Il ne semble pas approprié de parler de “nationalisme” au singulier pour décrire la période de l’Entre-deux-guerres en France.
Cette période qui se déroule sur une vingtaine d’années à partir de la signature du traité de Versailles, entre le 28 juin 1919, jusqu’à la déclaration de guerre à l’Allemagne par la France et ses alliés le 3 septembre 1939 – à la suite de l’invasion de la Pologne par le Troisième Reich – se caractérise à la fois par une succession et une multitude de nationalismes sous couvert d’orientations et d’idéologies différentes, aux modes d’action et aux stratégies divers et distincts, voire carrément opposés.
Nationalisme, une idéologie sous la IIIe République ?
Cette temporalité, qui sépare deux guerres mondiales, est marquée par les conflits sociaux et les tensions internationales, hérités de la Première Guerre mondiale et aggravées par la Crise économique de 1929. Ce contexte s’avère propice à l’émergence de nouvelles forces sociales, politiques et économiques dans le paysage politique français et le camp nationaliste ne saurait en faire exception.
La « déviation fasciste« 1, selon les mots de Jean Philippet, surtout à partir de février 1934, à la faveur des manifestations des Croix de feu sous le gouvernement de Daladier, est l’un des symptômes d’un camp nationaliste en pleine crise et en mutation, à l’unisson de tous les autres courants de la vie politique française.
De fait, le nationalisme ne s’identifie pas à une idéologie précise et définie par une doctrine avec un mot d’ordre, contrairement au fascisme ou au communisme. Pendant l’Entre-deux-guerres, il constitue plutôt un principe, une sensibilité, un idéal que partagent plusieurs forces politiques ou mouvements sociaux et esthétiques, alignés ou dissidents au régime parlementaire depuis la dernière tentative de restauration monarchique par le Comte de Chambord en France en 1873. Dans la conjoncture précise de l’Entre-deux-Guerres, les nationalismes mettent de plus en plus l’accent sur la nécessité d’un État fort même si le rôle des libres corporations n’est pas renié.
Au cours des années 1930, la France et les pays voisins de l’Allemagne nazie vivent une véritable économie de guerre.
Elle s’explique en partie face au péril nazi, mais surtout face au communisme bolchevique et ce, au regard de l’évolution politique de l’URSS.
En France, des pics de tension permettent de mesurer les craintes alternatives et successives d’un communisme rampant et d’un nazisme menaçant tout au long de l’Entre-deux-guerres ; ainsi la souillure de la tombe du soldat inconnu lors d’une manifestation communiste dès 1927; la l’assassinat du Président Paul Doumer à Paris le 7 mai 1932, soutenu par la droite parlementaire en 1931 et partisan du renforcement militaire face à l’Allemagne ; les émeutes du 6 février 1934 ; le décret de dissolution de l’association des Croix de feu de La Rocque par le Front populaire en juin 1936.
Dans ce climat anxiogène mêlant crise sociale et durcissement diplomatique des positions françaises, les ligues nationalistes foisonnent (notamment en Italie) et les différents gouvernements de droite modérée n’hésitent pas à s’en servir comme forces paramilitaires, à l’instar des gouvernements Tardieu entre 1930 et 1932, encouragés en cela par le Président Paul Doumer.
Il en va même de la survie du régime parlementaire. La formation de ligues nationalistes, en soi héritée du boulangisme et des différents modes de contestation du régime parlementaire depuis 1889, prend une toute autre tournure dans la conjoncture de l’Entre-deux-guerres. Déjà l’expérience de la Première Guerre mondiale s’avère décisive dans la fomentation d’associations d’anciens combattants décorés réunis autour des Croix-de-feu en 1927.
Celle-ci évolue vers une ligue nationaliste sous la nouvelle direction du capitaine François de La Rocque à partir de 1931, sans remettre en cause le régime de la IIIe République.
Devant les nouveaux impératifs de défense nationale et de solidarité de classes, certains nationalismes peuvent rendre bien des services au régime parlementaire. Cette politique d’appui et de renforcement tacite prend fin avec le gouvernement du Front populaire en 1936. Le 18 juin 1936, celui-ci décide en conseil de ministres de la dissolution des Croix-de-feu, Dès lors, celles-ci deviennent connotées avec les ligues fascistes de Georges Valois, ouvertement anti-républicaines, ce qui amène à une certaine radicalisation des nationalismes français, de plus en plus coupés du régime parlementaire.
