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L’enfer dermatologique d’Holmesburg Prison

Derrière les murs d’Holmesburg Prison, de nombreux détenus étaient utilisés comme rats de laboratoire en échange de maigres récompenses.
Holmesburg Prison vue du ciel - Marduk | Domaine public
Holmesburg Prison vue du ciel – Marduk | Domaine public

Les expériences menées à Holmesburg Prison ont laissé une empreinte indélébile sur l’histoire de la recherche médicale, marquant à la fois des avancées scientifiques majeures et des abus éthiques flagrants. Albert Kligman, célèbre dermatologue américain, a profité de la vulnérabilité des prisonniers pour faire d’eux ses cobayes, et ce, impunément. Ce n’est qu’à partir des années 70 que des réglementations ont été mises en place pour encadrer la recherche médicale en milieu carcéral et protéger les droits des prisonniers.

Ces expériences ont certes contribué à la recherche médicale américaine, mais elles ont surtout mis en lumière le fait que les États-Unis ont longtemps exploité les populations vulnérables sans se soucier de leur bien-être ni de leur consentement.

Cet héritage scientifique en demi-teinte reflète une réalité plus large de l’histoire américaine, rappelant les tensions entre le progrès scientifique et l’application des valeurs morales. Cela n’est pas sans rappeler le débat autour de l’héritage policier américain et le fait que les patrouilles esclavagistes soient à l’origine du développement des forces de l’ordre américaines.

Les expériences d’Holmesburg Prison

Albert Kligman, né le 17 mars 1916 et décédé le 9 février 2010, était un dermatologue américain renommé.

Albert Kligman

Il est principalement connu pour ses contributions majeures dans le domaine de la dermatologie et de la recherche médicale. Il fut professeur émérite de dermatologie à la Perelman School of Medicine de l’Université de Pennsylvanie, université de laquelle il fut diplômé.

Kligman est reconnu pour avoir développé un traitement pour l’acné particulièrement efficace, communément appelé Retin-A. Il est également connu pour avoir mené des recherches novatrices sur les effets du vieillissement de la peau. D’ailleurs, il a été honoré par un prix récompensant l’ensemble de sa carrière pour ses contributions dans le domaine des soins de la peau en 2003.

Cependant, son héritage est marqué par son implication controversée dans des expériences médicales menées à Holmesburg Prison. On remarque donc chez lui un parcours médical similaire à Walter Freeman, le créateur de la lobotomie, dans leurs pratiques médicales controversées et éthiquement discutables.

Formule chimique du trétinoïne - NEUROtiker | Domaine public
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Holmesburg Prison : une ferme de tests cliniques

En effet, les expériences subies par les prisonniers à Holmesburg Prison de 1951 à 1974, sous la supervision du Dr Albert Kligman, étaient variées et souvent douloureuses. Parmi celles-ci figuraient des expériences dermatologiques où les détenus étaient exposés à divers produits chimiques, notamment des irritants cutanés et des substances toxiques, afin d’étudier leurs effets sur la peau humaine.

Bien entendu, tout cela sans bénéficier d’une protection adéquate. Les prisonniers ont également été confrontés à des essais cliniques de médicaments expérimentaux. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs vus inoculer des maladies pouvant causer des désagréments dermatologiques allant de verrues à la syphilis.

Les prisonniers ont aussi été exposés à l’Agent Orange, un herbicide puissant et toxique utilisé comme arme biologique pendant la guerre du Vietnam. Les résultats de cette expérience ont été dévastateurs. Les sujets exposés ont pour la plupart développé de la chloracné ou encore des pustules inflammatoires causées par une surdose de cet agent chimique lors des tests.

Ces expériences étaient généralement menées sans le consentement clair des prisonniers et sans évaluation appropriée des risques pour la santé des participants. Pour Kligman, ces prisonniers n’étaient qu’une source de tests cliniques inépuisable et facile d’accès qui ne méritait aucune pitié. D’autant plus qu’ils étaient rémunérés pour leur participation aux tests.

