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Fiche de lecture : Bleu, Histoire d’une couleur

Michel Pastoureau, dans son ouvrage Bleu : Histoire d'une couleur, entame un voyage dans le labyrinthe du temps pour narrer la saga du bleu.


Michel Pastoureau, dans son ouvrage Bleu : Histoire d’une couleur, entame un voyage dans le labyrinthe du temps pour narrer la saga du bleu, démontrant avec éclat comment l’histoire humaine peut se mirer dans les couleurs que l’homme a choisi d’adopter et véhiculer. Des premiers balbutiements artistiques dessinés dans les grottes préhistoriques, aux délicats procédés de teinture des textiles, l’être humain a embrassé la couleur non seulement comme moyen d’expression et de représentation de soi, mais également comme véhicule de symboles puissants et multiformes.

Qui est Michel Pastoureau ?

Michel Pastoureau, natif du 17 juin 1947 à Paris et parent éloigné de Claude Lévi-Strauss, se distingue en tant qu’historien médiéviste avec une spécialisation notable dans la symbolique des couleurs, des emblèmes, et de l’héraldique.

Son cursus académique, ponctué par une thèse en 1972 à l’École des Chartes concernant le bestiaire héraldique au Moyen Âge, dénote une fusion des titres d’historien et d’archiviste paléographe. En résidence à la Sorbonne, précisément à l’École pratique des hautes études (4ème section) depuis 1983, il détient la chaire d’histoire de la symbolique occidentale, contribuant à la fois au domaine de l’histoire des couleurs et des symboles avec près de quarante ouvrages.

Ses premières explorations académiques s’immergent dans l’histoire des emblèmes et des domaines connexes, notamment l’héraldique, la sigillographie, et la numismatique. Engagé également dans l’Académie internationale d’héraldique et ayant présidé la société française d’héraldique de 2008 à 2017, Pastoureau s’est vu honoré du prix national du livre médiéval le 16 septembre 2007 pour son livre « L’Ours, Histoire d’un roi déchu » et du prix Médicis essai le 3 novembre 2010 pour « Les couleurs de nos souvenirs ».

Une approche par la couleur !

La couleur, au-delà de son essence visuelle, se tisse dans le tissu même de la société, positionnant l’historien face à un dédale de challenges pour la cristalliser en un fait historique tangible : des obstacles documentaires, méthodologiques et épistémologiques se dressent avec vigueur. L’enjeu de l’anachronisme, une embûche supplémentaire, danse également à l’horizon.

Par conséquent, Pastoureau opte pour une plongée chromatique, naviguant dans les eaux temporelles du bleu depuis le néolithique et s’étendant jusqu’au XXème siècle, afin de dresser un panorama historique aussi riche que nuancé.

Le bleu couleur discrète

Le bleu, discret jusqu’au XIIème siècle, commence à tisser son récit chromatique lorsque l’homme, devenu sédentaire, explore la teinture en rouge, puis jaune, et ultimement, en bleu. L’étoffe et le vêtement émergent ainsi comme des terrains propices à une exploration pluridisciplinaire.

Au sein de la société indoeuropéenne, un trio chromatique dominait : le blanc, en opposition longue et persistante au rouge et au noir, encadrant les codes vestimentaires jusqu’au Moyen Âge. Le rouge incarnait la teinture, le blanc la pureté non teinte, et le noir, non teint, symbolisait la souillure et le mal. Bien que Grecs et Romains utilisent le bleu parcimonieusement, Celtes et Germains exploitent la guède. Dans les palettes chromatiques des civilisations grecque et romaine, le bleu n’orne pas les couleurs de l’arc-en-ciel

Pierre Ier et Louis XV - Louise Hersent | Domaine public
Pierre Ier et Louis XV – Louise Hersent | Domaine public

L’indigo, connu depuis le néolithique et importé en Proche Orient depuis l’Asie et l’Afrique, n’était pas un privilège occidental. Deux pierres, lapis-lazuli et azurite, se distinguent par leur préciosité, la première, originaire d’Orient, est coûteuse à extraire, alors que l’azurite, moins onéreuse, prévaut dans l’Antiquité et le monde médiéval. Dans les rituels funéraires du Proche et Moyen Orient, le bleu, repoussant les forces maléfiques, s’avère omniprésent.

Pour Pastoureau, l’idée que la perception des couleurs différait entre Grecs et Romains selon leur degré d’évolution est non seulement erronée, mais également indéfendable, plongeant ses racines dans une perspective ethnocentriste qui entremêle vision et perception. Le bleu, souvent associé aux barbares, était vu d’un mauvais œil par eux ; des yeux de cette couleur étaient péjoratifs, voire signe de disgrâce. Et pour nombre d’auteurs, une couleur délaissée du regard est une couleur inexistante dans le spectre sociétal.

Un retour à l’oublie au début du Moyen Âge

À l’époque mérovingienne, bien que le bleu s’immisce dans la vie quotidienne, il n’est ni particulièrement valorisé, ni particulièrement valorisant. Cependant, l’époque carolingienne, influencée par le modèle romain antique, oublie rapidement ces usages, reléguant le bleu à l’arrière-plan.

