Marguerite Yourcenar entretenait un rapport intime à l’histoire. Elle a pu, au rythme de quelques réflexions, esquisser la vision qu’elle avait de cette discipline. Plus intéressant encore, elle n’hésitait pas à l’utiliser pleinement dans ses romans. Si elle refusait de se contenter de l’étiquette de « roman historique », c’est pourtant avec une précision d’orfèvre qu’elle représentait l’atmosphère dans laquelle ses personnages s’incarnaient. C’est une exactitude que l’on retrouve notamment dans son roman L’Œuvre au noir.
Origine et écriture de L’Œuvre au noir
L’Œuvre au noir est publiée en 1968 et Marguerite Yourcenar a déjà une notoriété acquise.
D’après Dürer : la genèse L’Œuvre au noir
En 1951, ses Mémoires d’Hadrien ont été saluées, aussi bien pour le génie littéraire que la clarté historique du propos. Cette publication n’était d’ailleurs pas isolée de la suivante, car les Mémoires d’Hadrien sont composées de feuillets de jeunesse qu’elle retrouve plus tard. De là, elle décide d’en faire un roman : le processus est le même pour L’Œuvre au noir.
C’est en 1934 que son recueil, La Mort conduit l’attelage, paraît. Il contient trois nouvelles : D’après Dürer, D’après Greco et D’après Rembrandt. Ces trois nouvelles, composées « dans un style informe » pour reprendre son expression sont initialement les fruits d’un échec. Elle souhaitait rédiger un important roman mais face aux nombreuses lacunes elle y renonce et préfère diviser son récit. « Je ne connaissais pas assez l’Histoire » déclare-t-elle, humblement, plusieurs décennies plus tard.
Avec la sagesse et la maturité que son âge lui apporte, elle reprend finalement ces récits pour en faire de nouveaux romans, plus denses et plus satisfaisants à ses yeux. D’après Dürer devint L’Œuvre au noir, pour D’après Greco, ce fut Anna, soror… et enfin D’après Rembrandt inspire l’écriture d’Un homme obscur.
La singularité de L’Œuvre au noir
Si les Mémoires d’Hadrien offrent un espoir plus grand dans le monde à venir, L’Œuvre au noir se différencie par une atmosphère plus sombre. Marguerite Yourcenar l’explique de deux façons.
D’abord, historiquement : le monde d’Hadrien a une existence et une mémoire moins importantes que le monde de Zénon et l’espoir demeure possible en ce qui concerne une amélioration du monde tant les choses restent à faire. Zénon, lui, est témoin d’un XVIe siècle perclus de conflits, qu’ils soient philosophiques, nationaux mais surtout religieux et dans lequel les drames redoublent d’intensité.
La deuxième raison est contextuelle : si les Mémoires d’Hadrien sont écrites après la Seconde Guerre mondiale, malgré les atrocités de celles-ci, les initiatives et projets portés laissaient entrevoir un monde meilleur. Or, quand L’Œuvre au noir est composée, dans les années 1960, les évènements se gâtent déjà. Le critique Robert Kanters avait notamment écrit que :
Hadrien vit à une époque où l’homme avait du mal à devenir Dieu. Zénon vit à une époque où l’homme a du mal à devenir homme », propos que Marguerite Yourcenar considère comme particulièrement juste.
Robert Kanters
Un roman historique
Bien que la notion de « roman historique » soit à la mode aujourd’hui, Marguerite Yourcenar la concevait mal. En d’autres termes, elle ne conçoit le roman que comme un récit historique.
Les évènements d’un roman se situent, à ses yeux, toujours dans un contexte précis et il est rare que la forme romanesque en fasse fi. C’est du moins une règle que l’on retrouve dans ses romans.
Dans Le coup de grâce, les personnages, leurs dialogues, leurs actions… tout est composé à partir du contexte, en l’occurence la guerre civile russe. Pour faire évoluer ces personnages au mieux, elle ne pouvait pas se détourner des scènes vécues, d’où la nécessité de vivre les faits historiques au travers des traces restantes : lettres, photos, archives…
Elle-même doute vraiment de la forme romanesque de certaines de ses œuvres, comme les Mémoires d’Hadrien. Elle va jusqu’à avouer que « cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien, eût été une tragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance. » C’est moins la méthode qui compte pour qualifier l’œuvre ici, plutôt que la façon dont le récit est perçu.
Ainsi, elle ne s’est jamais résolue à considérer ces ouvrages comme des « romans historiques », en préférant, quelquefois, les dénommer comme des « romans de type biographique ». Il ne faut pas s’étonner de ce jeu de l’écrivaine à ne pas vouloir rentrer dans les cases, c’est un aspect de sa personnalité qu’elle cultive pleinement.
Que raconte L’Œuvre au noir ?
Le personnage que l’on retrouve le plus dans cette œuvre est celui de Zénon. Personnage marginal de la société, doté d’une soif de savoir insatiable, il se veut détaché des préjugés, croit en la perfectibilité de l’espèce humaine et au progrès alors que tout s’effondre dans le fracas des guerres de Religion.