La plupart des chercheurs étudiant ce sujet ont d’ailleurs fait le parallèle entre cet abus médical des prisons en Amérique de l’après-guerre et les atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale.

Ils ont par ailleurs insisté sur le fait que l’État américain, un pays pourtant engagé dans l’aide humanitaire et dénonçant les atrocités de guerre, a laissé faire ces expériences à l’éthique douteuse au profit de l’avancée médicale.

Un abus d’autorité aux graves conséquences

Afin de trouver des participants à ces expériences, les scientifiques proposaient des compensations financières, allant de 10 à 300 $ dépendant du type d’expérience, ou bien des avantages légaux, comme une peine de prison allégée.

À première vue, cela peut sembler être un accord équitable, une forme de rémunération pour leur implication dans les expériences. Cependant, cette apparence de juste rétribution est en réalité une forme de chantage.

Les médecins, conscients de la situation de détresse et de vulnérabilité des prisonniers, ont exploité leur condition d’incarcération pour les conditionner à accepter des tests désagréables et/ou dangereux, en échange de ces avantages.

Hornblum a d’ailleurs souligné dans son ouvrage sur les abus scientifiques perpétrés à Holmesburg Prison que :

« Les institutions détenant un grand nombre de personnes vulnérables – orphelins, personnes atteintes de troubles mentaux, démunis, prisonniers – sont devenues des marchandises précieuses. La matière première à l’intérieur – coupée de sa famille, de ses amis ainsi que du grand public – pouvait être utilisée à volonté. »

Allen M. Hornblum, p. 50-51.

Et, en effet, les prisonniers ne bénéficiaient d’aucune véritable autonomie de choix. Ils se sont retrouvés contraints par leur environnement carcéral à consentir à des expériences médicales potentiellement préjudiciables pour leur santé.

De plus, face à des conditions carcérales souvent déplorables et à un manque flagrant de soins médicaux, les prisonniers se trouvaient dans une situation de vulnérabilité extrême. En effet, avant ces expériences, Holmesburg Prison ne fournissait que des soins médicaux rudimentaires. De fait, l’opportunité de recevoir des traitements médicaux en échange de la participation de certains détenus aux expériences s’est vite vue indispensable à leurs yeux.

Cette asymétrie de pouvoir et de ressources a donc contribué à l’exploitation des détenus. Cela les forçait à choisir entre leur santé et leur bien-être à court terme, et les risques à long terme associés à leur participation à ces tests médicaux.

La racialisation des expériences à Holmesburg Prison

Holmesburg Prison accueillait principalement des prisonniers issus des quartiers défavorisés de Philadelphie, caractérisés par une forte présence de minorités ethniques. D’ailleurs, dans son article, Jennifer McLure pointe le fait que la criminalité à Philadelphie n’était pas abordée de manière à résoudre les problèmes à leur source. Au contraire, la municipalité de Philadelphie, par ses politiques et ses pratiques, contribuait à une augmentation des incarcérations.

Cela créait ainsi un flux constant de sujets de tests pour les scientifiques d’Holmesburg Prison. En conséquence, les minorités ethniques étaient sur-représentées dans la population carcérale de Philadelphie. Ces populations incarcérées étaient par la suite exposées à des conditions inhumaines et à des expériences médicales douteuses, tandis que les causes sous-jacentes de la criminalité restaient largement négligées.

Toutefois, l’étude accablante qu’a publié Allen M. Hornblum sur les expériences menées à Holmesburg Prison semble surtout dénoncer la manière délibérée dont Kligman choisissait les prisonniers pour les tests. Il choisissait en effet majoritairement les prisonniers noirs et leur administrait les traitements les plus dangereux. Pire encore, la récompense de ces prisonniers afro-américains était moindre que celle des autres prisonniers. Il y aurait donc eu une racialisation des expériences plus délibérée de la part de Kligman que la simple surpopulation des minorités ethniques.

Les conséquences éthiques et légales

C’est dans les années 70 que les expériences scientifiques effectuées dans les prisons commencent à susciter l’intérêt de la presse américaine et pas d’un œil favorable.

