Si les mers et les océans suscitent l’intérêt du plus grand nombre aujourd’hui, c’est incontestablement pour leur côté mystérieux. Gardiens d’une multitude de secrets marins, et de légendes humaines, ces vastes étendues d’eau sont d’autant plus intrigantes qu’elles sont devenues les protagonistes silencieux des échanges qui façonnent de nos jours l’ère numérique. À l’heure où l’information définit la puissance, il est fascinant de constater que 98% des flux d’informations mondiaux empruntent les voies aquatiques, en se déplaçant à travers un réseau sophistiqué de câbles sous-marins.
Chacun de nos likes, mails ou vidéos circulent ainsi dans des fils invisibles d’à peine dix centimètres de largeur, qui recouvrent au total la bagatelle de 1 200 000 kilomètres, soit 32 fois le tour de la Terre. Artères vitales de la connectivité mondiale, les câbles sous-marins ont clairement su se rendre indispensables pour maintenir les liens entre les internautes de tous les continents et de toutes les nations.
Mais derrière cette prouesse technologique, se cache aussi un paysage complexe d’enjeux stratégiques en tout genre. Entre sécurité, géopolitique et dépendance croissance des sociétés modernes envers les câbles sous-marins, les questions cruciales ne manquent pas, surtout à l’heure où l’interconnexion mondiale a fait de l’information une arme potentiellement destructrice.
Histoire des câbles sous-marins
Pour comprendre comment les câbles sous-marins ont acquis une importance aussi dangereuse, il est indispensable de plonger dans leur univers, où la mer rencontre la technologie dans un mélange aussi fructueux que dangereux.
Naissance et expérimentations prometteuses au XIXème siècle
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’idée d’installer des câbles sous-marins pour faciliter la transmission d’informations n’est pas récente. Dès 1838, de premiers essais ont ainsi été faits avec des câbles isolés au caoutchouc. L’expérience ne s’est finalement pas avérée concluante, parce que cette substance élastique s’est révélée vulnérable aux attaques de l’eau de mer, ce qui provoquait défaillances et perturbations dans la transmission des signaux. Le défi n’était donc pas tant à l’époque de poser des câbles sous-marins que de savoir les protéger.
Les chercheurs surmontent toutefois rapidement cette difficulté grâce à la découverte en 1843 du gutta-percha, une résine naturelle se distinguant par sa résistance. Convaincus du potentiel isolant du gutta-percha, les scientifiques ont vite débuté les expérimentations, et réussi en 1845 à coller de manière satisfaisante cette résine sur un fil de cuivre. Les avancées se succèdent, et dès 1849, deux miles de câbles isolés à la gutta-percha sont immergés avec succès dans le port britannique de Folkerstone.
Galvanisé par ces réussites, l’ingénieur John Watkins Brett met en place le 28 août 1850 le premier câble sous-marin télégraphique entre le cap de Gris-Nez, près de la ville française de Calais, et le cap Southerland, près de la ville anglaise de Douvres. L’objectif était alors de permettre à la France et à l’Angleterre de se transmettre rapidement des messages télégraphiques. Ce ne fut toutefois pas très concluant, puisque ce câble n’a fonctionné que onze minutes, en raison entre autres de problèmes techniques. Une seconde tentative a été réalisée au même endroit en 1851 avec un câble amélioré, et fut cette fois-ci payante, puisque ce dernier a fonctionné derrière pendant plus de quarante ans. Pour plus d’efficacité, les relais intermédiaires de Calais et de Douvres ont été supprimés le 1er décembre 1852 afin d’établir une liaison télégraphique directe entre les bourses de Paris et Londres, qui pouvaient se transmettre leur cours en moins d’une heure grâce au câble sous-marin.
De l’interconnexion mondiale à la révolution numérique
Par la suite, les câbles sous-marins gagnent en popularité, et relient des endroits de plus en plus éloignés. Le premier câble transatlantique est ainsi installé en 1866 entre l’Irlande et la province de Terre-Neuve au Canada par le SS Great Eastern. Le premier câble transpacifique voit quant à lui le jour en 1902 entre l’Australie et la Canada.
Le début du XXème siècle n’échappe pas à cette tendance d’interconnexion mondiale, puisque l’on passe de 200 000 kilomètres de câbles dans le monde en 1900 à 539 423 kilomètres en 1915. Cette interconnexion entre les différents pays augmentent considérablement la vitesse de l’information, alors limité auparavant aux relais postaux, et aux navires de transport.
