de chance d’avoir lieu sur le territoire russe qu’une attaque directe de l’OTAN.
Instrumentalisation politique de l’islam en Russie
Si l’islam est vu comme un danger par les autorités russes dans ses formes les plus radicales, il peut en revanche aussi être perçu comme un allié précieux du pouvoir.
L’islam traditionnel a en effet pris une place très importante en Russie depuis le tournant conservateur du régime, parce que les valeurs de cette religion s’accordent parfaitement avec les valeurs défendues par Vladimir Poutine sur le respect des traditions, la place de la famille dans la société ou encore la vision de l’ordre social.
Le Caucase du Nord est par exemple connu pour être le district fédéral le plus attaché au mariage hétérosexuel, tandis qu’au Daghestan, 94% des habitants sont homophobes et seuls 7% des hommes acceptent de laisser travailler leur femme en présence d’un enfant en bas âge. Aussi, les peuples du Caucase partagent avec Vladimir Poutine une haine prononcée de l’Occident et du libéralisme. Il y a donc un important partage de valeurs entre les musulmans russes et Vladimir Poutine, qui font des premiers de fervents supports du second.
Plus globalement, il est clair que le président russe ne peut décemment promouvoir un nationalisme russe en écartant 15% de sa population. C’est la raison pour laquelle l’islam est considéré comme une religion traditionnelle en Russie, au même titre que le bouddhisme, le judaïsme ou encore l’orthodoxie, lui permettant ainsi de recevoir un soutien financier et institutionnel de la part de l’État russe.
Ces soutiens sont extrêmement importants pour les musulmans, parce qu’ils permettent de légitimer l’islam à l’échelle nationale, et ainsi d’éviter un conflit inter-religieux qui serait assurément fatal à la minorité musulmane, surtout dans un climat national xénophobe. Par conséquent, il y a donc une certaine reconnaissance musulmane envers le régime, qui se manifeste dans les urnes.
Si l’on analyse les votes des républiques musulmanes russes aux présidentielles depuis 2000, on constate en effet que 88.5% des suffrages sont en faveur de Vladimir Poutine, contre 67% à l’échelle nationale. De ce fait, il est clair que les républiques musulmanes sont très importantes pour la stabilité du régime, et ce d’autant plus que la popularité de Vladimir Poutine est en baisse dans les grandes villes russes. Le régime russe a donc autant besoin des musulmans que les musulmans ont besoin du régime russe, leur permettant ainsi de faire un échange de bons procédés.
Toutefois, Vladimir Poutine ne peut se permettre d’avoir pour alliés des musulmans extrémistes, et a donc, pour éviter cela, façonné un réel islam russe, auquel les républiques musulmanes doivent pleinement adhérer pour s’assurer du soutien présidentiel, et de ne pas être mis au ban de la société.
Concrètement, cet islam spécifique se manifeste dans les grandes lignes par une loyauté à l’État russe, un patriotisme civique clair, l’acception d’une multiconfessionalité au sein de la Russie et l’adhésion à l’école religieuse sunnite hanafique. Si les musulmans russes ne respectent pas ces critères, et / ou préfèrent adopter un islam étranger, ils sont alors considérés comme salafistes, et sont donc traités comme de potentiels ennemis de la Russie.
Le problème ici, c’est que la case « salafiste » englobe en Russie aussi bien les dissidents pacifiques que les groupes terroristes. Dès lors, les musulmans vivant en Russie ont donc soit le choix de respecter l’islam qu’on leur impose, soit d’aller contre en acceptant d’être considéré par le régime comme un potentiel terroriste.
Pour contrôler davantage l’islam sur son territoire, la Russie dispose de muftiats, qui sont chargés de nommer les imams russes et de représenter les intérêts musulmans à l’échelle nationale. Les imams et les intérêts sont bien sûr calibrés sur la défense d’un islam russe, ce qui, là encore, n’est donc pas complètement représentatif de la religion de tous les musulmans russes.
Si cet islam surcontrôlé a assurément des limites morales, il n’empêche que son efficacité est redoutable pour préserver la Russie des dérives extrémistes à l’échelle nationale.
Ainsi, la Tchétchénie, pourtant connue historiquement pour son opposition au régime, et pour avoir mené plusieurs attentats sur le territoire russe, est aujourd’hui globalement tenue, en témoigne son patriotisme militant avec apologie de Vladimir Poutine.
Seulement, l’islam russe ne peut rien contre les attaques terroristes venues de l’étranger, ce qui laisse croire que le système mis en place par la Russie pour faire passer l’islam d’une menace à un avantage a une efficacité limitée…
Quelques liens et sources utiles :
Marlène Laruelle, Islam et politique en ex-URSS : (Russie d’Europe et Asie centrale), Éditions L’Harmattan, 2005
Shireen Hunter, Islam in Russia: The Politics of Identity and Security, Routledge, 2004