Si la pensée française à l’origine du fascisme italien, d’après l’historien Zeev Sternhell, trouve toute sa pertinence pour les nationalismes français d’avant la Première Guerre mondiale, c’est plutôt le fascisme italien, à certains égards, qui déteint sur les nationalismes en France dans l’Entre-deux-guerres. Il est du propos de cet article de proposer aux lecteurs un tableau non exhaustif du nationalisme français sur cette période, tout en examinant l’évolution de son idéal ainsi que de ses multiples bifurcations jusqu’en 1939.
Deux facteurs décisifs de cette évolution, caractéristiques de l’Entre-deux-guerres, seront successivement passés en revue dans cet article : la détestation du régime parlementaire, aux causes lointaines de la rhétorique antiparlementaire mais renforcées à la période examinée, puis la menace allemande. Ces mêmes facteurs sont tout aussi déterminants pour la culture politique spécifique de cette temporalité dont on ne peut pas abstraire les mouvements nationalistes émergents.
Un bilan de ces nationalismes suit l’analyse afin de donner un sens à leur évolution en perspective et au regard de la Seconde Guerre mondiale qui l’achève. Il conduit naturellement à faire un point sur la mémoire de l’Entre-deux-guerres et sa place dans les discours nationalistes actuels en France.
La détestation du régime parlementaire, seul point commun
Pour la séquence de l’Entre-deux-guerres, ces forces se réunissent autour d’un point commun : l’exécration d’un système parlementaire estimé inapte à gouverner une puissance coloniale en temps de crise.
Le recours à un État fort, doté d’une autorité charismatique pour conduire les affaires du pays et tenir le cap face aux diverses menaces extérieures, n’est pas l’apanage de l’Action française de l’analyste politique Jacques Bainville et de la doctrine du nationalisme intégral de Charles Maurras qui prônent une rupture nette avec le régime républicain et plaident pour le rétablissement du trône par le Duc d’Orléans, seul successeur valide à leurs yeux.
Des voix de la droite républicaine souhaitent également un État fort au nom d’un principe, voire d’une religion, nationaliste, tout en préservant le statu quo républicain et le régime parlementaire. Ainsi, le libéral Alfred Luce qui débute dans les années 1920 à la revue libérale et parlementaire des Deux Mondes et qui finit vichyste, le bonapartiste Pierre Taittinger à l’origine des Jeunesses patriotes en 1924, pensées comme une force paramilitaire pour raffermir la république sur des bases patriotes et combattre les forces communistes, ou encore le Président du Conseil des ministres en 1930 et républicain modéré, André Tardieu, qui finance la ligue nationaliste, mais non moins républicaine, des Croix de feu, constituent autant d’exemples de nationalismes intégrés au régime parlementaire.
Tous ces personnages aux mœurs libérales et compatibles avec le régime parlementaire, souvent issus de la bourgeoisie, incarnent ces dynasties bourgeoises, affairistes que dénonce le légitimiste Emmanuel Beau de Loménie, ultramontain et antirépublicain mais en dissonance profonde avec le nationalisme intégral de Charles Maurras2.
En effet, Beau de Loménie3, avec Paul Watrin, s’inscrit dans un courant minoritaire du nationalisme monarchiste, catholique, anticapitaliste, antibourgeois et antirépublicain hostile aux milieux affairistes auxquels il assimile la branche d’Orléans. Leur nationalisme prend des accents romantiques et aristocratiques révélateurs d’une noblesse déclassée, en rien proches de la démarche rationnelle, positiviste et leplaysienne de l’agnostique Charles Maurras et des chefs de file bourgeois et athées de l’Action française.
Mais il faut composer également avec l’éphémère premier mouvement proprement et authentiquement fasciste en France, le Faisceau fondé par Georges Valois et Jacques Arthuys en 1925. Financé par quelques fonds d’industriels comme François Cotty, il attire d’anciens syndicalistes et hommes de gauche de la vieille école antidreyfusarde et antisémite d’Édouard Drumont et de Jules Guérin, mais aussi des dissidents de l’Action française. Leur critique du parlement, des parlementaires et du suffrage universel comme un tout cohérent et systémique, accuse une grille de lecture anarchiste héritée d’Octave Mirbeau et très relayée dans La Révolte, journal anarchiste, au moment de l’affaire du Panama en 1892-1893.
