« Alors j’ai tâché de reconstituer tout cela, à partir des documents, mais en m’efforçant de les revivifier ; tant qu’on ne fait pas entrer toute sa propre intensité dans un document, il est mort, quel qu’il soit. »
C’est en ces termes que Marguerite Yourcenar nous confiait sa façon d’écrire Mémoires d’Hadrien et son approche des archives. L’usage de ces dernières dans le monde littéraire est plus commun qu’on ne le croit, afin d’enrichir le récit par des thématiques, des personnages, des événements… De façon générale, les archives occupent une place non négligeable au-delà du seul domaine historique, généalogique ou administratif.
Certains artistes font une place de choix aux archives dans certaines réalisations, comme Pierre Alechinsky, Walid Raad ou plus spécifiquement encore Christian Boltanski dont une grande partie de l’œuvre en est marquée. Il n’y a pas de raison pour que le « goût de l’archive » n’affecte pas la littérature : Pascal Quignard, Patrick Modiano, Pierre Michon… L’occasion ici d’insister sur les liens qui existent entre les archives et les écrivains en observant l’usage de l’écrivaine Annie Ernaux.
Préserver ou se mettre à nu : un dilemme archivistique ?
Pour questionner cet usage, accordons-nous d’abord un détour sur la façon dont elle considère ses propres archives, cette production née de ses romans.
Des archives en partage
Un premier point est intéressant à mentionner si l’on constate la place des archives dans l’œuvre d’Annie Ernaux, c’est le don qu’elle en a fait de son vivant et de façon homogène. En 2011, elle livre ses brouillons et notes préparatoires depuis 1988 – ce qui est antérieur a été jeté. Elle affirme en ce sens que « l’écriture, c’est ça : comprendre et sauver », justifiant sa volonté de transmettre des informations qui étaient de plus en plus demandées, tout en permettant de les mettre en sécurité.
Ce sont des documents essentiels permettant de retracer la généalogie d’un roman voire la vie de l’écrivain. Par exemple, si chacun aujourd’hui aime à parler de la « madeleine de Proust », qui permet l’émergence de la mémoire involontaire du narrateur, les archives de Marcel Proust, plus précisément ces carnets d’écriture, nous dévoilent que la madeleine a d’abord été un morceau de pain grillé, puis une biscotte avant de prendre la forme d’une madeleine.
Explorer les archives d’un homme ou d’une femme de lettres, c’est pénétrer son intimité, qu’il gardait jalousement de son vivant, mais qu’il abandonne aux regards une fois disparu, ayant oublié de composer avec sa mort.
Les archives : un enjeu de souffrance
Cela ne nous empêche pas de questionner le rapport ambigu qu’elle a pu entretenir avec ses archives dans le passé, particulièrement identifiable dans ses entretiens avec Michelle Porte. Elle admet que dans sa jeunesse « seul le texte comptait pour moi, pas sa fabrication. » Elle s’est appliqué ce principe en détruisant ses premiers brouillons, jusqu’en 1988, arguant que « c’est très intime, écrire » ou plus marquant encore :
« Je détruisais les traces du travail, de la peine. Je les garde maintenant mais je n’aime toujours pas exposer les souffrances de l’écriture, peut-être parce qu’il y a quelque chose d’indécent là-dedans ? »
Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte
Les archives, dans la vision de Ernaux, sont au centre d’une tension permanente entre la conservation et l’effacement. Il existe une indécence des archives pour caricaturer la chose : archiver son travail, c’est admettre son existence en tant qu’écrivaine et accepter sa souffrance, mais c’est tout autant une violence, car c’est voiler d’autres souffrances qui demeurent sans traces dans les archives.
Les archives peuvent devenir dès lors un enjeu de pouvoir, un enjeu social, de visibilité, et invitent à réfléchir aux liens entretenus entre les archives et le pouvoir, avec les structure de pouvoir, que Jacques Derrida a pu développer dans son Mal d’archive: une impression freudienne.
Les archives, dans la vision de Ernaux, sont au centre d’une tension permanente entre la conservation et l’effacement.
Il existe une indécence des archives pour caricaturer la chose : archiver son travail, c’est admettre son existence en tant qu’écrivaine et accepter sa souffrance, mais c’est tout autant une violence, car c’est voiler d’autres souffrances qui demeurent sans traces dans les archives.
Les archives peuvent devenir dès lors un enjeu de pouvoir, un enjeu social, de visibilité, et invitent à réfléchir aux liens entretenus entre les archives et le pouvoir, avec les structure de pouvoir, que Jacques Derrida a pu développer dans son Mal d’archive: une impression freudienne.
La trace archivistique dans quelques écrits d’Annie Ernaux
Maintenant que le rapport personnel mieux défini, il est possible d’approfondir plus encore la vision que celle-ci entretient aux archives dans ses écrits.
