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Histoire et bande dessinée : l’Histoire de France de Georges Omry

La bande dessinée joue aujourd'hui un rôle important dans la diffusion du savoir. Ici, c'est le début du XXe siècle qui nous intéresse.
Aventures et exploits du comte de Chavagnac, épisode « Le Roi au masque de velours », Georges Omry | Domaine public
Aventures et exploits du comte de Chavagnac, épisode « Le Roi au masque de velours », Georges Omry | Domaine public

Aujourd’hui, il suffit de se balader dans une librairie pour remarquer le foisonnement de bandes dessinées historiques. Des succès de l’Empire romain, en passant par les croisades chevaleresques, jusqu’au courage des soldats dans les tranchées, l’histoire est partout. Cette volonté de faire de la bande dessinée un support historique n’est pas nouvelle et se repère déjà au XXe siècle.

La bande dessinée et l’historien de nos jours

La vulgarisation joue aujourd’hui un rôle important dans la diffusion des savoirs. L’histoire en profite tout particulièrement, que cela soit au travers des émissions télévisées, de vidéos sur Internet, ou bien par la bande dessinée. Pour certains, la bande dessinée sert à éveiller le goût à l’histoire, pour d’autres, elle est l’occasion de se plonger dans un monde imagé en mêlant loisir et culture. Cette sensibilité grandissante des sciences humaines pour le monde de la bande dessinée est aussi visible dans le monde académique. Le chercheur Julien Baudry, dont les travaux portent sur la bande dessinée, constate une importante évolution des thèses consacrées à ce sujet depuis les 50 dernières années. De 2010 à 2020, ce sont 37 thèses qui portent sur la bande dessinée, dont six dédiées spécifiquement à l’histoire (la littérature restant la première à s’intéresser à ce support dans ses études).

Certaines maisons d’édition dédient des collections entières à l’histoire, comme Glénat avec sa collection « Ils ont fait l’histoire ». On y retrouve des figures françaises comme Napoléon, Clovis, De Gaulle, mais aussi étrangères avec Alexandre le Grand, Churchill… Cette initiative – parmi bien d’autres – est intéressante car elle montre le dialogue entre l’historien et la bande dessinée. Ainsi, les numéros dédiés à De Gaulle sont étudiés par l’historienne Frédérique Neau-Dufour, spécialiste du personnage. L’intérêt est alors de mettre en avant ce dialogue pour proposer une histoire qui se veut loin des clichés, loin du roman national, mais qui englobe à la fois le personnage et son contexte, toujours avec le souci de la réalité historique.

Comment écrit-on l’histoire au début du XXe siècle ?

Une partie de l’objectif des bandes dessinées aujourd’hui est de mettre en avant l’histoire de France avec le souci de la réalité historique et d’éviter de prendre parti. Cette vision de l’histoire est aussi le fruit d’une certaine conception historique qui se forge progressivement, surtout au XXe siècle.

La IIIe République se veut lucide sur ce qui a provoqué cette défaite, aussi bien du point de vue militaire que moral. C’est notamment sur la question éducative que d’importantes réformes seront entreprises. L’histoire occupe alors une place majeure dans le système éducatif français. Son rôle est prioritairement idéologique et elle doit cultiver l’amour de la nation dans la jeunesse, dans une sorte d’esprit de revanche contre la Prusse. L’historien Ernest Lavisse en est la plus pure incarnation en participant à certaines réformes et en publiant un manuel scolaire, une Histoire de France. On y trouve ainsi des passages éloquents, qui doivent montrer l’importance que chaque Français doit accorder à son histoire : « Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. »

Dans ses Questions d’enseignement national, Ernest Lavisse exprime précisément son point de vue :

Première de couverture d'un du tome 7 de l'Histoire de France de Ernest Lavisse
Première de couverture du tome 7 de l’Histoire de France de Ernest Lavisse | Domaine public

Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un devoir. Or, tous les sentiments sont susceptibles d’une culture, et toute notion, d’un enseignement. L’histoire doit cultiver le sentiment et préciser la notion. C’est pourquoi le maître rejettera les conseils de ceux qui prétendent réduire l’enseignement historique à l’étude du dernier siècle et de l’âge contemporain. Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. Puisque nos poètes, même quand ils sont démocrates, n’écrivent point pour le peuple : puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes ; puisque le peuple court le risque de n’être plus occupé que de la matière et passionné que pour des intérêts, cherchons dans l’âme des enfants l’étincelle divine ; animons-la de notre souffle et qu’elle échauffe ces âmes réservées à de grands devoirs.