Ce vieux fond anarchiste, hostile à toute représentation ou délégation de pouvoir, est par essence incompatible avec la « contre-révolution permanente » de Charles Maurras et de la droite monarchiste. Celle-ci s’appuierait plutôt sur un autre type de représentation politique, à l’évidence le retour des États généraux et des corps de métiers.
Les iniquités à poursuivre, à châtier, à réprimer, sont fabriquées par la main de l’homme, et c’est sur elles que s’exerce le rôle normal d’un État politique dans une société qu’il veut juste. Et, bien qu’il ait, certes, lui, État, à observer les devoirs de la justice dans l’exercice de chacune de ses fonctions, ce n’est point par justice, mais en raison d’autres obligations qu’il doit viser, dans la faible mesure de ses pouvoirs, à modérer et à régler le jeu des forces individuelles ou collectives qui lui sont confiées. Mais il ne peut gérer l’intérêt public qu’à la condition d’utiliser avec une passion lucide les ressorts variés de la nature sociale, tels qu’ils sont, tels qu’ils jouent, tels qu’ils rendent service. L’État doit se garder de prétendre à la tâche impossible de les réviser et de les changer ; c’est un mauvais prétexte que la « justice sociale » : elle est le petit nom de l’égalité. L’État politique doit éviter de s’attaquer aux infrastructures de l’état social qu’il ne peut pas atteindre et qu’il n’atteindra pas, mais contre lesquelles ses entreprises imbéciles peuvent causer de généreuses blessures à ses sujets et à lui-même. Les griefs imaginaires élevés, au nom de l’égalité, contre une Nature des choses parfaitement irresponsable ont l’effet régulier de faire perdre de vue les torts, réels ceux-là, de responsables criminels : pillards, escrocs et flibustiers, qui sont les profiteurs de toutes les révolutions. […] Quant aux biens imaginaires attendus de l’Égalité, ils feront souffrir tout le monde. La démocratie, en les promettant, ne parvient qu’à priver injustement le corps social des biens réels qui sortiraient, je ne dis pas du libre jeu, mais du bon usage des inégalités naturelles pour le profit et pour le progrès de chacun.
La vision de Charles Maurras des inégalités et de leur bienfait.
Au sein même du camp nationaliste, la guerre entre les ligues fait rage et se solde par l’affrontement entre le Faisceau et l’Action française avec la prise d’assaut des locaux de celle-ci Rue de Rome à Paris par des militants proches de Valois. De surcroît, la cause royaliste n’est pas au centre des préoccupations de Valois ou des fascistes français. Leur mot d’ordre est bien le fascisme français, c’est-à-dire l’importation d’un modèle politique et d’un régime antiparlementaire étranger en France, donc par principe suspecte aux yeux de Charles Maurras.
Ce choix d’un bon gouvernement pour l’avenir déteint également sur la position à adopter face au Troisième Reich et au nazisme. Il entame encore davantage la crise conjoncturelle du « nationalisme français », s’il en est.
Face à la menace allemande
Sur ce point encore, les nationalismes français réagissent en ordre dispersé, sans véritable doctrine fixée vis-à-vis de la menace allemande. Leurs différentes conceptions des frontières européennes y jouent un rôle déterminant.
L’Action française, dominante dans le paysage nationaliste français à l’heure de la signature du Traité de Versailles conclu avec l’Allemagne en 1919, est assez dubitative, voire sceptique, par rapport aux garanties de paix allemandes. Par la voix de l’un de ses porte-parole les plus influents, l’historien Jacques Bainville, elle se méfie des conséquences de la guerre et reproche à Clemenceau de tronquer la victoire française en consentant au vœu britannique de ne pas marcher jusqu’à Cologne.
D’aucuns voient dès ce moment fatidique du 28 juin 1919 un antécédent majeur de la Seconde Guerre, entrevoyant déjà une revanche larvée de l’Allemagne.
L’autorité incontestable du nationalisme français, Charles Maurras, ne cache pas son hostilité vis-à-vis d’une nation allemande sournoise et sourcilleuse, prête à en découdre à la moindre occasion de revitalisation, en cela cautionnée et soutenue par les États-Unis et la Grande-Bretagne au nom d’une politique d’équilibre et de paix dictée par la SDN.
