Les universitaires Pierre Gaussens, Gaya Makaran, Daniel Inclán, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendano, Martin Cortés et Andrea Barriga ont sorti le 4 octobre 2024 un recueil intitulé Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle. Concrètement, l’on y retrouve la pensée de plusieurs auteurs anticoloniaux, mais critiques des études décoloniales.
Visant à déconstruire les héritages du colonialisme et à remettre en cause les structures de pouvoir dominantes, les études décoloniales se posent comme une réponse intellectuelle et politique forte face aux héritages coloniaux persistants dans nos sociétés. Cependant, certains de leurs principes et méthodologies font l’objet de débats, remettant ainsi en question la capacité des études coloniales à offrir une analyse complexe et nuancée des enjeux contemporains.
Les études décoloniales sont-elles donc vraiment des outils fiables à prendre en compte pour étudier la décolonisation aujourd’hui ? Manquent-elles de rigueur et de profondeur scientifique ? Réponse dans cet article.
Aux racines de la décolonialité : repenser le pouvoir et le savoir
D’abord, on ne peut pas juger l’utilité des études décoloniales si l’on ne connaît pas les fondements théoriques.
Pour faire simple, les études décoloniales ont pour objectif principal de critiquer les structures de domination héritées de la colonisation, en s’attardant particulièrement sur les dynamiques épistémiques et politiques. Ces études s’attardent en effet notamment sur les processus, les relations et les structures qui influencent aujourd’hui la production, la diffusion et la reconnaissance du savoir et du pouvoir dans nos sociétés modernes. Par cela, elles essayent ainsi de comprendre, via deux concepts majeurs, comment les logiques coloniales continuent de structurer les sociétés modernes même après la fin des empires coloniaux.
Le premier concept est celui de la colonialité du pouvoir, définie par Aníbal Quijano. Selon lui, la colonisation a introduit une hiérarchisation raciale qui place les populations européennes et leurs descendants au sommet et les populations non européennes à la périphérie ou au bas de la pyramide sociale. Quijano explique que cette hiérarchisation s’accompagne en outre d’une répartition inégalitaire des ressources et des pouvoirs, qui perdure à travers les structures politiques et économiques contemporaines. Le domaine culturel est lui aussi concerné par la hiérarchisation raciale, puisque les normes, les valeurs et les savoirs occidentaux auraient tendance d’après Quijano à être imposés aux sociétés non occidentales, au mépris de leurs systèmes de connaissances, de leurs pratiques et de leurs cultures.
A la colonialité du pouvoir s’ajoute également une colonialité du savoir, tout aussi oppressive. Selon Walter Mignolo, l’Occident détiendrait un “monopole épistémique”, c’est-à-dire une domination sur les savoirs à l’échelle mondiale. Se serait ainsi développé une hiérarchie des savoirs, plaçant les connaissances et les cadres de pensée occidentaux au sommet et marginalisant par conséquent les savoirs issus des autres cultures.
D’après l’auteur, en imposant au reste du monde l’universalité et la légitimité absolue de leurs savoirs scientifiques, philosophiques et culturels, les Occidentaux ont ainsi réduit les savoirs des populations colonisées, telles les pratiques indigènes ou les cosmologies non occidentales, à des « superstitions » ou à des « savoirs locaux » non fiables.
L’ensemble des systèmes éducatifs, des disciplines académiques et des politiques de recherche s’est ainsi imprégné des savoirs occidentaux, légitimant par cela le processus de domination culturelle. Certaines sciences comme la géopolitique se retrouveraient ainsi biaisées, puisque les concepts fondamentaux pour analyser le monde que sont la modernité, le développement, le progrès et la rationalité sont issus selon Mignolo d’une perspective occidentale, ce qui conduit à l’exclusion de visions alternatives du monde.
