Le 21 juin 1907, le Languedoc se réveille avec la gueule de bois. Cinq des leurs ont été tués lors de violents affrontements entre l’armée et les vignerons locaux. Cette révolte paysanne prend sa source dans une grave crise viticole qui coûve depuis le début du XXe siècle.
C’est la révolte des vignerons du Languedoc de 1907, qui, aujourd’hui encore, marque les esprits. Comme souvent en France et en Europe, les paysans s’unissent dans un objectif commun.
Les raisons de la colère dans le Languedoc
Pour comprendre la révolte des vignerons de 1907, il faut revenir sur la situation de la région quelques années auparavant. À partir des années 1860, la France est touchée par une grave crise initiée par un insecte : le phylloxéra (Daktulosphaira vitifoliae). Cet hémiptère est porteur de la maladie de la vigne éponyme qui s’en prend aux racines et provoque la mort des souches en quelques années. La production viticole française a chuté d’un facteur 3 au cours des années 1870.
Au sein du Languedoc, le phylloxéra les vignes du Gard et du Montpelliérain. Mais il n’en est pas de même pour le Biterrois et le Narbonnais. Par ailleurs, les incitations à replanter avec de nouvelles techniques culturales (porte-greffes notamment) fonctionnent et le vignoble du Languedoc se reconstitue rapidement.
Cette crise entraîne une modification radicale du paysage viticole français. La viticulture s’industrialise et la chimie prend une part de plus en plus importante dans la production de vin. Par ailleurs, de nombreuses méthodes se développent pour constituer du vin de substitut ou vin de fraude, afin de répondre à la demande.
De plus, des vignobles hors hexagone concurrencent les vignobles français nouvellement replantés. En Algérie française, de nombreuses vignes ont été plantées, par des vignerons français, durant la crise du phylloxéra pour combler le manque de production française. Enfin, l’ensemble des vignobles français a été replanté en nombre, entraînant une hausse de la production rapide au début du XXe siècle. C’est dans ce contexte que s’ancre la crise des vignobles languedociens du début du siècle.
Les quatre départements du Languedoc produisent près de 40 % du vin français, et les Languedociens s’enrichissent rapidement, portés par l’arrivée du chemin de fer. Pourtant, en 1904, 1905 et 1906, les récoltes abondantes font chuter les cours, déjà fluctuants.
En 1899, le prix de vente moyen de l’hectolitre de vin pour ces quatre départements était de dix-neuf francs. En 1900, il passe à onze francs, et huit francs en 1901. Les faibles récoltes de 1902 et 1903 permettent de faire remonter les cours. Mais ceux-ci chutent à nouveau à partir de 1904 : sept francs, six en 1905, sept en 1906. La terre se déprécie fortement, de près de 90 % dans le Biterrois, et les salaires sont diminués de 30 % : c’est la crise.
Une crise alimentaire provoque souvent un mouvement social, une épidémie, ou en tout cas une crise sociale. Pensons au cas du Pont-Saint-Esprit, et à l’infection à l’ergot de seigle, provoquant une épidémie localisée et une véritable crise sociale.
La révolte des vignerons face à la fraude
Les historiens ne s’accordent pas tous pour déterminer la cause exacte de la crise de mévente. Certains l’attribuent à la surproduction, d’autres aux grands propriétaires ou encore au manque de distillation effectuée. Une étude sur les économies et sociétés viticoles par l’historien Rémy Pech met en avant quatre facteurs clés menant à cette crise : l’arrivée du cidre, la fraude, la surproduction et l’importation de vins étrangers.
Mais l’argument qui s’enracine dans les esprits des paysans d’alors, c’est que la fraude et les vins factices, sont responsables de leurs malheurs. Derrière ce terme de fraude, de nombreuses pratiques seront critiquées, bien que certaines soient parfaitement légales.
Dès lors, le mécontentement gronde. C’est ainsi que le 18 février 1907, Marcelin Albert, cafetier et viticulteur d’Argelliers, prend l’initiative d’envoyer un télégramme à Georges Clemenceau.
« Midi se meurt. Au nom de tous, ouvriers, commerçants, viticulteurs, maris sans espoirs, enfants sans pain, mères prêtes au déshonneur, pitié ! Pitié encore pour nobles défenseurs républicains du midi qui vont s’entre déchirer dans combat sanglant. Preuve fraude est faite. La loi du 28 janvier 1903 la favorise. Abroger cette loi, voilà l’honnêteté. Devoir gouvernement empêcher choc. S’il se produit, les clés ouvriront portes prison, pourront jamais rouvrir portes tombeaux ».
Marcelin Albert, figure du mouvement de contestation
Des manifestations dans tout le Languedoc
Quelques semaines plus tard, le 11 mars, Marcelin Albert est à l’origine de la première manifestation de 1907 : une marche de 87 vignerons ralliant Narbonne depuis Argelliers. Ils forment alors le comité de défense viticole, et entonnent des chants tels que La Vigneronne, qui deviendra l’hymne de la révolte.
Petit à petit, la révolte s’étend et les manifestations gagnent en ampleur. Un journal, Le Tocsin, se constitue afin de relayer les événements et les idées des vignerons.
Le 24 mars, ils sont 300. Une semaine plus tard, 600. Tous les dimanches, des centaines et bientôt des milliers de personnes se retrouvent pour protester.
Le 21 avril, ils sont ainsi 15 000 vignerons à Capestang. Le mois de mai est marqué par des rassemblements de plus en plus conséquents : 200 000 personnes à Perpignan, 250 000 personnes à Carcassonne, 300 000 à Nîmes…
L’apogée est atteinte le 9 juin 1907, avec plus de 500 000 manifestants à Montpellier. Plus grande manifestation de la troisième République, près d’un habitant du Languedoc sur deux s’y est rendu. On y voit des socialistes, des libertaires ou encore des royalistes défiler ensemble dans une visée régionaliste et non classiste en soutien aux vignerons.