Jacques Bainville y discerne des causes profondes remontant au Moyen Âge et à la consolidation des frontières françaises dans son Histoire de deux peuples. Sa réflexion sur l’aménagement des frontières françaises au cours de l’histoire ne manque pas d’inspirer les mémoires politiques de Gaulle, notamment ses réflexions sur l’armée française dans ses écrits de la fin des 1930. Sur ce point, il faut garder à l’esprit les racines maurrassiennes de la pensée gaulliste.
Sur le plan de l’action concrète, il est pertinent d’évoquer une politique nationaliste menée par les gouvernements républicains avec l’appui tacite de ligues nationalistes, notamment la Ligue des jeunesses patriotes de Pierre Taittinger et les Croix-de-feux de François de La Rocque, non sans une certaine émulation entre les deux.
Outre leurs positions critiques à l’égard du régime parlementaire en période de crise, elles partagent la même volonté de durcissement envers l’Allemagne. De surcroît, Taittinger et De La Rocque se retrouvent dans le même parcours d’anciens combattants, tous les deux à l’initiative d’associations et partis d’anciens combattants dès le début des années 1920.
En 1925, les accords de Locarno signés par Aristide Briand aux Affaires étrangères, sous la présidence d’Édouard Henriot, ne sont pas de nature à rassurer les associations de combattants de la Guerre. Leurs dispositions nourrissent les craintes et les prévisions annoncées par Jacques Bainville, mentionnées plus haut. De son côté, très dubitatif et méfiant à l’égard du gouvernement du socialiste et pacifiste Aristide Briand, puis critique vis-à-vis de l’Union nationale soutenue par Raymond Poincaré issu des Législatives de 1928, Pierre Taittinger se garde toujours d’une adhésion au fascisme. En cela, il reste fidèle au régime parlementaire. Quoique poussées par un élan de réforme de ce même régime parlementaire honni et détesté, les bases des Jeunesses patriotes tendent de plus en plus à lui échapper dès 1934, en faveur des Croix-de-feux ou de l’Action française. Sa participation conjointe avec De La Rocque aux manifestations patriotiques de 1934 avec de La Rocque n’y change rien et la caricature du notable local, parlementaire carriériste, lui colle à la peau.
D’autres figures de la scène politique française, encore libérales, modérées et attachées au régime parlementaire dans les années 1930, prônent l’amitié franco-allemande et l’entente avec le Troisième Reich, à l’image d’un Ferdinand Brinon. Celui-ci deviendra l’un des grands artisans de la collaboration sous Vichy et se range naturellement du côté des nationalistes, plus par nécessité que par conviction et véritable principe nationaliste.
En cela, il partage le même sort que le néo-socialiste Marcel Déat et d’autres personnalités venus d’autres horizons européistes, pacifistes ou encore socialistes. Dès 1933, sous Daladier, le socialisme pacifiste de Marcel Déat dérive vers un autoritarisme proche du fascisme, mais il n’est pas foncièrement nationaliste au sens de Barrès ou Maurras.
Son Parti socialiste de France, fondé à la même année, pourrait rappeler, sur quelques points doctrinaux, la révolution nationale de l’ancienne Ligue antisémite d’Édouard Drumont ou Jules Guérin (1869-1910) ou encore la création des anciens syndicats jaunes créés par le syndicaliste Pierre Biétry (1872-1918) mais il est tout orienté vers un ordre européen qui penche indéfectiblement vers la collaboration franco-allemande. Désormais, l’avenir de la France, pour ces défaitistes, se joue dans une fédération européenne sous la houlette de l’Allemagne et l’étendard du nazisme.
A contrario, des figures du royalisme rejoignent le mouvement de la résistance en France, à l’image du capitaine de frégate Honoré d’Estienne d’Orves, si bien mis en avant par l’historien et militant identitaire, Didier Lecerf4. Son parcours est celui d’une troisième voie opposée à la fois à l’Allemagne nazie et à la république parlementaire jugée déchue et décadente. Légitimiste pur jus – comme il arrive à des hauts commandants nobles dans la marine, véritables reliquats d’une certaine noblesse en vue au XIXe siècle et déclassée après la Guerre de 1914 -, Honoré d’Estienne d’Orves joint à l’identité catholique de la France le vœu d’indépendance nationale que doit incarner la flotte française, du reste en restructuration permanente sous les gouvernements successifs de l’Entre-deux-guerres, notamment avec l’accentuation du fait colonial par l’intensification des échanges entre Empire et métropole à partir des années 1920.
