L’intersexuation, appelée autrefois hermaphrodisme, concernerait en moyenne 1,7% de la population mondiale, d’après plusieurs études, notamment celle menée en 2000 par la biologiste et chercheuse étasunienne Anne Fausto-Sterling. C’est une réalité difficile à comptabiliser, puisque médecins, chercheurs et juristes s’accordent peu sur la définition de l’intersexuation.
En effet, certains la limitent à une personne avec des organes génitaux ambigus et non-conformes à la binarité sexuelle (mâle ou femelle), alors qu’il faudrait aussi prendre en compte les gonades, les chromosomes ou encore les hormones, en bref les caractéristiques sexuelles secondaires, et qui par-là ne correspondraient pas aux normes socio-médicales du féminin et du masculin.
Le manque de définition rend donc difficile de quantifier le nombre de personnes intersexes, puisqu’à cela s’ajoute le fait que des personnes se découvrent intersexes à l’âge adulte, et certaines ne le savent jamais.
Un sujet de recherche et un enjeu social actuel
Minorité largement discriminée par le corps médical, les intersexes sont largement opprimé.e.s par le personnel de santé, et des actes de chirurgie et de mutilations sont largement pratiqués pour rendre ces personnes conformes au modèle binaire des sexes. C’est pourquoi des collectifs agissent aujourd’hui pour défendre les droits de ces personnes et les visibiliser, tels que le Collectif Intersexe Activiste (CIA), et de nombreux groupes de défense des droits des personnes LGBTQIA+, dont le I symbolise « intersexe ».
L’intersexuation a toujours existé. Autrefois appelée « hermaphrodisme », terme n’étant plus utilisé par sa connotation négative en plus d’être incorrect, les sources démontrent de nombreux cas d’hermaphrodismes, notamment à partir de l’époque moderne, sur lesquelles chercheurs et chercheuses en études de genre ou en sociologie se sont déjà penchés, tels que l’historienne française Gabrielle HOUBRE ou encore le néerlandais et professeur d’histoire politique du genre Geertje MAK.
Aux origines, un terme mythologique
L’hermaphrodisme est tiré d’un personnage de la mythologie grecque appelé Hermaphrodite. D’après les Métamorphoses du poète latin Ovide qui reprend des mythes plus anciens (43 a.C-17 p.C), il est la progéniture de la déesse Aphrodite et du dieu Hermès. Un jour où il profite des eaux paisibles du lac de Carie, la naïade Salmacis lui fait des avances et, repoussée par le jeune dieu, fait le vœu aux divinités de l’Olympe d’être unie à son amour pour toujours. Son vœu exaucé, elle et Hermaphrodite ne forment plus qu’un, et deviennent ensemble un être bisexué à la fois mâle et femelle avec les organes génitaux féminins et masculins parfaitement fonctionnels.
De l’Antiquité à la période contemporaine
Pendant des siècles, le modèle dominant dans les domaines du religieux et du médical est celui du sexe unique. En effet, il n’existe qu’un sexe, affirmation posée en premier lieu par le père de la médecine Hippocrate, médecin grec des Ve-IVe siècles avant notre ère, repris par Galien au IIe siècle après Jésus-Christ.
Ce sexe unique s’inscrit dans un schéma cosmogonique où le corps humain est dominé par quatre humeurs – la bile jaune, la bile noire, le sang, la lymphe – liées à la température et où les hommes sont chauds et secs, tandis que les femmes sont froides et humides.
Ces deux traits seraient la raison qui fait que les organes génitaux de ces dernières, les mêmes que les hommes, sont rentrés à l’intérieur du corps et internes, tandis que les hommes ont des organes externes ; mais ceux-ci sont les mêmes.
L’hermaphrodisme (j’utiliserais ce terme car c’est celui utilisé à cette période) est donc un simple défaut d’humeurs, et est perçu comme une légère variation de ce sexe unique.
La bipartition des sexes
C’est surtout au XIXe siècle que les choses changent, et que le modèle de deux sexes, un féminin et un masculin, apparaît et se diffuse ; celui opposant le sexe faible et le sexe fort.
Dans ce schéma, il n’y a pas de place pour l’hermaphrodisme, jugé comme monstrueux et dérangeant. La tératologie se développe, c’est-à-dire la science des malformations et monstruosités anatomiques, et se penche sur des personnes hermaphrodites, désormais pathologisées, de l’ordre de la maladie et du déviant.
