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La Voie Appienne : la genèse du réseau routier romain

La construction de la Via Appia établit les prémices de la voirie romaine et matérialise la vocation conquérante de Rome.
Via Appia avec ses monuments sépulcraux - Remixeur | Domaine Public
Via Appia avec ses monuments sépulcraux – Remixeur | Domaine Public

La Voie Appienne, traduit de l’italien « Via Appia », est une voie romaine qui unit Rome à Brindisi. Elle est construite en l’an 312 av. J.-C., sous l’impulsion du censeur Appius Claudius Caecus.

Son édification préfigure l’autorité naissante de la République romaine en Italie et transforme les manières d’administrer un territoire.

Rome à la conquête du Latium

La République romaine, qui au tournant entre le IVe et le IIIe siècle av. J.-C., n’a point encore atteint le midi de son existence, tend à imposer sa domination dans le Latium. Grâce à la personnalité d’Appius Claudius Caecus, acteur incontournable de l’expansion de Rome, et la supériorité militaire, de la cité, au sein de la région, se contracte une alliance indivisible entre Rome et la souveraineté.

Il ne s’agit, dès lors, que d’une question de temps pour que la République s’octroie la prééminence qu’elle s’est destinée.

Appius Claudius Caecus

Appius Claudius Caecus est un homme politique romain naît vers 341 av. J.-C., à Rome, et dont le lieu et la date du décès nous sont inconnus. Issu de la branche praticienne de la gens Claudii, une des plus anciennes familles aristocratiques romaines, il s’imposa comme une figure majeure de la sphère politique et intellectuelle dans la Rome antique.

Appius Claudius Caecus au Sénat - César Maccari | Domaine Public
Appius Claudius Caecus au Sénat – César Maccari | Domaine Public

Célébré pour sa politique audacieuse et novatrice qu’il consacrera à son ultime dessein : faire de Rome la patronne de l’Italie.

Acteur de la révolution du génie civil romain, par la construction de la Via Appia, de l’Aqua Appia ou encore du temple de Bellone. Et à l’initiative de réformes institutionnelles et juridiques telles que le recognitio equitum, la lectio senatus et une réforme des tribus.

Caecus marqua autant son époque que celles qui étaient à venir, en bien et en pis : la postérité en fera, un exemplum (exemple, modèle) mentionnés dans les discours et dans les sources littéraires comme une incarnation des valeurs traditionnelles de la Rome antique, ou alors un démagogue ambitieux, usant de son pouvoir par l’impulsion d’un égoïsme personnel, zélé opposant de la plèbe, aspirant à la tyrannie. 

Sa carrière politique est dominée par la censure, qu’il exerça vers 312 ou 310 av. J.-C., période où il entreprit ses grandes constructions, et lors de laquelle il prononça un discours au Sénat., vers 280-279 av. J.-C., à l’encontre du compromis de paix proposait par Pyrrhus Ier, roi d’Épire mandaté par Tarente, lors de la guerre de Pyrrhus. Il fut aussi Consul deux fois, en 307 av. J.-C., et 296 av. J.-C. ; autant de fois dictateur en 292 et 285 av. J.-C., et il prit part aux guerres samnites, en tant que tribun militaire. 

Il est considéré comme la clef de voûte des « grandes mutations politiques, sociales et culturelles que Rome a connues au cours du IVe siècle » (Appius Claudius Caecus, La république accomplie, M. Humm). Personnalité avant-gardiste qui a parfait l’institution républicaine romaine afin de lui donner la forme d’un système politique accompli. Il fait partie de ces hommes dont la légende n’aura plus de cesse.

La suprématie romaine dans le Latium

Pour appréhender la construction de la Via Appia, le contexte historique de la Rome ancienne est à étudier en trois phases consécutives. D’abord, comprendre l’héritage du Ve siècle av. J.-C., qui pèse sur la censure d’Appius Claudius Caecus. Au début de son existence, la République romaine est confrontée, dans la région du Latium, aux migrations de peuples italiques tels que les Volsques, les Herniques ou bien les Èques qui menacent directement cette région par des vagues de pillages répétés, contraignant la ligue latine en 486 av. J.-C. à la signature d’un traité avec la peuplade des Herniques.