D’une manière globale, les études décoloniales pointent donc du doigt l’imposition de la modernité occidentale au reste du monde, au sens où elle constituerait un modèle universel valable pour toutes les sociétés. Enrique Dussel et Catherine Walsh critiquent notamment le fait que la modernité est devenue inséparable de la colonialité, ce qui se traduit encore aujourd’hui par l’exploitation, la domination et la destruction progressive des sociétés non européennes. La promesse universelle de progrès et de développement masque ainsi les processus de marginalisation et d’oppression des sociétés décoloniales, rendant alors la situation des pays décolonisés insupportable
La mise en dialogue des savoirs comme bouleversement majeur des études décoloniales
Face à la colonialité du pouvoir et du savoir, les études décoloniales plaident pour une pluralité politique et épistémique, afin de valoriser les savoirs alternatifs trop souvent marginalisés. Elles ont ainsi pour projet de déstabiliser l’universalité des savoirs occidentaux et de promouvoir une reconnaissance égalitaire des différentes formes de connaissance.
Les études décoloniales n’ont donc pas pour but de rejeter purement et simplement les structures de pouvoir et de savoir de l’Occident, mais plutôt de critiquer leur prétention à l’universalité. Il s’agit ainsi de faire reconnaître la validité de certaines contributions locales pour comprendre et agir dans le monde.
Par exemple, dans le domaine de l’éducation, ces études appellent à décoloniser les curriculums académiques et les recherches pour y inclure l’enseignement des savoirs indigènes, comme l’histoire orale ou les cosmologies locales, ainsi que des auteurs, penseurs et concepts issus du Sud global ou des traditions non occidentales, souvent ignorés ou exclus.
Mélangés avec les sciences occidentales, cela permettrait ainsi une véritable “écologie des savoirs”, définie par Boaventura de Sousa Santos comme “l’interdépendance entre savoirs experts et savoirs citoyens ancrés dans le vécu”. Un moyen de faire dialoguer les savoirs, et surtout de les rendre complémentaires. En effet, si les savoirs indigènes pratiques étaient associés activement aux théoriques sciences occidentales, il y aurait peut-être alors la possibilité de trouver de meilleures solutions aux défis mondiaux que sont entre autres le changement climatique ou la santé publique.
De façon plus concrète, les études décoloniales appellent notamment le Nord global à restituer les œuvres d’art volées pendant la colonisation, à inclure dans les négociations globales sur le climat les peuples autochtones et les pays du Sud, ou encore à recontextualiser les récits muséaux et patrimoniaux pour mieux intégrer les perspectives des peuples colonisés. Dans tous les cas, l’objectif recherché est le même : mettre fin à la domination mondiale des puissances occidentales.
Les angles morts de la décolonialité : critiques et controverses
Si la démarche est louable, il n’empêche que les études décoloniales n’échappent pas aux critiques. Et ces dernières vont au-delà d’une simple incompréhension ou d’un rejet des études décoloniales, puisqu’elles s’attaquent à des aspects fondamentaux de leur méthodologie et de leur portée théorique.
D’abord, il est souvent reproché aux études décoloniales une simplification excessive des interactions historiques. En effet, en opposant de manière binaire le “colonisateur” et le “colonisé”, les études décoloniales ont tendance à occulter la complexité et les nuances des échanges qui se sont produits pendant et après la colonisation.
Bien qu’inégalitaires, les relations coloniales ne se limitaient pour autant pas à une simple domination unilatérale. Elles ont ainsi pu donner lieu à l’adoption par les pays colonisés de technologies, d’institutions ou encore d’idées occidentales, non pas nécessairement sous contrainte, mais parfois juste pour répondre à leurs propres besoins ou aspirations.
Certains éléments de la modernité occidentale ont d’ailleurs été transformés pour être intégrés dans des contextes locaux, créant alors des versions hybrides. Des langues comme le créole ou le pidgin ont ainsi pu voir le jour grâce au mélange d’éléments de langues coloniales et locales. De la même façon, des systèmes religieux locaux ont parfois intégré des éléments du christianisme ou d’autres religions introduites par les colonisateurs, ce qui a permis à terme d’aboutir à des pratiques religieuses uniques, comme le candomblé au Brésil.
Les études décoloniales doivent donc faire attention à ne pas essentialiser les identités culturelles, et donc, à ne pas présenter les sociétés colonisées sous le seul prisme d’une victime passive, statique et opposée fermement à la modernité occidentale.