Qualifier l’hermaphrodite
L’hermaphrodite est donc un monstre, mais Voltaire précise dans ses Questions sur l’Encyclopédie (1772) qu’il s’agit d’un beau monstre, puisqu’il ne suscite ni effroi, dégoût ou horreur. C’est un état discret, qui peut se cacher et n’est repérable la plupart du temps que dans l’intimité.
L’hermaphrodisme re-fascine depuis la Renaissance, et l’époque moderne se penche sur ce sujet, comme l’atteste le Supplément à l’Encyclopédie, paru en 1777 qui laisse apparaître clairement un article intitulé « hermaphrodite ». On veut faire connaître cette monstruosité et la décrire, en plus de vouloir en connaître les origines.
Des tentatives ont déjà été réalisées, comme en 1612 quand est rédigé le traité d’anatomie et de médecine :
Des hermaphrodites, accouchements des femmes et traitement pour les relever en santé et bien élever leurs enfants, du docteur Jacques Duval, qui attribue l’hermaphrodisme à une mauvaise conjonction des planètes lors de la conception de l’enfant par les parents, en étudiant le cas de Marie le Marcis, assignée femme à la naissance mais pourvue d’organes génitaux qualifiables de masculins.
En 1799, la naissance d’une enfant particulièrement velue est attribuée à la visite régulière de sa mère, Toinette Lefort, à la ménagerie du jardin des Plantes de Paris où un ours blanc était très populaire.
Par exemple, le chirurgien et obstétricien Jakob Ruf (1505-1558) classe l’enfant hermaphrodite aux côtés de l’enfant siamois et de l’enfant hybride humanoïde et animal. Par des dessins plutôt détaillés, il tente de décrire ces enfants différents (voire imaginaires).
Un phénomène connu et recensé
Peu de temps avant Marie, l’hermaphrodite Antide Collas était brûlé car vu comme un monstre et annonciateur de malheurs publics. C’est ce qu’affirme M. Foucault dans Les Anormaux (1975), en précisant que c’est plus :
« parce qu’il ne pouvait posséder les deux sexes que parce qu’il avait eu des rapports avec Satan et que c’étaient ces rapports avec Satan qui avait ajouté à son sexe primitif un second sexe »
Finalement, on a condamné Antide plus à cause de ses mœurs débauchées que pour son anatomie, il peut plus facilement être perçu comme un déviant et pervers sexuel que ses congénères dyadiques (non-intersexe).
Toujours au XVIIe siècle, un cas d’hermaphrodisme est recensé au Portugal, lorsqu’en 1686 Estevão dit « le Cobra » comparaît devant l’Inquisition pour sorcellerie et sodomie. Âgé de 78 ans, il est accusé d’avoir pactisé avec le diable, et son hermaphrodisme est utilisé comme une justification de sa sexualité contre-nature.
Ici, l’Inquisition est appelée pour défendre les liens sacrés du mariage et lutter contre les pratiques sexuelles qui ne mènent pas à la procréation, et non pas pour juger l’hermaphrodisme. Estevão est connu au sein de sa communauté et son état n’est pas un secret, il a lui-même avoué « qu’il est homme et femme et qu’il a aussi un sexe de femme à côté de son membre viril » et est qualifié de mâle et femelle par les locaux.
Or, ce phénomène les laisse indifférents, il n’est pas mis à l’écart et n’est pas l’objet de curiosités, il s’est toujours comporté dans ses manières comme un homme. Les accusations de sorcellerie pesant sur lui viennent surtout de ses origines sociales, puisqu’il est le fils d’esclaves libertins.
L’hermaphrodisme entre science, société et religion
Au XVIIIe siècle, la situation des personnes intersexes questionne toujours et les scientifiques se penchent dessus avec un regard d’intellectuels. De nouveaux traités paraissent et actualisent la recherche, tel que Histoire de la chirurgie, en 1774 de Peyrilhe, où l’on peut lire :
« nos lois plus humaines ne condamnent plus à la mort ces êtres monstrueux, elles veulent que leur vrai sexe ou celui des deux qui domine, soit constaté par rapport aux charges, aux emplois, à l’entrée en religion, au mariage, au sacerdoce etc.… ».