Si les actions de rapines se tarissent, les menaces continuent tout de même de subsister. Elles se contractent par l’unification des Èques et des Volsques, qui cherchent à conforter leurs brigandages dans le Latium. La République qui parvient à mater ces peuplades, entame alors sa politique de conquête par la fondation de colonies telles qu’Ardée en -442 ou Laticum en -412. 

À la transition entre le Ve et IVe siècle, Rome doit faire, de nouveau face à des menaces extérieures, mais cette fois-ci Gauloise. C’est depuis Clusium (actuel Chiusi), une ville fondée au Sud de la plaine du Pô que des troupes gauloises, menées par leur chef Brennus, pénètrent dans le Latium. L’armée romaine subit de conséquents revers militaires et en particulier à la bataille de l’Allia en -390, un affluent du Tibre situé à seize kilomètres de la ville, qui ouvre aux Gaulois les voies jusqu’à Rome et conduit au sac de la cité par Brennus et ses troupes.

Rome assiégée, Rome molestée, mais Rome indomptée ; pourtant, la déroute de celle qui commence à s’affirmer comme la suzeraine du Latium aura pour fâcheuse conséquence d’insuffler un espoir de reconquête de la région, au sein des peuplades soumises – l’oppressé voulant devenir l’oppresseur -, préfaçant la période de guerre endémique, qui marquera le siècle à suivre.

À l’aurore du IVe siècle, débute une longue phase de conflits. Éveillée par les passions belliqueuses des peuples du Latium, qui souhaitent juguler l’ascension, de Rome, au trône de la région. La cité est enrôlée dans de multiples conflits. À commencer, par les guerres romano-étrusques : malgré un manque de cohésion parmi la ligue étrusque, cette dernière s’oppose à la volonté de puissance de Rome, pendant près de deux siècles (du Ve au milieu du IIIe siècle av. J.-C.) avec des luttes armées de 389-386 av. J.-C., de 358-351 av. J.-C., et de 311-308 av. J.-C.

S’enchaîne, de 340 à 338 av. J-C., un conflit nommé « guerre latine » dans laquelle s’affrontent un regroupement de cités du Latium coalisées à des peuplades d’autres régions d’Italie, tels que les Campaniens, les Arunques, les Sidicins et les Volsques afin de déstabiliser l’hégémonie croissante de la ville aux sept collines. Roma triomphera des coalisés, et déploiera sa souveraineté au-delà du Latium, aussi bien au Nord, en terres Étrusques, qu’au Sud, en territoires Volsques par la déduction de colonies.

Dès 343 av. J-C., débutent les Guerres samnites qui s’étendent sur deux siècles. Elles opposent Rome aux peuplades montagnardes de la région du Samnium, en Italie centrale : les Samnites. Ce conflit se déclenche à la suite du deditio de Capoue, vers 343 av. J.-C. ; lorsque la ville de Campanie est déchue face aux Samnites, elle en appelle à Rome, en livrant « corps et biens » à la cité pour qu’elle intervienne en sa faveur dans ce conflit.

Évènement majeur dans l’histoire militaire romaine, puisque la ville ne se borne plus à la protection des frontières de la région, mais adopte une stratégie offensive et guerroie par-delà les limites du Latium. Ce pavé dans la mare, engendrera en 341 av. J.-C., la première guerre samnite, qui en enfantera deux autres : la seconde de 327 à 304 av. J.-C., et la troisième de 298 à 290 av. J.-C.

Rome, à la fin du IVe siècle, se pense en maîtresse du Latium. Par ses victoires, elle a su faire entendre sa position dominante au sein de la région et par ses colonies étendre son influence sur ce territoire.