Ernest Lavisse, Questions d’enseignement national, 1885

On a donc une conception patriotique de l’histoire et de l’enseignement en cette fin du XIXe siècle, qui affecte donc particulièrement le début du XXe siècle et la manière d’écrire l’histoire, ce qui se répercute sur la façon dont l’histoire loisir est perçue.

L’Histoire de France de Georges Omry

Pour illustrer comment cette histoire peut s’écrire, on peut se baser sur le cas de la revue pour enfants Les Belles Images, qui contient de nombreuses bandes dessinées, dont une Histoire de France. Cette série, exécutée par le dessinateur français Georges Omry, sera publiée de 1904 à 1914. L’arrêt de la série s’explique par la disparition du dessinateur durant la Première Guerre mondiale alors qu’il est mobilisé. Georges Omry nous propose ici une histoire de France mythifiée à certains égards et essaye d’ériger les grands personnages de France comme des modèles pour le lecteur, qui rappelons-le, est d’abord un enfant. On y retrouve alors des chevaliers, des grands hommes d’État, des monarques, mais aussi des ennemis de la France. Étant donné l’important corpus documentaire que représente l’Histoire de Omry, il n’est seulement question ici que de quelques cas précis.

Louis XIV ou l’allégorie de la grandeur

Le règne de Louis XIV est perçu comme la plus pure incarnation de la grandeur française dans l’imaginaire contemporain. Les arts atteignent leur apogée, les victoires se suivent, le territoire s’agrandit… Aujourd’hui encore, l’héritage de Louis XIV est visible, en premier lieu à Versailles, sorte de lieu de pèlerinage obligé pour quiconque cultive un intérêt pour lui. Georges Omry met tout son talent et son imagination au service de ce règne en cherchant à le mythifier à travers les hommes qui ont participé à ce règne avec une pointe de fantastique.

La guerre de Hollande

Dans la guerre d’abord, cet aspect fantastique est palpable avec l’exemple de la guerre de Hollande. Ce conflit oppose Louis XIV et ses alliés (Angleterre, Bavière…) face aux Saint-Empire, au Brandebourg, à la monarchie espagnole et enfin les Provinces-Unies. Ce conflit, débuté en 1672, se solde par une victoire de la France en 1678, qui lui permet d’acquérir de nombreuses terres entre autres. Georges Omry décide de porter un regard amusé sur ce combat et allégorise les acteurs du conflit. Ainsi, les Provinces-Unies sont personnifiées en un petit personnage prénommé « Néderland », protégé dans son château, face à l’imposante et flamboyante figure de Louis XIV.

Louis XIV face à Nederland, la personnification des Provinces-Unies. Numéro du 20 juin 1912. (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Louis XIV face à Néderland, la personnification des Provinces-Unies. Numéro du 20 juin 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

La guerre se joue alors sur la mer dans un premier temps. Les flottes anglaises et françaises doivent faire face à l’importance flotte hollandaise. Ces flottes sont également personnifiées : la flotte anglaise est un léopard et la flotte française une jeune sirène, une grande flotte en devenir grâce à l’action de Colbert.

Ces deux représentations doivent faire face à une redoutable sirène symbolisant la flotte hollandaise en laquelle Néderland a une totale confiance. Sur la terre ensuite, la conquête se poursuit, en évoquant des figures militaires importantes du règne de Louis XIV : Vauban, Turenne ou Condé. Ici aussi, le fantastique prend place. Le Rhin, fleuve qui sert de barrière naturelle, doit être franchi pour que Louis XIV puisse vaincre les Provinces-Unies. Or, ici, le Rhin est un géant et le fleuve en lui-même, sa barbe, que l’on ne peut que franchir avec difficultés. Mais alors, c’est sans compter sur le génie des hommes qui entourent Louis XIV qu’il parvient à franchir cet obstacle : Condé parvient à couper la barbe à un endroit et toute l’armée traverse. On peut lire alors que la conquête est si grande qu’ « On compare cette campagne aux plus hauts faits d’armes de l’Antiquité et Louis XIV fut placé au-dessus des grands héros. »