Le regard a changé, et on tend à moins criminaliser ces personnes différentes pour tenter de les faire rentrer dans « l’ordre » binaire des choses.
Une question majeure apparaît : à quel sexe cette personne doit-elle appartenir ? quel est son sexe dominant ? Plus qu’un attribut physique, le sexe est une catégorie sociale, et il est du devoir du corps médical et du corps religieux de décider si un.e hermaphrodite doit être perçu comme un homme ou une femme dans sa communauté.
Le sexe renvoie à une position au sein de la société, et est une affaire sociétale et non seulement personnelle. Pour effectuer un choix, on étudie la personne par la vue et le toucher, des interrogatoires et des constats sur divers aspects de la vie de la personne : toucher des ovaires/testicules, menstruations régulières/absentes/irrégulières, le désir sexuel, l’éjaculation, la direction des urines… tout en sachant qu’observer les parties génitales des personnes assignées femmes s’avère parfois ardu : on leur a toujours appris à se cacher, à tout ignorer de cette zone de leur corps… ce qui amène parfois à leur refus de s’exposer nues, comme c’est le cas d’Anna Barbara Meier, assignée femme à la naissance et connue pour être hermaphrodite, et qui en 1794, lors de la visite du médecin, n’accepte que de répondre aux questions qui « prouvaient la constitution masculine réelle d’Anna Barbara Meier, jusqu’alors considérée comme hermaphrodite » et la palpation externe ; pour montrer qu’elle est un homme et qu’elle a mis enceinte son amante Christina Koll.
« Elle m’a donc invité, en qualité de médecin ou de confesseur médical, à l’examiner discrètement et autant que sa condition particulière le permettait, pour produire un témoignage dévoilant sa véritable constitution masculine et en attestant. Elle a déclaré me faire absolument confiance pour ne pas révéler sa constitution sexuelle sensiblement déviante en quelque autre lieu qu’en cette cour. Elle m’a, de même, supplié de ne pas la forcer à dénuder ses organes génitaux – pour l’amour du Ciel ! »
Schweickhard, 1803, p. 14-15
L’enjeu ici est pour Anna Barbara Meier de pouvoir se marier avec C. Knoll, ce qui n’est possible que si elle est considérée par la société comme un homme. Au final, l’objectif est atteint puisqu’on l’autorisé à adopter un prénom masculin, à jouir des droits d’un homme et épouser son amante.
Hermaphrodisme chez l’être humain, 1797, par Friedrich Benjamin Osiander, dans les Nouveaux mémoires pour médecins et obstétriciens, avec pour légende “parties génitales de l’hermaphrodite Adelaïde Préville” (1759-1822) était un médecin et obstétricien renommé à Göttingen, en Allemagne.
Il était l’auteur de plusieurs ouvrages médicaux et est également connu pour avoir inventé un forceps plus moderne au XIXe siècle, un instrument utilisé pour extraire le fœtus lors des accouchements.
Hermaphrodisme et familles
Ces personnes qui sont selon les médecins au XIXe siècle des « erreurs de sexe » sont donc par leur état liées à des décisions judiciaires, la justice étant la seule instance capable de décider de la rectification d’un état civil ou de la nullité/possibilité d’un mariage. Les hermaphrodites réinterrogent les mariages, les projections identitaires ainsi que la procréation. Parfois, ces personnes sont rejetées dès leur naissance lorsque leur différence se voit, et c’est souvent aux sages-femmes que revient l’enjeu de décider du sexe dominant de l’enfant.
« De la même façon, le docteur Thore relève en 1842 le cas d’un bébé ressemblant à un garçon sans testicules déposé à l’hospice des enfants trouvés le lendemain de sa naissance. L’enfant décédant d’une pneumonie une dizaine de jours après, une autopsie fut pratiquée qui révéla un utérus et des ovaires. »
Thore 1846 : 89.
Mais il arrive que la singularité de ces enfants ne se révèle qu’à l’adolescence, ou que les sages-femmes et médecins aient eu une mauvaise interprétation : c’est ce qui arrive majoritairement à des garçons assignés filles du fait d’un petit pénis, d’un urètre défectueux ou de testicules mal placés. En effet, la plupart des cas d’hermaphrodisme concernent des personnes assignées filles, et non l’inverse, puisque cette dernière approche se visibilise plus à l’adolescence avec l’apparition de barbe ou l’absence de poitrine.