Aux aurores du Christianisme, le blanc règne en maître sur la palette chromatique, dominant même une riche diversité liturgique qui émerge au VIIème siècle sans jamais intégrer le bleu dans ses couleurs liturgiques jusqu’à ce jour.

Néanmoins, le XIIème siècle marque une transition, le bleu se frayant un chemin dans les vitraux et les émaux. Deux écoles de pensée se distinguent : les chromophiles, liant couleur et lumière, et les chromophobes, associant couleur à simple matière. Trois teintes primaires se distinguent dans les sociétés anciennes : blanc, noir, et rouge, avec une mention occasionnelle du vert.

S’échelonnant du XIème au XIVème siècle, le bleu s’établit comme une nuance nouvelle. À partir du XIIème siècle, sa réputation s’altère, passant d’une couleur secondaire ou négative à une teinte noble, courue par l’aristocratie et dont la valeur économique s’envole, multipliée par dix. Le vêtement bleu de la Vierge marque une inflexion, inaugurant une réhabilitation du bleu dans le spectre social.

Le bleu au cœur du pouvoir !

Le bleu, s’éclaircissant, se pare de nouvelles connotations positives et attrayantes, devenant même par moments mélioratif. Cependant, au XVIIème siècle, avec l’ascension de l’art Baroque, il cède sa place au doré. Bien que l’azur figure rarement dans les armoiries au début du XIIème siècle, il gagne progressivement en popularité jusqu’au XVème siècle.

Malgré une robuste opposition, le bleu, à la fin du Moyen Âge, s’impose comme la couleur des rois, princes et nobles européens, la France ouvrant la voie sous l’influence de l’image de Marie la Protectrice. À partir du milieu du XIIIème siècle, dans l’ensemble de l’Occident, le rouge s’efface au profit du bleu dans le textile et l’habillement. Le métier de teinturier, ponctué de difficultés, engendre litiges et procès entre les différentes « classes » de couleurs, notamment rouges et bleues. Au Moyen Âge, l’absence de classification spectrale des couleurs, associée à une réticence et une crainte des mélanges inspirées de textes bibliques, prédomine.

Le mordançage offre une solution partielle au désir d’une couleur à la fois dense et concentrée. Bien que les recueils de recettes de teinture de la fin du Moyen Âge et du XVIème siècle nous soient parvenus, leur étude demeure complexe, révélant à la fois la complexité du métier avec ses divers outils et étapes de préparation, et la noblesse du résultat obtenu.

Le bleu, prisé, passe de la Vierge aux rois, et de là à la mode, omniprésent dans la société. Pour les historiens, l’ascension du bleu entre les XIIème et XIVème siècles symbolise un changement social et une évolution des systèmes de pensée et de sensibilité. Un nouvel ordre chromatique naît, supplantant l’ancien ordre ternaire. La société occidentale requiert désormais six couleurs fondamentales : blanc, rouge, noir, bleu, jaune et vert, enrichissant les combinaisons possibles. La couleur a désormais pour mission de classifier, opposer, associer et hiérarchiser. Au XIIIème siècle, le bleu et le rouge s’érigent en opposés.

La symbolique du bleu au sein de la société

Depuis le XVème jusqu’au XVIIème siècle, le bleu transcende sa dimension esthétique pour endosser une symbolique morale. Dès le milieu du XIVème siècle, il ne rivalise plus seulement avec le rouge, mais aussi avec le noir, élargissant son spectre de comparaison. L’essor du courant moralisateur du XVIème siècle, propulsé par les idéaux des réformateurs protestants, élève le bleu au rang de couleur morale par excellence.

Les lois somptuaires et règlements vestimentaires viennent ainsi encadrer l’économie (en tentant de freiner les dépenses extravagantes), l’éthique (en modelant une image de vertu et de modestie), et l’idéologie (en instituant une ségrégation vestimentaire). Les couleurs ostentatoires se voient ainsi prohibées pour certaines strates sociales, tandis que le port de divers vêtements s’entoure de régulations strictes. Le XVème siècle, dominé par l’ombre du noir, voit les souverains s’y accrocher fermement. Néanmoins, le bleu, progressivement, se fait l’émissaire de l’honnêteté et de la modestie, voire de l’intellectualité. Un « chromoclasme » voit également le jour, en réaction à l’iconoclasme des réformateurs, suscitant de vifs débats autour du dénuement de l’église. Les réformateurs manifestent une chromophobie nuancée qu’il est crucial de reconnaître.

Pour les protestants, le vêtement demeure, dans une certaine mesure, un signe de honte et de péché, en écho à la chute dans le jardin d’Éden où l’habit devient un symbole punitif. S’instaure alors une quête de simplicité et d’austérité prononcée. Toutefois, dès le milieu du XVIIème siècle, l’emprise protestante sur l’austérité chromatique fléchit. Rouge, bleu, et jaune s’imposent désormais comme les nouvelles teintes dominantes, reléguant le noir et le blanc hors du spectre colorimétrique principal.

Le bleu reflet des sociétés européennes !