Par ailleurs, si les études décoloniales ont raison de dénoncer les injustices et les inégalités systémiques associées à la modernité, elles ne doivent toutefois pas rejeter les aspects progressistes et émancipateurs associés à cette dernière. Pour Achille Mbembe, la critique décoloniale n’a pas intérêt à rejeter en bloc la modernité, sous peine de risquer de tomber dans une posture réactionnaire, incapable d’offrir des alternatives viables aux défis contemporains. De même, elle ne doit pas tomber dans le piège de l’idéalisation du passé postcolonial, puisque les oppressions sont préexistantes aux structures coloniales. Mbembe appelle donc les études décoloniales à ne pas se déconnecter excessivement de la modernité et des outils progressistes qu’elle offre, et à prôner plutôt une réappropriation créative, où les valeurs universelles de la modernité (progrès, égalité, justice…) seraient repensées et enrichies par des contributions plurielles.
Seulement, certains penseurs, comme Jean-François Bayart, accusent les études décoloniales de faire preuve d’un relativisme culturel qui rejetterait toute forme d’universalisme. En critiquant l’hégémonie des valeurs dites universelles (droits de l’homme, démocratie, science moderne) et en mettant en avant les revendications culturelles, les études décoloniales risqueraient en effet, selon leurs détracteurs, d’encourager un repli identitaire et une sacralisation de traditions locales qui pourraient contredire des droits fondamentaux. Le respect culturel que défendent les études décoloniales peut ainsi rapidement montrer ses limites, notamment dans le cadre de mutilations génitales, de mariages forcés ou encore de la criminalisation de l’homosexualité.
Ainsi, si “l’écologie des savoirs” est prometteuse dans plusieurs domaines, difficile de l’imaginer efficiente pour résoudre les problèmes liés à l’égalité des genres ou à la protection des minorités…
La construction de ponts pour la crédibilisation des études décoloniales
Pour avancer au-delà des critiques et des impasses, et pour gagner en crédibilité, les études décoloniales semblent avoir tout intérêt à transcender leurs critiques sur l’Occident et à développer des approches plurielles.
Lier les études décoloniales avec le féminisme intersectionnel pourrait par exemple être pertinent pour approfondir la critique des systèmes patriarcaux dans leur dimension coloniale. On pourrait ainsi imaginer être intégrées dans les luttes contre les violences de genre les revendications décoloniales sur la reconnaissance des savoirs et des pratiques de résistance indigènes.
Une interaction avec le marxisme pourrait aussi être prometteuse, puisque combiner une analyse puissante des structures économiques et des inégalités de classe avec la critique décoloniale permettrait de mieux comprendre les interactions entre capitalisme globalisé et colonialité. À titre d’illustration, l’extraction des ressources naturelles dans les pays du Sud global gagnerait certainement à être analysée à la fois comme une exploitation capitaliste et une persistance des logiques coloniales.
Par ailleurs, les études décoloniales se marieraient probablement bien avec des approches comme la sociologie critique ou l’anthropologie appliquée, parce que cela les rendrait moins théoriques. Par cela, il deviendrait alors possible de transformer les idées décoloniales en solutions opérationnelles pour la justice sociale. Dans le cadre de la décolonisation des curriculums voulue par les études décoloniales, on peut ainsi tout à fait rêver à l’inclusion de méthodologies participatives qui mobiliseraient les communautés concernées pour co-construire les programmes d’enseignement.
En tout cas, les études décoloniales ont aujourd’hui un potentiel immense dans la résolution des inégalités mondiales. Seulement, leur efficacité dans le futur dépend aujourd’hui de leur capacité à s’inscrire dans un dialogue critique avec d’autres approches et à produire des outils concrets pour un monde plus équitable. Mais l’équilibre est-il vraiment atteignable ? Difficile à dire…
Quelques liens et sources utiles :
Pierre Gaussens, Gaya Makaran, Daniel Inclán, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendano, Martin Cortés et Andrea Barriga, Critique de la raison décoloniale: Sur une contre-révolution intellectuelle, L’Echappée, 2024
Boaventura de Sousa Santos, Epistémologies du Sud: Mouvements citoyens et polémique sur la science, Desclée De Brouwer, 2016