Une appétence archivistique
Bien qu’elle ne soit pas une œuvre littéraire, le documentaire Les Années Super 8, par David Ernaux-Briot, affiche la sensibilité de Ernaux pour la question des archives. Dans ce documentaire, des vidéos sont racontées, justifiées, expliquées par Annie Ernaux, en ouvrant une réflexion plus large sur le poids social, culturel ou personnel de ces archives familiales.
Cette pratique est aussi visible dans L’Usage de la photo, dans laquelle, autour d’archives photographiques, elle songe aux thèmes de la relation, de l’amour, des traces de soi… Cette réflexion s’exprime alors qu’elle entretient des relations avec son amant Marc Marie (le photographe) et qu’elle est affectée par un cancer du sein. Ce rapport aux archives photographiques est manifeste aussi dans La Place.

L’existence des archives dans l’œuvre d’Annie Ernaux s’incarne aussi dans certains de ses romans où elles font parfois une apparition. Dans La Honte par exemple, le personnage se rend dans un service d’archives et décrit brièvement le décor. Mais plus intéressant, à ce sujet, sont Les Années. Dans ce récit, Annie Ernaux retrace 60 ans d’histoire de façon chronologique, et mélange son récit personnel qu’elle noie dans un récit impersonnel, dans une histoire collective. Les photos, les objets, tout ce qui peut lui remémorer quelque chose devient un prétexte pour se souvenir et réfléchir au contexte passé. Dans cette rétrospective, on retrouve plusieurs mentions dédiées aux archives.
L’effervescence généalogique
D’abord, c’est la mode de la généalogie, qui « s’emparait des gens » qui étaient à la fois « fascinés et déçus devant des archives muettes où n’apparaissaient que des noms, des dates et des professions ». C’est une fascination compulsive qui gagne les Français, presque irrationnelle, peut-être même hypocrite car « on s’attachait à des objets et des photos de famille, étonnés d’en avoir perdu sans chagrin dans les années soixante-dix quand ils nous manquaient tant aujourd’hui ».
De cet effet de mode naît une sorte de surenchère de la mémoire, peut-être en raison d’une anxiété des individus d’alors, qui doivent faire face à la réalité des archives qui ne peuvent fournir toutes les réponses. L’individu cherchait à se « ressourcer » grâce à ces documents, il voulait répondre à « l’exigence des « racines » ».
Vers un « présent infini »
Une autre mention des archives fait référence à Internet et l’accélération du temps : « Les archives et toutes les choses anciennes qu’on n’imaginait même pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai ». L’influence d’Internet est intense sur le passé et la mémoire, faisant de l’archive une mine inépuisable en apparence, proche de cet imaginaire développé auparavant. Elle considère cette situation comme « un présent infini », ce qui peut remettre en cause la place des archives dans une telle société. La sensibilité au temps semble gommée, le flux permanent d’informations fait du passé une variable assez banale et accessible à chacun.
Cette confusion du temps et de la mémoire atteint son paroxysme avec cette manie de vouloir tout capturer, conserver la moindre parcelle d’existence qui sort de l’ordinaire autour de nous, cette furieuse envie de se saisir d’un appareil photo (ou d’un téléphone aujourd’hui) pour faire un cliché d’une chose éphémère à laquelle on accorde trop d’importance. En bref, « ce qui comptait, c’était la prise, l’existence captée et doublée, enregistrée à mesure qu’on la vivait ». L’existence est surpassée par la conservation de sa trace, de cette archive, qui devient centrale, symptôme d’une obsession mémorielle, car ce qui comptait « c’était la conservation totale de la vie ». La conclusion est cinglante : « avec le numérique on épuisait la réalité. » En somme, la conservation de l’instant efface la réalité et le plaisir procuré par son avènement.
Au terme de cette approche de ce profil, l’usage des archives interroge. Il peut être intéressant de questionner, au prisme de cette approche, la notion d’ego-archives, telle que Patrice Marcilloux l’utilise dans son livre. Les archives semblent non plus seulement cantonnées au rôle généalogique, elles vont au-delà en devenant des traces documentaires individuelles permettant à l’individu de s’affirmer, en attribuant par exemple un rôle autobiographique au document. Elles intègrent la vie intime de l’individu et participent au processus d’individualisation.
Les archives sont, dans ce cadre, un moyen d’affirmer son individualité, sa subjectivité, d’approfondir l’expérience de soi, de se réapproprier son existence au prisme de ce qui a été.
Quelques sources et liens utiles
ERNAUX (Annie), Les Années, Paris, Gallimard, 2008.
ERNAUX (Annie), PORTE (Michelle), Le Vrai Lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014.
MARCILLOUX (Patrice), Les ego-archives : traces documentaires et recherche de soi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.