Le nom de Yourcenar (anagramme de Crayencour, à une lettre près) évoque, instantanément, quelques grands romans de la littérature du XXe siècle et plus largement encore, de la littérature française. Quiconque porte un intérêt à l’Empire romain se doit de lire les Mémoires d’Hadrien.
Le XVIe siècle est lui-même bien fade sans la liberté d’existence qui agite le Zénon de L’Œuvre au noir. Ce qui peut nous marquer dans ces œuvres, au-delà de l’histoire principale et du talent avec lesquelles elles sont composées, ce sont les quelques détails disséminés, ici et là, à propos du rapport à l’écologie de Marguerite Yourcenar. Revenons, ici, sur quelques exemples.
L’écologie au travers des romans
Premièrement, revenons sur L’Œuvre au noir, publiée 1968 et qui conte l’histoire de la vie de Zénon, homme de la Renaissance, qui était aussi bien chimiste, philosophe que médecin.
L’Œuvre au noir : Zénon et l’agonie
Dans L’Œuvre au noir, un passage, nous intéresse particulièrement. Dans celui-ci, Zénon réfléchit à ce qui l’entoure, et plus spécifiquement sur les objets, en les ramenant à ce qu’ils étaient originellement.
Sa chambre devient ainsi une forêt ou bien sa couverture et son vêtement sentent « le suint, le lait et le sang », là où ses chaussures « avaient bougé au souffle d’un bœuf étendu sur l’herbe, et un porc saigné à blanc piaillait dans la graisse dont le savetier les avait enduites ».
Enfin, la plume avec laquelle il rédige, est ni plus ni moins que l’agonie d’une oie. Tout ce qui l’entourait faisait écho à la mort violente dont est victime l’animal, chose que Zénon refuse.
Cette philosophie de vie, il l’applique le plus possible, notamment au moment du repas car les goûts alimentaires de Zénon allaient au « pain, à la bière, aux bouillies qui gardent quelque chose de la saveur épaisse de la terre, aux aqueuses verdures, aux fruits rafraîchissants, aux souterraines et sapides racines ».
Les quelques exceptions qu’il s’accorde sont là pour lui rappeler que ce refus de consommer ces aliments est avant tout intellectuel et non pas une commodité gustative.
Cette philosophie, Zénon la tient de son vécu, en considérant que « la viande, le sang, les entrailles, tout ce qui a palpité et vécu lui répugnaient ». La mort d’un animal signifiait une douleur, et ainsi, c’était l’agonie de l’animal qui était consommée en même temps que sa viande et il était hors de question pour Zénon de « digérer des agonies ».
Un homme obscur : un roman végétal
Nous appréhendons ici un autre roman, que Yourcenar qualifiait elle-même comme « une sorte de testament », à savoir Un homme obscur. Yourcenar confiait elle-même que c’était le roman dans lequel son sentiment pour la nature était le plus développé.
L’histoire s’ouvre sur la mort du héros Nathanaël et retrace sa vie. En tant que lecteur, il est d’ailleurs possible de constater que plus la fin de sa vie approche, plus le contact avec la nature semble intense pour le héros jusqu’à son acmé quand il arrive sur une île qui lui sert de sépulcre.
Durant sa vie sociale, on constate que Nathanaël a déjà de l’amitié pour les animaux, mais aussi pour l’homme, qu’une sorte d’égalité, ou au moins de liens intenses, doit s’opérer entre eux. Par exemple, on apprend que Nathanaël était « toujours tenté de chercher des ressemblances entre l’animal et l’homme ». Pour le végétal, son affection est semblable :
Le garçon chérissait de même les arbres ; il les plaignait, si grands et si majestueux qu’ils fussent, d’être incapables de fuir ou de se défendre, livrés à la hache du plus chétif bûcheron.
Un homme obscur, Marguerite Yourcenar
Notons que l’affection de Yourcenar pour les arbres, est sensible aussi dans d’autres publications, comme L’Œuvre au noir, où elle qualifie certains de « bourreaux des arbres ». En bref, ici, c’est donc un certain équilibre, logique dans un sens, qui s’instaure dans le comportement de Nathanaël qui veut préserver le plus possible ce qui l’entoure.
Mais à la fin de l’histoire, Nathanaël s’installe sur une île en tant que gardien au service d’un grand. Sur cette île les sens naturels sont particulièrement palpables et toute l’existence du héros est dépendante de la nature.