Du XVIIIème au XXème siècle, voire au-delà, le bleu se solidifie comme la couleur de prédilection au sein des sociétés européennes, une réalité qui persiste aujourd’hui. Également, il se manifeste comme la teinte prédominante dans les textiles et les vêtements. Au XVIIIème siècle, deux nouvelles nuances font leur apparition : le « bleu de Prusse », un pigment artificiel, et le « bleu Raymond », qui surgit sous l’Empire.

Le bleu, jadis sombre dans les vêtements des classes supérieures, s’éclaircit progressivement, d’abord chez les femmes puis chez les hommes. L’émergence d’une idée d’un bleu romantique et mélancolique, le bleu des poètes, se diffuse et charme les masses. À la fin du XIXème siècle, le blues, genre musical d’origine afro-américaine exprimant la mélancolie, voit le jour. Parallèlement, le bleu national, militaire et politique se solidifie officiellement. Autrefois, c’était l’azur des armoiries, maintenant c’est la cocarde tricolore bleue, blanche et rouge. Le drapeau français, malgré diverses interruptions et menaces, demeure profondément ancré dans ses teintes bleu, blanc, et rouge. Pour un temps, le bleu incarne même la couleur des soldats français luttant pour la République, faisant contraste avec le blanc de l’armée royaliste catholique. Le bleu évolue ainsi en symbole révolutionnaire, puis plus largement républicain au XIXème siècle, en diluant sa connotation révolutionnaire.

Le-bleu-de-la-La-Grande Vague de Kanagawa de Hokusai imprimée vers 1830-1832 est du bleu de Prusse - Hokusai (Metropolitan Museum of Art) | Domaine public
Le-bleu-de-la-La-Grande Vague de Kanagawa de Hokusai imprimée vers 1830-1832 est du bleu de Prusse – Hokusai (Metropolitan Museum of Art) | Domaine public

Au début du XXème siècle, le phénomène s’intensifie : le bleu marine commence à supplanter le noir des uniformes. L’adoption du jean, et de la veste en jean, en est une illustration palpable. Suite à la Réforme protestante, le bleu s’imprègne d’une nuance de dignité, mais c’est réellement au cours de l’époque romantique qu’il se consolide comme la couleur favorite. Bien que l’assertion d’une « couleur préférée » paraisse fragile pour les historiens, elle reflète une réalité tangible.

De nos jours, le terme « bleu » sert à vendre. On le perçoit omniprésent, comme avec le bleu médical, ou chez les grands organismes internationaux qui adoptent le bleu pour symboliser la paix et l’harmonie entre les peuples. Au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe, le bleu est perçu comme une couleur « chaude ». Au XVIIème siècle, elle se « refroidit » et, au XIXème siècle, est officiellement cataloguée comme une couleur froide. Le bleu, traversant les âges, demeure une constante chromatique incontournable.

Une histoire du bleu par Michel Pastoureau

Pour sculpter son œuvre magistrale sur la couleur bleue, Michel Pastoureau s’appuie sur une riche bibliographie, embrassant de nombreux ouvrages qui lui confèrent la légitimité de ses idées et hypothèses sur cette teinte et son histoire captivante. Non content de se limiter aux écrits, il mobilise également des éléments issus de monuments et de l’architecture pour corroborer ses dires, non pas parce que les livres sont insuffisants, mais parce que l’apport architectural est un témoin silencieux mais éloquent, et donc précieux pour l’historien désireux de déterrer la vérité sur la couleur.

Pastoureau sollicite les écrits des historiens grecs, romains, allemands et italiens comme fondation de son enquête, insufflant une diversité et une objectivité élargie dans la sélection de ses sources. Pour ses explorations dans le Moyen Âge, il s’oriente notablement vers l’usage des bestiaires, ces ouvrages médiévaux qui associent souvent un animal à une couleur dans une symbolique riche et complexe. L’auteur n’hésite pas à s’auto-citer, non pas dans une démarche d’autoglorification, mais parce que ses précédents écrits fournissent un socle robuste de sources et de thèses, indispensables pour étayer ses arguments dans le présent ouvrage.

Au final, il s’emploie à justifier, à travers une multitude d’écrits et de découvertes architecturales, la véracité de son discours et la robustesse de sa pensée. Pastoureau nous plonge ainsi dans une mer bleutée, où chaque vague est une période historique et chaque écume, une anecdote colorée, faisant de son œuvre non seulement un livre sur la couleur, mais également une fresque vibrant au diapason des sociétés à travers les âges.

Quelques liens et sources utiles

Michel Pastoureau, Bleu : Histoire d’une couleur, Points, 2014

Léon Heyzey, Histoire du costume antique d’après des études sur le modèle vivant, Paris, 1922

Isabelle Paresys, « Apparences vestimentaires en France à l’époque moderne : avant-propos », Apparence(s), 2012

Isabelle Paresys, « Vêtir les souverains français à la Renaissance : les garde-robes d’Henri II et de Catherine de Médicis en 1556 et 1557 », Apparence(s), 2015

Isabelle Paresys et Natacha Coquery, « Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815). Une introduction », Apparence(s), 2015

Isabelle Paresys, « Corps, apparences vestimentaires et identités en France à la Renaissance », Apparence(s), 2012

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