Des conflits familiaux peuvent naître de ces constitutions particulières : des pères refusent que leur garçon soit assigné fille pour ne pas avoir un enfant du sexe faible, certains sont déçus de voir leur enfant assigné garçon obligé de s’accroupir pour uriner (une position honteuse rappelant la féminité), des mariages sont refusés car non-propices à la procréation… on souligne tout de même que des ménages peuvent être très heureux même quand l’un des partis est hermaphrodites, comme c’est le cas de Marie-Marguerite Métey, qui change d’état civil en 1814 à Dreux pour se marier en 1826 avec une femme et dont l’union sera heureuse, malgré qu’elle fut sans descendance.
Une affaire de médecins
On ne prend pas en compte les émotions et dommages psychiques créés par les médecins lorsqu’une affaire d’hermaphrodisme est traitée. Avant le XXe siècle, on ne parle pas de sexe « propre au soi », et les médecins sont particulièrement partisans du modèle binaire des sexes.
« Aujourd’hui [l’hermaphrodite] est considéré comme un fait scientifique et un organisme dégradé. À ce double titre, il fait partie du domaine des médecins. C’est à eux qu’incombe le devoir de concilier ses intérêts, avec ceux de la société, au milieu de laquelle ils lui marqueront sa véritable place. »
Dr Xavier Delore, 1899
La personne hermaphrodite la plus connue à travers les sources est Adélaïde Herculine Barbin (1838-1868) qui illustre réellement le manque d’approche humaine dans les décisions concernant ces personnes hermaphrodites. Ayant rédigé ses Mémoires avant de se suicider, Barbin est assigné.e femme à la naissance, puis homme dans sa vingtaine après examen médical, et devient Abel Barbin. On dit de cette personne « qu’on l’a privé de sa dominante femelle en l’assujettissant à dominante mâle et en méconnaissant sa mixité », de façon à ce qu’elle se retrouve castrée tant sexuellement que socialement (Question médico-légale de l’identité, 1874, Ambroise Tardieu).
Ainsi, l’hermaphrodisme est un phénomène connu depuis l’Antiquité, et n’est pas si isolé et méconnu. C’est une affaire qui, quand elle pose problème pour des alliances maritales ou de pratiques sexuelles, est transférée à la médecine ainsi qu’au droit et au religieux, disciplines souveraines dans la position et le destin des hommes et des femmes de l’époque.
En effet, l’hermaphrodisme réinterroge la réalité, la répartition des humains, qui est normalement une évidente séparation entre sexes masculins et sexes féminins; ainsi que la sexualité. La vision de l’hermaphrodisme et de cette réalité binaire change au cours du XXe siècle, quand on commence à distinguer un sexe social du sexe physique.
Néanmoins, de nombreuses mutilations sont encore pratiquées pour faire rentrer les concerné.es dans le schéma sexuel binaire, or elles sont inutiles et ont souvent des graves conséquences sur l’enfant ; on encourage également la population à corriger son langage pour parler de personnes intersexes : en effet, l’intersexuation humaine est loin de ressembler à l’Hermaphrodite grec, et est plus correct en botanique pour qualifier certains végétaux.
Quelques liens et sources utiles :
HOUBRE Gabrielle. « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du xixe siècle ». Clio. Femmes, Genre, Histoire, nᵒ 34, décembre 2011, p. 85‑104.
JANIN-THIVOS Michèle. « Monstre ou pervers : l’hermaphrodite à l’époque moderne ». Le « monstre » humain : Imaginaire et société, édité par Régis Bertrand et Anne Carol, Presses universitaires de Provence, 2005, p. 45‑53.
MAK Geertje. « Altérations des logiques du sexe. L’hermaphrodisme dans des cas médicaux et juridiques du XIXe siècle ». Cliniques méditerranéennes, vol. 95, nᵒ 1, 2017, p. 21‑34.
RAZ Michal. Intersexes. Du pouvoir médical à l’autodétermination. Le Cavalier Bleu 2023, 2023.
SALLE Muriel. « Une ambiguïté sexuelle subversive : L’hermaphrodisme dans le discours médical de la fin du XIX e siècle ». Ethnologie française, vol. 40, nᵒ 1, 2010, p. 123‑30.