L’inversion de sa politique guerrière, qui survient lors des Guerres samnites, oriente sa pensée impérialiste, au-dehors, à l’intérieur des autres régions de la péninsule. Et s’annonce dès lors l’ère de la colonisation pour celle qui deviendra, quelques siècles plus tard, la “ville éternelle”.

La censure d’Appius Claudius Caecus

En 312 av. J.-C., lorsque Appius Claudius Caecus parvient au poste de censeur, Rome est à un tournant de son histoire puisque s’entame l’aube de sa conquête de l’Italie.

La censure, qui jouera un rôle clef dans ce nouveau contexte, était une magistrature dont la mission première consistait à recenser le nombre de citoyens romains, par le cens, tout en estimant leur fortune afin de leur conférer une place, plus exactement un « rang » ou « ordo », au sein de la société civile. Cette branche de l’institution républicaine acquerra, au fil de son existence, d’autres fonctions, à commencer par l’examen des moeurs, avec le cura morum et le regimen morum, ou la responsabilité de dresser l’album sénatorial. Les magistrats de la censure étaient élus pour 18 mois.

Caecus usa de la censure pour faire aboutir sa politique de grands travaux et formaliser ses songes de Grande Rome. Il fut le premier censeur à être à l’origine de la construction d’un ouvrage tel qu’une voie ou un aqueduc (Aqua Appia). En dépassant donc les limites juridiques habituelles de la censure, il fit aussi construire le temple de Bellone – lieu où le sénat romain accueillait les ambassadeurs étrangers – et la Porte Capène. Contournant la lex Amelia (loi limitant la censure à 18 mois), il prolongea la durée de sa magistrature pour finaliser ses entreprises. Et s’affirma en réformant la lectio senatus avec l’introduction, au Sénat, de fils de libertini (esclaves affranchis), acte, qui selon les textes anciens, fit scandale à l’époque.

La légende lui attribue une réforme du culte d’Hercule dans l’enceinte de Rome ; blasphème qui lui aurait coûté la vue, puisqu’il fut atteint de cécité à la suite de cette réforme. Et son plus grand fait d’armes fut le discours qu’il prononça à l’encontre du compromis de paix que proposa Pyrrhus Ier, Roi d’Épire, à la République, entraînant le raisonnement expansionniste romain au Sud de l’Italie.

Si cet office n’était que peu honorable avant l’arrivée d’Appius Claudius Caecus, grâce à ses manœuvres et ses projets, il insuffla une importance nouvelle à  la censure, qui se voit confier le contrôle des dépenses et recettes publiques, et l’adjudication des « grands travaux publics » aux entrepreneurs de la cité, mandatés pour la construction ou l’entretien des routes.

La naissance de la Via Appia

La construction de la Via Appia est la conséquence de la naissante hégémonie de l’Urbs sur une partie des territoires de la péninsule. Au-delà des innovations dans les techniques de construction ou les moyens de circulations qu’elle représente ; cet ouvrage est à placer dans un contexte global ; puisqu’à présent Rome pousse son dessein au Sud, la voie sera le bras armé de la conquête, cette dernière orchestrera, par la servitude des forces en présence, l’obligation, pour les potentats existants, à la domination de la cité toute-puissante. 

Tracé de la Via Appia.
Ancienne route romaine Appia (d’après une carte de William R. Shepherd de 1911). La piste originale est de couleur rouge – EH101 | Domaine Public.

De Rome à Capoue : l’élément déclencheur

Le déclenchement de la seconde guerre samnite (327 av. J.-C. – 304 av. J.-C.) catalyse la construction d’une première grande voie romaine. Suite à sa défaite face aux Samnites à la bataille de Lautulae en -315, suivie de la défection de Capoue en -314 (révolte de la cité aux côtés des samnites, qui abandonne alors le parti romain) ; la cité doit, par voie de conséquence, défaire les troupes ennemies qui séparent, désormais, la Campanie du Latium. Rome pousse ainsi son offensive jusqu’en Apulie, où elle livre bataille à Lucéria et écrase les Samnites et les Lucériens. Elle s’empare de nombreuses villes et pour veiller à son emprise sur les territoires annexés elle renforce son autorité dans ses régions par l’établissement de communautés romaines, au travers de déduction de colonies comme à Lucéria, Suessa, Intermna ou Pontia. 