Le calendrier d’abord lui devient indifférent car il ne compte plus les jours et seuls quelques repères, comme les quartiers de lune, lui permettent de se repérer dans la grande temporalité de la civilisation. Ce décalage est tel que plus tard « le temps cessa d’exister » pour Nathanaël. Cette solitude naturelle lui permet aussi de redécouvrir les merveilles de son entourage à l’état originel, en témoigne ce passage :
Se rappelant les bibelots d’écaille, d’ivoire et de corail dans le cabinet de Monsieur Van Herzog, il admirait les incrustations de moules et de coquillages, bleus, nacrés ou roses, formant d’étranges dessins sur les étais du vieil échafaudage de bois rongé par les vers de mer. Ces babioles si prisées dans la grande maison semblaient un peu moins futiles, puisqu’elles se rapprochaient des formes que le temps, l’usure, et la lente action des éléments donnent aux choses.
Un homme obscur, Marguerite Yourcenar
Plus la mort semble s’approcher et plus une sorte d’acculturation à la nature est remarquable de la part de Nathanaël. Malade, un lendemain de tempête, il part tout de même parcourir l’île et ne peut s’empêcher de constater les dégâts.
Il exprime une compassion à l’égard des arbres, à propos desquels il « espérait que ces vigoureux jeunes frères, serrés les uns contre les autres se seraient mutuellement protégés ».
Dans cette ultime balade, son état critique lui interdit de faire demi-tour et il continue alors jusqu’à trouver un creux, dans un lieu où vivent en harmonie animaux et végétaux, dans lequel il se pose pour mourir loin de la civilisation et de son mépris pour les choses de la nature.
L’engagement de Yourcenar pour la cause écologiste
Marguerite Yourcenar affirme avoir commencé à s’intéresser « de plus en plus au milieu naturel, aux arbres, aux animaux » lors de son arrivée aux États-Unis. Cet intérêt est donc le fruit d’une observation du présent, mais aussi du passé, dans lesquels elle a pu constater des comportements nuisibles à la nature.
La place de l’homme
Néanmoins, elle ne fait pas de l’homme moderne le bouc émissaire de tout le mal. Le vice, d’une certaine manière, date, car « les Anciens se trompaient comme nous », mais ce qui peut changer ce sont les moyens que les Anciens possédaient contrairement à nous qui disposons de moyens techniques plus performants.
Elle condamne ainsi une émigration rurale des paysans, forcée dans un sens, et qui ont été remplacés par de grandes exploitations moins soucieuses du bien-être. Ces paysans, en se dirigeant vers les villes, ont ainsi participé à la création d’un « prolétariat urbain ». Celui-ci est devenu en même temps acteur de la dégradation par son mode de vie, mais aussi victime des grands groupes usant de publicités à outrance, que Yourcenar voudrait plus discrètes.
Néanmoins, les êtres humains portent en même temps une grande responsabilité de la situation, et ils participent à « déshonorer l’espèce » en permettant de telles conditions. Inspirée de cette vision, elle considère nécessaire, pour retrouver un certain équilibre, de détruire « ces cités artificiellement peuplées et ces monstrueux développements côtiers qui engendrent une forme d’avilissement et de déséquilibre dont la nature même est nouvelle pour tous. »
Cette question fait évidemment référence à la surpopulation, alors que la population était alors, en 1980, de 4,4 milliards. On peut mettre en parallèle ce passage de Marguerite Yourcenar avec un autre entretien, dans lequel on lui demande d’imaginer un autre monde, idéal à ses yeux. Dans celui-ci, elle affirme vouloir un monde dans lequel « il serait honteux et illégal d’avoir plus de trois enfants » et où « la population du globe, par des pratiques raisonnables, serait ramenée et se maintiendrait en dessous du milliard d’habitants ».
« Tout part de l’homme » : l’importance de l’engagement individuel chez Yourcenar
Dans sa vie de tous les jours, Marguerite Yourcenar essayait, avec une certaine rigueur, d’adapter son mode de vie à son mode de pensée. D’abord, si on se penche sur Zénon, qui était quasiment végétarien, il est, en cela, une copie de Marguerite Yourcenar. Celle-ci, rappelons-le, se qualifiait elle-même de « végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent ».
Les cinq pour cent restants, venaient de sa consommation de poissons, bien que cette exception ne soit pas exempte d’une ignorance de l’agonie du poisson. Les autres animaux n’étaient pas consommés, à l’exception d’un « sandwich au jambon mangé au bord d’une route » ou bien d’une volaille « presque uniquement les jours où l’on offre un repas à quelqu’un » en hôte attentive qu’elle était.
Interrogée par la journaliste Françoise Faucher, dans le jardin Thuya dans le Maine, elle revient aussi sur cette nécessité individuelle d’agir pour sauver la planète, à une échelle certes extrêmement réduite, mais qui, déjà, participe à nous faire sentir en accord avec ce que l’on prône.
Par exemple, elle refuse de porter des vêtements de fourrure, auxquels elle préfère les parures de laine. Même chose pour les produits cosmétiques qui peuvent causer des souffrances animales. Plus anecdotique encore, elle se refuse à utiliser une serviette en papier entièrement et elle la coupe afin d’éviter le gaspillage. Cet exemple nous fait évidemment sourire mais il témoigne du degré de précision dans lequel Yourcenar veut inscrire son engagement personnel.