Toujours dans cette vertueuse dynamique, les chercheurs découvrent en 1933 le polyéthylène, un matériau qui s’avère pouvoir redéfinir la technologie des câbles sous-marins. Apparaissent ainsi à cette époque nombre de câbles dits coaxiaux, qui se substituent peu à peu aux câbles télégraphiques grâce à leurs capacités de transmission et leurs fréquences plus élevées.
Mais avec l’explosion au début des années 1980 du phénomène de mondialisation, les câbles coaxiaux se retrouvent rapidement dépassés par les désirs croissants de la population mondiale en matière de débit d’informations. Il faut toutefois attendre 1988 pour que cette volonté de transmettre des informations de manière toujours plus rapide et conséquente commence à être satisfaite, les câbles sous-marins commençant en effet à utiliser la fibre optique au détriment de la technologie coaxiale.
Les câbles numériques ont ainsi progressivement envahi la planète, et acquis au fur et à mesure du développement d’Internet une importance stratégique capitale.
Les câbles sous-marins à l’ère des GAFAM : un monde connecté, des défis inédits
Beaucoup de géants américains du numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont en effet commencé à louer des câbles sous-marins pour satisfaire leurs besoins croissants de transmission d’informations, liés au développement des réseaux sociaux et de la technologie de données. Leur puissance financière augmentant, ils se sont même mis au début des années 2010 à investir dans des câbles pour satisfaire des internautes toujours plus avides d’informations en tout genre. La mainmise des GAFAM est telle qu’on estime aujourd’hui qu’ils contrôlent presque 70% des câbles sous-marins dans le monde.
Un chiffre d’autant plus conséquent qu’on recensait en 2022 pas moins de 450 câbles sous-marins dans le monde, reliant quatre milliards d’internautes. Et si le nombre de câbles augmente constamment, la demande, elle, ne faiblit pas, si bien que l’on devrait voir apparaître en 2024 des méga-câbles censés atteindre le débit record de 500 térabits par seconde. La question est de savoir maintenant jusqu’où le développement de l’information poussera-t-elle les limites des câbles sous-marins…
Câbles sous-marins et guerre de l’information
De nos jours, l’information est une chose tellement convoitée qu’elle fait l’objet d’une véritable guerre mettant en compétition une multitude d’acteurs mondiaux divers. Pour l’instant, grâce aux GAFAM et leur domination sur les câbles sous-marins, les États-Unis dominent aujourd’hui largement le combat. Toutefois, deux pays lui font sérieusement concurrence.
Une Russie ambitieuse dans la guerre de l’information maritime grâce à l’Arctique
La Russie est tout d’abord est un adversaire à ne pas négliger. Depuis la découverte en 2015 près des côtes étasuniennes d’un navire-espion russe équipé pour espionner et couper des câbles sous-marins, il est devenu clair que Moscou n’a pas l’intention de rester les bras croisés dans la guerre de l’information.
Si son influence sur les câbles sous-marins est pour l’instant limitée, tout pourrait cependant changer grâce à l’Arctique. La zone polaire est en effet très convoitée par les puissances mondiales, parce que sa localisation idéale permettrait de relier 70% de la population mondiale si des câbles sous-marins venaient à y être installés en masse. De plus en plus accessible grâce au réchauffement climatique, l’Arctique est d’autant plus intéressante à exploiter qu’elle n’est absolument pas soumise aux contraintes liées à l’activité maritime ou à la forte densité de population.
Consciente depuis une dizaine d’années du potentiel de cette région polaire, aussi bien pour y installer des câbles sous-marins que pour y récupérer des ressources, la Russie entend bien faire parler sa proximité géographique avec l’Arctique (1500 kilomètres) pour y exercer une domination sans partage dès que les conditions climatiques le lui permettront. Preuve en est, Moscou a déjà prévu d’installer un câble sous-marin en Arctique au cours de l’année 2026, le Polar Express – à ne pas confondre avec la Polar Line – ce qui pourrait chambouler une guerre de l’information pour l’instant à deux têtes.
La Chine, ombre croissante des États-Unis dans la bataille sous-marine des câbles
Évidemment, le principal adversaire des États-Unis n’est aujourd’hui pas la Russie, mais bien la Chine. Depuis 2015, Pékin investit effectivement en masse dans la pose de câbles sous-marins par l’intermédiaire de grosses aides financières à HMN Tech, anciennement Huawei Marine, à qui l’on doit l’installation de 25% des câbles sous-marins posés dans le monde.