Appius Claudius Caecus entame, en 312 av. J.-C., la Via Appia. Cette dernière se veut être un prolongement autant politique que stratégique pour Rome de sa conquête en Campanie. De ce fait, la première partie de la voie relie Rome à Capoue, point d’entrée et de stationnement des troupes pour la République dans cette région. Et permet, dans le même temps, de consolider l’alliance avec Neapolis (aujourd’hui Naples) conclue en 327 av. J.-C. Son tracé passe par plusieurs colonies romaines avant d’atteindre la ville campanienne telles que Terracine (fondée en 329), Sinuessa, Suessa ou encore Minturnue (actuelle Minturnes).

Son intérêt est de remplacer la Via Latina, dont l’itinéraire passant par Tusculum (ancienne ville du Latium) allongeait le trajet de Rome à Capoue. Cet axe de communication directe avec la République représente un moyen plus efficace pour intégrer, à la citoyenneté romaine, les populations des territoires annexés, par le biais des tribus. Considérée sous le prisme de la position belliciste de Rome, elle contribue à maintenir les efforts de guerre grâce à un acheminement plus rapide et plus confortable des garnisons en Campanie.

La Via Appia intervient donc pour assurer une continuité territoriale entre ces deux régions. Elle déploie une nouvelle dimension stratégique dans la seconde guerre samnite par un mouvement plus efficace des troupes. Rome, qui doit aussi renforcer son impérialisme sur ces nouvelles possessions, use de la voie comme une manœuvre politique visant à inclure dans la République les nouvelles régions conquises. Si les colonies, avec leurs citoyens romains ne suffisent point, Rome se sert de ce grand axe de circulation pour asseoir sa domination et être en état d’intervenir si une défection ou une révolte survient à l’intérieur des territoires annexés, tout en assurant le transport et le commerce des biens marchands vers ces nouvelles dépendances de la République, pour y favoriser l’émergence d’une économie et d’un modèle social polarisé sur Rome.

La construction de la voie

L’édification de la Via Appia est perçue comme une révolution pour l’époque, puisqu’elle bouleverse durablement le génie civil romain en accumulant les innovations techniques et en fondant un nouveau modèle de voie qui sera repris pour la construction des routes futures.

Via, signifie en latin « route ». Les Romains, qui se déplacent par un réseau de sentiers jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., entendent la nécessité, pour subsister, de se doter d’une voirie fiable afin d’assurer les besoins logistiques des guerres, du commerce et des communications. Ainsi, les via se déclinent en de nombreuses distinctions, telles que les via plostralis (chemin muletier), les via vicinalis (voie vicinale), les via publicae (voie publique), les via militaris (route importante). Les moyens et l’origine des fonds pour le financement de leur construction et de leur entretien dépendent de leur importance.

La Via Appia est l’une des premières grandes voies stratégiques, précédant d’une vingtaine d’années son aïeul, la Via Latina. Elle a été conçue pour que deux chars puissent se croiser simultanément, d’une largeur régulière de 4,1 mètres. Elle est d’abord couverte de glarea ( « caillou concassé » ) et sera pour la première fois pavée, très peu de temps après sa construction, par les frères Olgunii en 296 av. J.-C.

