Obtenues lors de duels très populaires dans les universités, les « Schmisse » couturaient autrefois le visage des étudiants les plus courageux…
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Allemandes en quête d’un bon parti ont une méthode infaillible : elles guettent les plus belles balafres (en allemand Schmisse) sur les visages de leurs prétendants. Ces derniers en sont bien conscients, affichant fièrement leurs joues couturées comme autant de diplômes de bravoure…
Le duel pour prouver son honneur
Pour comprendre l’émoi provoqué par ces cicatrices, il faut pénétrer le mystère des fraternités allemandes. Depuis l’unification de 1871, ces associations étudiantes s’adonnent fiévreusement à la pratique du duel, ou Mensur. À l’origine, c’était une façon de laver son honneur en cas d’insulte ou d’affront ; mais à la fin du XIXe siècle, il s’agit plutôt d’un rituel chevaleresque et viril, inscrit dans un esprit de camaraderie très masculine.
Imaginez une estrade cernée d’adolescents hurlant à pleins poumons, noyée dans des vapeurs de sueur et d’alcool. Au milieu, deux étudiants se tiennent à quelques pas l’un de l’autre, épée en main, avec des lunettes grillagées pour seule protection faciale. Une ligne a été tracée à la craie derrière eux, qu’ils ne doivent franchir sous aucun prétexte ; refuser l’assaut serait un déshonneur… Près d’eux, un chirurgien surveille nerveusement le combat, armé de kilomètres de bandages.
Quinze minutes plus tard, après plusieurs assauts, les deux bretteurs sont couverts de sang de la tête aux pieds. Le public leur réserve une ovation chaleureuse : l’objectif n’est pas de remporter le duel, mais de faire preuve de ténacité et de résistance face à la lame de son adversaire. Il faut être capable de recevoir les coups sans grimacer, de se faire taillader le visage en gardant le sourire. L’épisode est un rite de passage, celui d’une élite.
En effet, le duel départage les braves des trouillards, les téméraires des douillets. C’est également la promesse d’un emploi d’avenir : une fois son honneur défendu devant sa fraternité, on peut espérer briguer un poste d’influence au sein des affaires ou du gouvernement, généralement occupés par d’anciens camarades eux-mêmes joliment défigurés. Et tant pis s’il faut risquer de perdre une lèvre pour l’obtenir… Voire pire : un étudiant à l’université de Göttingen a été tué lors d’une joute en 1876 !
Masculin, viril et patriotique
Pratiquée dans les universités allemandes, autrichiennes et polonaises, cette étrange tradition horrifie les visiteurs étrangers, qui s’émeuvent devant ces adolescents aux visages bandés et aux plaies sanguinolentes.
« Ces blessures au visage sont si prisées que les jeunes sont même connus pour les ouvrir de temps en temps et y mettre du vin rouge pour les faire mal cicatriser. Je suis sûr d’une chose : les cicatrices sont assez nombreuses en Allemagne, chez les jeunes hommes, et elles sont très laides. Elles sillonnent le visage en zébrures rouges et furieuses, et sont permanentes et ineffaçables. »
Observation de Mark Twain, de passage à Heidelberg en 1880.
Et pourtant, ces faces recousues qui suscitent habituellement la pitié et l’appréhension sont une source de fierté pour les jeunes Allemands. Tant et si bien que les étudiants notent diligemment le nombre de duels auxquels ils ont participé au cours de leurs études.
« Nous pouvons être fiers de nos cicatrices, non pas parce qu’elles sont un symbole visible des manières des étudiants, mais parce qu’elles ont été gagnées dans la plus belle période de la vie, sous la marque de l’impératif catégorique : Tu dois être un homme »
Propos d’un ancien élève en 1913.
Plus qu’un certificat de bravoure, la participation aux Mensuren comble une aspiration patriotique, puisque les étudiants s’entraînent à travers elle à défendre l’honneur du peuple allemand et une certaine idée de la « germanité ». La pratique est même encouragée par les élites : le Kaiser Guillaume II déclare en 1890 qu’elle « offre la meilleure éducation qu’un jeune homme puisse recevoir pour sa vie future ».
Preuve de l’importance du phénomène, les cicatrices moins visibles (dissimulées par le cuir chevelu, par exemple) doivent accorder à leur propriétaire un document écrit attestant de sa participation au duel. Ainsi, il pourra s’en vanter même si les stigmates ont disparu !
La fin des balafres
Et après ? Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, en 1914, de nombreux cicatrisés sont les premiers à s’engager dans l’armée impériale, et leurs actes de bravoure – confinant parfois à l’inconscience – sont une nouvelle preuve de leur témérité.
Après-guerre, dopée par un sentiment revanchard, la pratique des Mensuren se renforce. Même si elle finit par être interdite par le Troisième Reich, qui dissout les fraternités étudiantes, elle continue d’être tolérée dans le secret des universités, au nom d’une tradition séculaire… Preuve en est que de nombreux soldats servant sous l’uniforme nazi afficheront des visages balafrés. Otto Skorzeny, lieutenant-colonel de la SS, a participé à quinze duels dans sa jeunesse, et son visage en gardera les marques jusqu’à ses dernières heures…
Cette pratique est même à l’origine d’un vieux cliché qui caractérise, dans la culture populaire, les « méchants » par leurs visages couverts de cicatrices – comme l’emblématique Blofeld dans la série des James Bond – en réalité décalqués sur les images de propagande des deux conflits mondiaux.
Si la pratique traditionnelle de la Mensur décline à partir de 1945, supplantée par l’escrime sportive, elle est encore pratiquée de nos jours par 400 associations étudiantes (Studentenverbindung) en Allemagne… Rassurez-vous : les bretteurs sont aujourd’hui mieux protégés, et les cicatrices ont perdu de leur superbe.
Néanmoins, le phénomène a particulièrement intéressé les anthropologues, puisque les cicatrices font partie de la panoplie de « parures » déployées par les civilisations humaines depuis la nuit des temps. Pourquoi alors les cicatrices masculines, diplômes de masculinité, sont-elles généralement jugées positivement, comme le furent les Schmisse au XIXe siècle, alors que les cicatrices féminines (scarifications, mammectomie, césarienne…) restent placées jusqu’à nos jours sous le signe de la honte ou de la laideur, à camoufler par le recours à la chirurgie esthétique ?
Quelques liens et sources utiles
Lisa Fetheringill Zwicker, Dueling Students: conflict, masculinity, and politics in German universities, 1890-1914, University of Michigan Press, 2011.
Patrick Young, Die Waffen Hoch! The Resiliency of Academic Fencing in Germany, University of Florida, 2011.
Kevin McAleer, Dueling: The Cult of Honor in Fin-de-siècle Germany, Princeton University Press, 1994.
Mark Twain, A Tramp Abroad, 1880 [Project Gutenberg 2004].
Robert Myers, “What Scars Say About Sex and Stereotypes,” Sapiens, 13 août 2020.
Richard Bucaille, « Les scarifications de « Mensuren », Une pratique sociale généralisante », Revue du MAUSS permanente, 22 avril 2016.
René Johannet, « Les jeunes Allemands d’aujourd’hui et la Mensur », Revue des deux mondes, juillet 1962.