Cette personnalité atypique est aussi manifeste au travers de ses nombreux talents : il est médecin, philosophe, alchimiste… C’est d’ailleurs de cette alchimie que le titre du roman provient, en faisant référence au Grand Œuvre, soit la réalisation de la pierre philosophale. L’œuvre au noir est la première étape de ce processus, suivie de l’œuvre au blanc et de l’œuvre au rouge). Si en alchimie elle correspond à la transmutation des métaux, en termes allégorique elle procède de la dissolution des préjugés, chose importante pour la personnalité de Zénon.
Dans le roman, au rythme des troubles européens du XVIe siècle, on observe l’évolution de Zénon, que l’on retrouve aussi bien à 20 ans, à 40 ans puis à la fin de sa vie. Le cheminement intellectuel du personnage est central et il nous permet de comprendre comment cette œuvre au noir est accomplie par un détachement progressif.
Zénon est alors un personnage iconoclaste, que l’on ne peut pas enfermer dans une catégorie, il cherche la raison et la liberté. Pour cela, il est caractérisé par la mobilité : le roman nous montre Zénon à différents endroits, de l’Orient à la Scandinavie. Loin d’être un sédentaire, il est au contraire un voyageur et il puise de ces expériences la liberté d’esprit qui le caractérise : la victoire de l’esprit passe par le refus du cloisonnement.
C’est en exploitant l’espace que Zénon acquiert sa liberté et dissout les préjugés de son temps. Dans cet ouvrage on lit notamment une phrase essentielle pour comprendre à la fois Zénon et Marguerite Yourcenar : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? »
Pourquoi lire L’Œuvre au noir ?
Lire L’Œuvre au noir, c’est d’abord redécouvrir le XVIe siècle. Effectivement, l’atmosphère que l’on retrouve dans le roman est parfaitement retranscrite par Marguerite Yourcenar. Celle-ci a veillé à réaliser un portrait assez fidèle de ce siècle.
Une redécouverte de la Renaissance
Pour cela, elle adopte la méthode suivante : plutôt que de partir des faits existants, en empruntant au vécu pour écrire, elle part de ses idées, de ses volontés, et elle les met face à l’histoire. Dès lors, si elles correspondent, elle peut les intégrer à son récit, autrement, elles sont évacuées. C’est ainsi que lorsqu’elle décide de faire de Zénon un enfant illégitime, elle a été enchantée de voir qu’un autre personnage connu de la Renaissance partageait cette caractéristique : le philosophe Érasme.
Quiconque apprécie cette période de bouillonnement intellectuel teintée de troubles religieux peut y trouver son bonheur. Le roman est d’ailleurs riche de références à la Renaissance. Cela passe d’abord par des témoignages utilisés comme sources : le Journal de Dürer, les écrits de Léonard de Vinci.
Plus encore, pour faire un tel personnage, il fallait connaître les grandes références philosophiques et intellectuelles de l’époque. Dès lors, on sait que Marguerite Yourcenar a consulté Agrippa de Nettesheim, Paracelse… Ces penseurs, par leurs façons d’appréhender les choses, leur désir de se libérer des préjugés de leur temps, ne peuvent que nous rapprocher de Zénon. Par tous ces profils divers, elle recherche le « choc auditif d’une crevaison des cloisons du temps ».
Même l’iconographie y trouve sa place, avec des clins d’œil nombreux au fameux Jardin des délices de Jérôme Bosch, à propos duquel elle déclarait avoir « quelque peu l’impression d’être reliée à lui ». C’est dans cette fresque que Zénon évolue, et qui sert de « fond de tableau » afin de « nous montrer un être se détachant peu à peu de la masse des êtres ».
Mieux comprendre Marguerite Yourcenar
Enfin, au-delà de la seule qualité historique de l’ouvrage, lire L’Œuvre au noir c’est aussi mieux connaître Marguerite Yourcenar. Par son vocabulaire d’abord, savant, travaillé et juste mais sans tomber dans l’excès.
Par son style d’abord, extrêmement travaillé et classique, qui peut parfois effrayer mais qui donne à son lecteur un Français d’une grande qualité. L’évolution de ce style est un sujet à lui seul. Si, dans ses premiers romans comme Alexis ou le traité du vain combat, les phrases sont assez courtes, dotées d’une économie du style intense, la chose change avec les récits futurs comme L’Œuvre au noir et ses réflexions plus élaborées.
Dans ce roman, Marguerite Yourcenar met beaucoup d’elle et pour mieux la cerner, il est indispensable de passer par L’Œuvre au noir. La meilleure preuve de cela est son aveu, lorsqu’elle déclarait affectueusement : « J’aimais Zénon comme un frère ».
Quelques liens et sources utiles
SAVIGNEAU (Josyane), Marguerite Yourcenar : L’Invention d’une vie, Gallimard, coll. « Folio », 1993.
YOURCENAR (Marguerite), L’Œuvre au noir, Gallimard, coll. « Folio », 1976.