Si Pékin n’hésite pas à sortir le portefeuille pour aider les entreprises chinoises à développer des câbles sous-marins, c’est bien entendu car le pays a tout intérêt à le faire. Si le nombre de câbles chinois augmente, cela renforce en effet d’une part le contrôle du gouvernement sur l’information, et cela soutient d’autre part indirectement le business des entreprises technologiques chinoises, les BATX, en leur permettant d’avoir les infrastructures nécessaires pour transmettre toujours plus d’informations. A noter aussi qu’à l’échelle internationale, les câbles aident fortement la Chine à développer ses « nouvelles routes de la soie », car ils contribuent à augmenter la connectivité mondiale et à faciliter les échanges commerciaux.
Face à cette stratégie pour le moins agressive de Pékin dans la guerre de l’information, les États-Unis ont décidé il y a quelques années de s’allier avec l’Australie et le Japon pour créer des câbles sous-marins dans l’Indo-Pacifique, et ainsi, contrecarrer les plans de la Chine en la concurrençant sur son propre terrain.
La compétition est donc rude entre les États, qui, pour contrôler l’information, se battent pour que leurs entreprises triomphent sur le marché des câbles sous-marins.
Les dirigeants politiques doivent toutefois anticiper les dangers de la privatisation des câbles, car la guerre de l’information pourrait prendre une toute autre tournure si des entreprises se mettaient à faire du chantage avec les données des internautes, voire pire, si elles menaçaient de couper les transmissions d’informations d’un pays entier…
Le dilemme des câbles sous-marins : protection de l’information ou du climat ?
En mettant toutes leurs forces dans une bataille d’influence autour de l’information, les belligérants en oublient l’essentiel, à savoir que les câbles sous-marins sont indissociables de la question écologique. À leur décharge, il faut dire que le lien n’est pas évident à faire. En effet, les câbles sous-marins ne produisent pas de chaleur, de bruit ou encore de champs magnétiques pouvant perturber la faune et la flore. Ils n’impactent pas non plus la qualité de l’eau ou les écosystèmes, si bien qu’on a tendance à les oublier au moment de fixer les grands objectifs climatiques.
C’est toutefois une erreur monumentale, car indirectement, l’impact écologique des câbles sous-marins est énorme. Par exemple, si ces derniers ne perturbent pas l’environnement marin une fois installés, le fait qu’il faille les réparer de manière très récurrente au fond des mers est en revanche une chose dérangeante pour la faune et la flore. De même, le cuivre, matériau conducteur indispensable pour construire des câbles sous-marins, est extrêmement polluant dans son processus de production et d’extraction, alors qu’il n’est pas nocif une fois immergé.
Bien qu’elle ne saute pas aux yeux, l’empreinte environnementale des câbles sous-marins est donc bien réelle, surtout à l’heure où l’information circule en masse. Avec la hausse de la digitalisation des sociétés et l’augmentation croissante du trafic de données, le nombre de câbles sous-marins a effectivement explosé, et avec lui, les nuisances liées à leur production et à leur entretien. Si l’on ajoute à cela l’inquiétante hausse de la pollution numérique, qui serait inexistante sans les câbles, on se retrouve alors avec un dilemme improbable entre la protection de l’information ou du climat.
Si États et entreprises privées semblent pour l’instant avoir pris le parti de protéger l’information, et les revenus qu’elle engendre, pas sûr que la stratégie soit valable à long terme. En contribuant à aggraver le dérèglement climatique, ces derniers s’exposent de fait à subir des ouragans, des tsunamis et de séismes toujours plus violents et fréquents, et donc, des altérations et des destructions croissantes de câbles sous-marins.
Ce cercle vicieux est d’autant plus dangereux que l’augmentation des catastrophes naturelles menace fortement les territoires insulaires, comme le Japon ou la Grande-Bretagne, qui pourraient être complètement coupés du monde si tous leurs câbles sous-marins venaient à être d’un seul coup hors-service à cause des éléments.
En définitive, malgré l’aspect tragique de ce constat, c’est assez ironique de savoir que si les hommes ne prennent pas la responsabilité de stopper la guerre de l’information, c’est la planète qui s’en chargera probablement pour eux…
Quelques liens et sources utiles
Stéphane Taillat, Amaël Cattaruzza, Didier Danet, La Cyberdéfense – Politique de l’espace numérique: Politique de l’espace numérique, Armand Colin, 2018
Gérard Dubey, Alain Gras, La Servitude électrique: Du rêve de liberté à la prison numérique, SEUIL, 2021