Sur ce point encore, le projet d’un État fort s’exprime par exécration du régime parlementaire, jugé instable et corrompu. Des anciens camelots du Roi comme Pierre de Bénouville, de leur côté, proches du futur président François Mitterrand et de son conseiller François de Grossouvre à l’Élysée, n’hésiteront pas par ailleurs à rejoindre les Forces françaises libres à Londres dès l’arrivée des Allemands à Paris en juin 1940.
Bilan des nationalismes dans l’Entre-deux-guerres
Par-dessus tout, si les différentes forces et mouvements nationalistes français, pendant la période examinée, rivalisent de modèles et de régimes autoritaires à appliquer en France en alternative au régime parlementaire honni, ils s’écartent les uns des autres par leurs projets nationalistes, loin de la communion d’idées que certains historiens pourraient leur prêter.
Si toutes leurs personnalités et chefs de file sont animés d’une même vision régénératrice de la nation France ou de la patrie, leurs origines chrétiennes, antisémites ou socialistes comme leurs linéaments pacifistes ou collaborationnistes au cours des années 1930, les démarquent les uns des autres dans un paysage nationaliste français en somme transfiguré face à l’attitude à adopter devant l’Allemagne nazi. En cela, le “nationalisme” employé au singulier, s’il en est, s’apparente à une religion aux confessions, rites et liturgies différents.
La même foi de servir la Patrie et de se fondre dans un même peuple évoque la même puissance salvifique de la religion, surtout chrétienne. Le peuple, justement, cette entité charnelle doit incarner la nation et c’est la raison pour laquelle il doit évincer toute considération de classe ou intérêt, relevée par le marxisme, le socialisme ou, à plus forte raison, le communisme.
En ce sens, les choix nationalistes d’anciens cadres et militants républicains ou socialistes pendant l’Entre-deux-guerres puisent dans la même foi. Mais cette foi prend une tournure complexe à partir de 1933, au moment où les nazis prennent les rênes du pouvoir en Allemagne : s’agit-il d’une foi dans l’ensemble des nations européennes, voire, à certains égards, d’un peuple européen nationaliste, ou bien du salut du peuple français, le seul peuple et nation éternelle qui vaille d’après Maurras dans son œuvre testimoniale Le Bienheureux Pie X Sauveur de la France 5, véritable prise de recul sur la Première Guerre mondiale et bilan catastrophique du régime politique de la IIIe République ?
À l’heure du choix fatidique, la résolution d’une troisième voie à la manière de Charles Maurras n’est pas toujours évident à suivre et surtout à assumer après la Guerre.
Au demeurant, les mêmes visées critiques vis-à-vis d’une bureaucratie de normaliens et de fonctionnaires depuis l’Ancien Régime, « persécuteurs des familles françaises6 » et du génie créateur du peuple français, sont d’une remarquable constance dans une lecture nationaliste de la France et de sa destinée, sous fond de contestation d’un socialisme d’État pénétrant les rouages de l’administration françaises et inculqué par les institutions républicaines.
Elles peuvent étonner dans la conjoncture de l’Entre-deux-Guerres marquée par une tendance de plus en plus marquée par le vœu d’un État fort, mais font toujours référence à un héritage d’usages parlementaires de la IIIe République.
En réalité, ces analyses qui confinent à un examen profond de la société française s’enracinent dans les pratiques d’enquêtes sociales fondées par Frédéric Le Play et ses successeurs à l’École des mines et de l’ingénierie sociale, à l’instar d’Émile Cheysson, son disciple et héritier à partir de 1882.
Charles Maurras reprend à son compte ses analyses pour délégitimer et disqualifier, à son tour, les corps d’État de la IIIe République et de ses dirigeants, jugés carriéristes et fossoyeurs d’un ancien domaine pillé depuis la Révolution française, voire bien avant par une cour de lettrés débauchés sous l’Ancien Régime. Le thème de la réforme de l’État prend aussi diverses nuances en fonction des nationalismes empruntés.
Eu égard à cette variété, il n’est pas étonnant de voir De Gaulle puiser sa réforme de la Ve République à la fois dans La Réforme de l’État du parlementaire Tardieu et dans l’idée d’une France éternelle inspiré par l’Action française. Les deux aspects se tiennent dans une même pensée, à l’origine de cette constance d’un même principe nationaliste français pendant l’Entre-deux-guerres.