Les trois marines sur la gauche et la personnification du Rhin sur la droite. Numéro du 20 juin 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Les trois marines sur la gauche et la personnification du Rhin sur la droite. Numéro du 20 juin 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

Colbert ou le serviteur de l’État

Si la victoire est le fruit de la grandeur de Louis XIV, notre Histoire de France ne remet pas en cause l’importance de certaines figures politiques du règne comme Jean-Baptiste Colbert. Il est une figure majeure du règne de Louis XIV en poursuivant une importante campagne d’uniformisation et de modernisation du royaume. Ici, il est dépeint comme un acharné du travail, ingénieux et soucieux de toujours bien faire. Il y est décrit comme le parfait serviteur de l’État.

Quand, en 1661, Nicolas Fouquet, le surintendant des finances, est arrêté et condamné, c’est Colbert qui le remplace en tant que contrôleur général des finances. Ici, Colbert est celui qui doit braver le soi-disant chaos laissé par Fouquet, ayant comme seule boussole le bien du royaume. Le fantastique ici encore est visible. Colbert tombe, dans les finances royales, sur un monstre, que l’incompétence de Fouquet aurait laissé grandir et qui « aspirait l’or qui s’y trouvait ». Par le courage de Colbert, la créature accepte de s’en aller, mais le contrôleur parvient malgré tout à récupérer l’argent volé par la créature.

Le monstre des finances royales avec Jean-Baptiste Colbert (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Le monstre des finances royales avec Jean-Baptiste Colbert (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

Le fantastique ne s’arrête pas là, et c’est au tour de Richelieu « le plus grand des ministres de France » d’apparaître à Colbert et de le pousser à continuer son action tout en l’invitant dans un monde fantastique peuplé d’allégories démesurées. On y voit l’Industrie reconnaissable à ses outils et qui se plaint de son manque de moyens, le Commerce représenté par la balance et la Marine par la sirène, déjà évoquée. Enfin, c’est l’Agriculture qui tient une charrue. Ce sont là quatre domaines dans lesquels Colbert permet à la France de briller alors qu’ils souffraient alors d’un certain abandon.

Dans l’industrie, il permet à la France d’atteindre des produits d’une grande régularité et qualité ; dans le commerce, il met en place le colbertisme, sorte de système protectionniste, pour favoriser l’exportation et limiter l’importation ; la marine, déjà relevée par Richelieu, devient une préoccupation dans l’action de Colbert, que cela soit dans sa création ou bien dans son organisation, comme en témoigne la grande ordonnance de la marine de 1681. La politique agricole de Colbert est néanmoins plus timide, son objectif était surtout d’éviter les nombreuses famines et disettes qui avaient frappé la France au cours des dernières décennies. À travers ces passages, l’objectif est de rendre grâce au redressement de la France opéré par Jean-Baptiste Colbert dans de nombreux domaines.  

Les quatre allégories de l'industrie, du commerce, de la marine et de l'agriculture. Numéro du 20 avril 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Les quatre allégories de l’industrie, du commerce, de la marine et de l’agriculture. Numéro du 20 avril 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

Molière ou la comédie du Grand Siècle

Les lettres ont occupé un rôle majeur dans le règne de Louis XIV. Elles ont participé à faire du XVIIe le « Grand Siècle » et à magnifier le règne de Louis XIV comme aucun autre monarque ne parvient à le faire.

Quand Madame de Pompadour se permet de notifier, à un Louis XV méfiant envers les littérateurs de son temps, de « Protégez les gens de lettres, ce sont eux qui donnèrent de grand à Louis XIV. », c’est qu’elle a en tête la manière dont Louis XIV a su s’entourer. Georges Omry reprend également cette idée dans son histoire de France. Les hommes de lettres représentés sont multiples (Racine, La Fontaine…) mais ici, c’est la comédie de Molière que nous regardons de plus près.