Réactions du public et des activistes

Le fait que la plupart de ces expériences aient été réalisées sur des détenus afro-américains a donc contribué à une perception négative de ces pratiques par le public et les médias américains. Notamment car cette population était considérée comme doublement vulnérable à cette époque en raison de son statut social et de son incarcération.

Après la parution du livre « Acres of Skin » d’Allen Hornblum en 1998, le premier ouvrage dénonçant les expériences s’étant déroulées à la prison, un groupe comprenant plusieurs dizaines d’anciens prisonniers ayant participé aux expériences de la prison d’Holmesburg Prison s’est constitué.

Leur objectif était de sensibiliser le public aux abus commis dans le cadre de l’expérimentation médicale, mais aussi de rechercher une réparation juridique.

Photo d’Allen M. Hornblum - Allen M. Hornblum | Creative Commons BY-SA 1.0 DEED
Photo d’Allen M. Hornblum – Allen M. Hornblum | Creative Commons BY-SA 1.0 DEED

Ce groupe d’anciens prisonniers ont d’ailleurs intenté un procès, mais celui-ci a été rejeté. Les expériences remontaient trop loin dans le passé pour bénéficier d’une protection légale.

En effet, selon la loi de l’état de Pennsylvanie, la plainte aurait dû être déposée dans un délai de deux ans à compter de la date où les plaignants ont pris conscience, ou auraient dû prendre conscience, de leurs préjudices.

Répercussions sur les droits des prisonniers et la recherche médicale

À la suite de la médiatisation des expériences, ces dernières ont été soumises à un examen public approfondi. Cet examen a entraîné l’adoption de nouvelles réglementations restreignant les domaines de recherche autorisés dans les prisons.

La Commission Nationale de Protection de la Recherche Biomédicale et Comportementale américaine a par ailleurs envisagé d’interdire complètement les expérimentations médicales sur les détenus en 1976. Cependant, sous la pression des compagnies pharmaceutiques et des prisonniers eux-mêmes cette interdiction n’a pas été mise en place. Les prisonniers s’y opposaient, soucieux de perdre leur principale source de revenus et l’accès à des soins médicaux adéquats.

À la place, des réglementations strictes ont été instaurées en 1979. Ces nouvelles réglementations limitaient les recherches autorisées en prison à celles présentant des risques minimes pour les prisonniers. Des expériences médicales continuent d’être menées en prison, en particulier sur des maladies touchant de manière disproportionnée les détenus comme le VIH et l’hépatite C. Toutefois, les chercheurs ne bénéficient plus de l’impunité dont ils jouissaient à l’époque de Kligman.

Cependant, il convient de noter que ces expériences se sont pour la plupart déplacées vers d’autres régions du monde, notamment en Afrique subsaharienne. La réglementation de ces régions étant désormais moins contraignante et les populations carcérales étant plus vulnérables aux abus de pouvoir.

La fermeture d’Holmesburg Prison en 1995 marque donc la fin d’une époque caractérisée par des pratiques médicales éthiquement discutables. Bien que les expériences menées à Holmesburg Prison aient contribué à des avancées notables dans certains domaines de la recherche médicale, elles ont été faites au détriment de populations vulnérables.

C’est d’ailleurs pourquoi elles ont soulevé des questions fondamentales sur l’éthique dans la recherche scientifique américaine et ont mis en lumière la nécessité d’une meilleure protection des droits des participants à la recherche. Il est toutefois regrettable qu’il ait fallu que ces expériences existent pour que l’on comprenne qu’il faille protéger ces populations vulnérables.

Quelques sources et liens utiles :

Hornblum, Allen M. Acres of Skin: Human Experiments at Holmesburg Prison. Londres, Routledge, 1998.

Lerner, Barron H. “Subjects or Objects? Prisoners and Human Experimentation.” The New England Journal of Medicine, Vol. 356, No. 18, 2007, pp. 1806-1807.

MacLure, Jennifer. “Unnatural Resources: The Colonial Logic of the Holmesburg Prison Experiments.” Journal of Medical Humanities, Vol. 42, 2021, pp. 423-433.

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