Nationalismes de l’Entre-deux-guerres : de la mémoire à l’histoire
Il est tentant de croire- et souvent cette rhétorique est créditée et relayée par l’actualité mais aussi par les milieux nationalistes eux-mêmes7 – à une instrumentalisation des associations ou ligues nationalistes, de leurs querelles et contradictions, par un régime républicain unifié et cohérent sur toute la durée de l’Entre-deux-guerres et ce, afin de mieux les combattre, les disperser, les neutraliser et enfin les désintégrer.
Le tri opéré par les dirigeants des différents gouvernements républicains (surtout du centre et de droite)- de l’Union sacré de Raymond Poincaré et Paul Doumer aux vagues réformes d’André Tardieu- entre un bon nationalisme patriotique et un mauvais nationalisme antiparlementaire est à l’unisson d’un régime parlementaire mal défini, en quête d’identité politique, héritier, en partie, des lois constitutionnelles de 1875 et toujours inachevé à la veille de la Deuxième guerre mondiale.
L’histoire de ce régime est ainsi loin de l’idée d’un « système » républicain intégré, figé et monolithique, véhiculée par la presse nationaliste et anti-républicaine. En définitive, l’essaimage des nationalismes dans le paysage politique français de cette époque n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la culture politique parlementaire qu’ils prétendent pourtant combattre, au nom d’un État fort.
- PHILIPPET Jean, Le temps des ligues: Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes: 1919-1944, thèse de doctorat en Histoire, soutenue sous la direction de Raoul Girardet, Paris, Institut d’études politiques, 2000, 8 vol. ↩︎
- Beau de Loménie reste un nationaliste relativement inconnu dans le domaine d’histoire des nationalismes, mais sa critique du régime républicain fait l’objet d’une analyse contemporaine de François Goguel dans la Revue française de science politique (1952). En cela cet article constitue une source de la pensée de Beau de Loménie. ↩︎
- Voir son ouvrage paru en cinq tomes, rédigé de 1943 à 1965: Les responsabilités des dynasties bourgeoises. ↩︎
- Le professeur d’histoire et militant nationaliste Didier Lecerf lui a consacré une biographie dans ses Cahiers du nationalisme, aux Éditions Synthèse nationale. Il y est intéressant et utile de confronter le point de vue d’un historien nationaliste lui-même sur une figure nationaliste. ↩︎
- Dernier ouvrage de Charles Maurras publié en 1953. ↩︎
- Cette expression, mobilisée dans le cadre des nationalismes, revient à Frédérick Le Play dans son enquête sociologique sur l’organisation du travail: L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue avec un précis d’observations comparées, publié en 1870. Le Play trouve dans la subsistance et le génie créateur des familles la source de vie et de prospérité de toute nation, car le premier échelon d’un ordre social chrétien auquel répond la nation. Ainsi, l’indépendance d’une nation commence par la souveraineté des familles face à l’État, représenté par ses fonctionnaires. En cela, il est une des références majeures du nationalisme d’inspiration catholique et monarchiste. ↩︎
- L’exemple du journal Rivarol dans l’entretien de cette mémoire en est éclairant. ↩︎
Quelques liens et sources utiles
BUISSON Jean-Christophe et TABARD Guillaume, Les grandes figures de la droite, Paris, Perrin, 2022.
GOGUEL François, « Beau de Lomenie (E.) – La mort de la troisième République », Revue française de science politique, volume II, n° 2, avril-juin 1952, Paris, Presses universitaires de France, p. 413-414.
LÉVY Claude, « Sur la grande bourgeoisie française des années 30 (Les Responsabilités des dynasties bourgeoises d’E. Beau de Loménie) », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, no 98, avril 1975, p. 94-96.
MAILLARD Christophe, « Pierre Biétry (1872-1918), un parlementaire iconoclaste », Parlement, Revue d’histoire politique, 2008/2 (nº10), p.126-138. DOI : 10.3917/parl.010.0126. URL : https://www.cairn.info/revue-parlements1-2008-2-page-126.htm
LECERF Didier, « Honoré d’Estienne d’Orves: 1940, les monarchistes dans la résistance » in Cahiers d’Histoire du Nationalisme (nº18), 2020.
MILZA Pierre, Fascisme français, passé et présent, Flammarion, 1987.
PHILIPET Jean, Le temps des ligues: Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes: 1919-1944, thèse de doctorat en Histoire, soutenue sous la direction de Raoul Girardet, Paris, Institut d’études politiques, 2000, 8 vol.
ZEEV Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, éditions du Seuil, 1978.