Au même titre, elle a été membre d’au moins quarante associations de protection de la nature et elle donne sa voix en signant des pétitions à plusieurs reprises, comme pour la création d’une réserve écologique sur les Monts de Flandre. Elle est même allée jusqu’à soutenir Brigitte Bardot lors du massacre des bébés phoques. Elle veut saluer son action, étant donné que Brigitte Bardot aurait pu « se contenter, même se satisfaire, d’être simplement comme tant d’autres, une éternelle jolie femme, mais qu’elle s’est investie dans un combat pour la nature, qui lui a valu des critiques ».
Sans condamner la violence dont Bardot peut faire preuve dans son combat, Marguerite Yourcenar affirme même, avec ironie, trouver « merveilleux que la violence et le courage prenne un aussi beau visage que le sien ». On comprend donc que, comme dit auparavant « tout part de l’homme » pour Yourcenar, car c’est par lui que les initiatives, même minimes, grandissent et peuvent peser sur le cours du monde, même si cela fonctionne aussi bien pour le positif que le négatif.
Yourcenar et le combat pour les animaux
Un exemple précis de combat mené par Marguerite Yourcenar réside dans sa lutte pour les animaux. Par exemple, elle s’insurge à plusieurs reprises contre les fourrures, comme nous l’avons brièvement vu précédemment. Dans un recueil d’essais, on trouve quelques pages d’une contribution nommée Bêtes à fourrure, là où elle revient sur cette question. Elle qualifie les femmes qui portent des fourrures – bien que les hommes soient aussi en tort comme elle le précise – de la sorte :
Ces jeunes personnes, que tout œil doué de double vue voit dégoutantes de sang, portent les dépouilles de créatures qui ont respiré, mangé, dormi, cherché des partenaires de jeux amoureux, aimé leurs petits, parfois jusqu’à se faire tuer pour les défendre, et qui, comme l’eût dit Villon, sont « mortes à douleur », c’est-à-dire avec douleur, comme nous le ferons tous, mais mortes d’une mort sauvagement infligée par nous.
Bêtes à fourrure, Marguerite Yourcenar
Ici, on admire d’abord à quel point Yourcenar et Zénon ne forment véritablement qu’un dans cet extrait, ce qui est peu étonnant quand on sait que Yourcenar « aimait Zénon comme un frère ».
Ensuite, dans cette inquiétude pour les animaux qui sont exécutés pour le plaisir luxueux d’une certaine caste, on ne peut s’empêcher de voir une ressemblance à la condamnation rousseauiste pour les futilités de son époque.
Autre fait important à propos du monde animal, c’est sa lutte contre la chasse, qui, pour elle, est assez archaïque et n’a plus vraiment d’intérêt dans nos sociétés. Le résidu qui demeure de la chasse aujourd’hui est simplement justifié par le plaisir de tuer qu’ont certains. En lien avec cela, elle propose aussi une critique intéressante de la chasse, lié au progrès.
Selon elle, la chasse peut avoir un côté réaliste, digne, quand il y a un combat à arme plus ou moins égale. L’homme qui doit vraiment s’approcher de l’animal, qui n’est pas certain de l’abattre d’un coup, qui prend un risque, qui doit subir les intempéries et les conditions environnantes pour chasser, c’est-à-dire l’homme d’il y a des siècles, avait au moins cela pour lui.
L’homme aujourd’hui est son opposé. Sa bravoure l’a délaissée et il se complaît dans une partie de chasse comme si c’était un jeu, avec des armes performantes, qui tirent de loin, si bien que parfois même que l’animal n’a pas le temps de lutter ou de fuir.
Par ces quelques exemples, qui ne représentent qu’un léger aperçu des idées et engagements écologistes de Marguerite Yourcenar, on comprend à quel point cette cause lui tenait à cœur. En condamnant le matérialisme, la consommation à outrance, un certain luxe et bien d’autres choses, elle reflétait la profonde inquiétude qu’elle avait à observer la destruction de la terre et considérait avec horreur la complicité passive de l’humanité.
Même une fois décédée, son combat continue, notamment grâce à sa fortune qui participe à aider des associations de protection des animaux par le Trust Marguerite Yourcenar, symbole d’un réel engagement pour celle qui prononçait, deux mois avant de mourir, une conférence intitulée Si nous voulons encore essayer de sauver la terre et qui symbolise une sorte de testament écologique.
Quelques liens et sources utiles
YOURCENAR Marguerite, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1982.
YOURCENAR Marguerite, Les Yeux ouverts, Paris, Le Septentrion, 1981.