Ce caractère interclassiste permet de rallier un grand nombre de sympathisants à la cause. Cependant, si la droite républicaine se satisfait du manque de prise de position politique de la part des ouvriers, la plupart des organisations de gauche s’inquiètent. Les travailleurs manquent une opportunité d’améliorer substantiellement leurs conditions de travail et de vie. Jean Jaurès, qui soutient la révolte et dépose une loi pour nationaliser les grands domaines viticoles, analyse ce mouvement comme la preuve du désordre du capitalisme :
« Telle est la puissance de désordre du capitalisme qu’il arrive à ruiner non seulement la classe exploitée, mais, périodes par périodes, aussi la classe exploiteuse ».
Jean Jaurès, député
En fin de compte, l’ennemi pour les manifestants est symbolisé par Clémenceau et le Nord de la France.
En ce sens, la révolte des vignerons de 1907 est un conflit régionaliste, le sud viticole faisant face à la fraude des vins falsifiés avec la méthode du sucrage, le sucre venant du Nord de la France producteur de betteraves. Nous l’avons vu précédemment dans cet article, les causes de la révolte sont multiples, mais les vins factices catalysent la colère.
Clémenceau réprime les vignerons
Face à l’ampleur des manifestations, le gouvernement Clémenceau est surpris. La fronde est globale dans le Sud de la France, puisqu’à l’initiative du maire de Narbonne 442 maires démissionnent en invoquant la désobéissance civique face au manque de réaction du gouvernement.
Les drapeaux noirs sont visibles sur les façades des mairies. Ainsi, 76 % des municipalités de l’Hérault sont démissionnaires, 53 % dans l’Aude ou encore 44 % dans les Pyrénées-Orientales. Pour Clémenceau, l’ordre doit régner et à partir du 17 juin l’armée intervient dans le Languedoc, où plus de 30 000 soldats se massent.
C’est le début de la répression des vignerons.
Des arrestations sont effectuées, dont celle d’Ernest Ferroul, le maire démissionnaire de Narbonne. C’est le début d’une phase de manifestations plus dure, et l’armée n’hésite pas à tirer sur la foule, ce qui entraîne plusieurs morts parmi les manifestants.
Du 17 au 20 juin, la tension monte des deux côtés et le massacre de Narbonne qui intervient le 20 juin choque (5 morts, l’armée a tiré sur la foule).
Suite à ces événements, le 17e régiment d’infanterie, basé à Agde, se mutine. 500 soldats prennent alors les armes et se dirigent vers Béziers, leur ville d’origine. Ils fraternisent avec la population locale et le temps d’un instant, certains imaginent que les mutineries peuvent se répandre comme une traînée de poudre.
Cependant, c’est l’effet inverse qui se produit. Les royalistes, républicains et catholiques, attachés à l’ordre, ne voient pas d’un bon œil cette mutinerie. Clémenceau arrive donc à rallier à sa cause une partie des mécontents et certains vignerons, exception faite de la gauche socialiste, communiste et anarchiste. La CGT placarde ainsi des affiches « Gouvernement d’assassins » le 21 juin.
La mutinerie ne dure que deux jours, et le 21 juin en échange de la promesse de la grâce, les mutins retournent à leurs affectations. Cet épisode a permis à Clémenceau de reprendre la main sur le mouvement. Les mutins de leur côté sont exilés à Gafsa en Tunisie, dans des conditions difficiles, et nombre d’entre eux meurent lors de la guerre de 1914-1918, où ils sont envoyés en première ligne. Devenus des symboles de la gauche antimilitariste, Montéhus leur dédie une chanson, comme souvent lors d’événements historiques : Gloire au 17e.
La fin de la révolte
Dès lors, le mouvement s’essouffle. Marcelin Albert rencontre Clémenceau afin d’échanger autour d’une loi anti-fraude. Le 29 juin et le 15 juillet sont votées des lois qui encadrent la production et le marché des vins en France, en imposant la déclaration des récoltes, en réglementant le sucrage, en pourchassant la fraude et en contrôlant le mouvement des vins.
Le journal révolutionnaire le Tocsin devient le Vendémiaire, la page est tournée.
Quelques liens et sources utiles
Claude Ecken, Benoît Lacou, 1907, La longue marche des vignerons du Midi, Aldacom Editions, 2007
Sagnes, J. (1978). Le mouvement de 1907 en Languedoc-Roussillon: de la révolte viticole à la révolte régionale. Le Mouvement Social, 104, 3–30.
Le Bras, S. (2018). Désinformation, rumeurs et nouvelles faussées autour de la révolte des vignerons languedociens en 1907. Ph. Bourdin et S. Le Bras. Les fausses nouvelles. Un millénaire de bruits et de rumeurs dans l’espace public français, PUBP, p. 121-p.142, 2018.
Smith, J. (1980), La crise d’une économie régionale : la monoculture viticole et la révolte du Midi (1907), Annales du Midi Année 1980 92-148 pp. 317-334
Pech, R. (2009). Toulouse et la révolte des vignerons du Midi (1907) In : Toulouse, une métropole méridionale : Vingt siècles de vie urbaine [en ligne]. Toulouse : Presses universitaires du Midi.
Paul Astruc, 1907, La révolte des vignerons, Groupe OC
Félix Napo, 1907, La révolte des vignerons, Etudes & Communication, 2007
Jean Sagnes et Jean-Claude Séguéla, 1907, la révolte du Midi de A à Z, Aldacom, 2007