Molière qui se moque de la Précieuse, du Marquis et de l'écclésiastique. Numéro du 26 septembre 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Molière qui se moque de la Précieuse, du Marquis et de l’écclésiastique. Numéro du 26 septembre 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

L’histoire de Molière est vue de la manière suivante : le jeune homme quitte sa demeure pour devenir comédien. Douze années plus tard, une réputation confirmée, il revient à Paris. Il est alors doté d’une « plume étrange qui ressemblait au pinceau d’un peintre » et des yeux lumineux « qui par moment devenaient lumineux et semblaient scruter jusqu’à l’âme de ceux qu’ils regardaient. »

Ensuite, l’Histoire de France met en scène deux aspects importants dans l’œuvre de Molière, qui lui permettent aussi de se faire remarquer. Molière, de retour à Paris, croise un « couple fort élégant et qui traitait les autres habitants avec le plus parfait dédain. […] La femme nommée Précieuse […] L’homme s’appelait Marquis ». On reconnaît ainsi, dans la femme, la préciosité, tendance littéraire du XVIIe siècle face à laquelle des auteurs comme Racine ou Molière s’opposent. L’homme fait référence, lui, à la noblesse, Molière étant un adepte de la moquerie envers la noblesse. C’est ainsi que, devant tout le monde, Molière se met à ridiculiser ces deux personnages, en montrant leurs défauts, leurs bêtises… La scène se répète avec un religieux, qui fait bonne impression auprès de tout le monde, quand tout à coup il fait face à Molière. D’un coup de plume, le comédien fait tomber le « masque » du religieux et révèle l’hypocrisie et le double-jeu de l’ecclésiastique. C’est là une référence au Tartuffe et à l’importance de cette pièce pour l’époque.

Mais alors, si l’homme se permet de ridiculiser les nobles et les ecclésiastiques, cela ne peut se faire sans conséquences. Le marquis comme l’ecclésiastique se précipite sur Molière pour le punir pour de tels propos. On reconnaît bien là une référence à la « Querelle du Tartuffe » où certains partis essayent de faire interdire la pièce. Mais alors, une main apparaît pour protéger le comédien de ses détracteurs : c’est Louis XIV. Le propos est là pour insister sur la puissance de Louis XIV, qui parvient à affaiblir l’influence de la noblesse et du clergé, qui joue un rôle important dans le royaume de France. Cela reflète en partie la politique de Louis XIV autour de ces deux entités. Louis XIV, lorsqu’il prend le pouvoir en 1661, décide d’exclure les princes du sang du Conseil du roi. Celui-ci a en souvenir les désordres de la Fronde de la décennie précédente et préfère compter sur une nouvelle noblesse qui peut lui rester fidèle car son ascension dépend de lui. Sur la question religieuse aussi, Louis XIV n’est pas le souverain idéal aux yeux du pape. Le gallicanisme, qui consiste à vouloir freiner le plus possible les ingérences du pape dans les décisions politiques du royaume, connaît une certaine popularité sous Louis XIV.

Louis XIV protège Molière face à la noblesse et au clergé. Numéro du 26 septembre 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)
Louis XIV protège Molière face à la noblesse et au clergé. Numéro du 26 septembre 1912 (Source Gallica/bnf.fr / BnF)

On comprend donc, à travers ces exemples précis, tout l’intérêt de la bande dessinée. Elle vient réveiller l’appétit historique du grand public et mettre des images sur des scènes historiques. Au début du XXe siècle, elle est également assez partisane et cherche à magnifier l’histoire, contre une vision trop raide, trop aride, qui risque d’ennuyer le public. Georges Omry est convaincu de l’utilité du fantastique dans l’histoire, afin d’éveiller le plus possible la curiosité du lecteur et le convaincre d’aller plus loin. Les grands personnages sont érigés en modèle, ainsi, Colbert est le parfait homme d’État : intègre, sérieux, efficace et surtout ayant le souci de la France. C’est toute une morale qui se dessine dans cette bande dessinée, vouée à cultiver la grandeur de ceux qui ont construit la France.

Quelques liens et sources utiles

DRÉVILLON Hervé, GUEDES Renato, MORVAN Jean-David et VOULYZÉ Frédérique, Louis XIV 1638-1715, Paris, Glénat, coll. « Ils ont fait l’histoire », 2023.

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