Son pavage, en dalles de basalte, se fera progressivement, certains tronçons à des époques tardives, sous le règne de Trajan ou de Néron. Elle est flanquée de chemins de terres, dont les piétons se servent pour s’y déplacer. Ses fondations se déclinent en plusieurs couches de pierres et de graviers qui se succèdent par superposition. Cette méthode se rapprocherait du modèle pré-vitruvien, c’est-à-dire une superposition d’un statumen (couche composée de pierres, de terrissa et de mortier), d’un rudus (base étanche), d’un nucleus (couche de mortier) puis d’un summum dorsum (couvrement de la route par des blocs ou des dalles). Très tôt, s’implantent des relais pour les voyageurs, et les propriétaires terriens dont les possessions jouxtent la voie, font construire à ses abords, des tombeaux afin de célébrer leurs ancêtres.

La première innovation technique de la Via Appia réside dans des segments de son tracé, en particulier deux tronçons rectilignes, l’un de 23 kilomètres et l’autre de 61 kilomètres, alors inhabituels pour l’époque. Cette caractéristique est un tournant dans les préceptes de construction de la Rome antique, qui cherche à s’affranchir des limites et des coercitions du territoire. Car si auparavant, comme on le constate avec la Via Laurentina, c’est la route qui s’adapte au terrain, en suivant les excroissances ou les anfractuosités de la terre. Désormais, le terrain devra s’adapter à la route : ces deux portions montrent que lors de la conception de la voie, les Romains se sont approprié le paysage par des remaniements des espaces naturels conduisant à des terrassements ou à la construction de ponts. Qui plus est, cette forme rectiligne servira de modèle, de la république jusqu’à la chute de l’empire, pour la majorité des routes.

La seconde nouveauté tient au passage de la Via Appia dans la plaine pontine : une zone marécageuse ayant nécessité le creusement d’un canal de drainage, suivant le tracé de la voie, afin d’assécher la plaine ; et la construction de canaux de dérivation, pour assurer un contrôle par régulation des eaux. Ces constructions simultanées appuient ce phénomène d’appropriation de l’espace par les Romains et nous montrent que les moyens déployés étaient à la hauteur de l’immense entreprise, pour l’époque, que représentait ce projet.

Elle est aussi à l’origine d’autres innovations, à caractère mineur et qui confèrent à un registre institutionnel. Le fait que Caecus lui a attribué son nom et son prénom, initie l’auctorum nomina optinent, c’est-à-dire la nomination des routes par le patronyme des magistrats constructeurs. Aussi, ce fut la première voie à employer le système de bornes milliaires, qui sont des colonnes placées sur les abords de la voie afin d’indiquer les distances. À travers les innovations technologiques qu’engendre cette construction, sa précision dans les techniques d’ingénierie, et l’étendue de son tracé. Mais aussi, par sa dimension politique, qui concrétise la volonté d’ouverture d’une ville sur tout un territoire ; la Via Appia prélude à la future domination du maillage routier romain sur l’ensemble de l’Occident, qui n’aura de cesse d’innover dans le domaine de la circulation, allant jusqu’à mesurer 150 000 kilomètres, sous le règne de Trajan. Ainsi, elle se verra attribuer le surnom de Regina Viarum ( « Reine des voies » ).

Un long chemin jusqu’à Brindisi

Débutant à Rome, et parcourant près de 500 kilomètres, pour joindre la ville de Brindisi (ville au Sud de l’Italie) ; le parcours qu’a emprunté la via, n’a pas toujours été tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Lorsque débute la construction de la voie, en 312, son objectif est de relier Rome à Capoue. Cependant, à l’instar de Rome, la route ne s’est pas faite en un jour, et de nombreux doutes subsistent sur sa première destination et son parcours initial. Les sources et les auteurs divergent sur ces deux questions. Par exemple, Ettore Pais (historien italien, 1856-1939) a formulé l’hypothèse que la Via Appia, ne rejoignait à l’origine que la colonie de Sinuessa. Tandis que Gerhard Radke (philologue allemand, 1914-1999) estime que durant la censure de Caecus, la route allait jusqu’à Formies. De son côté, Thomas Pekáry (archéologue, 1929-2010) conçoit la destination finale de l’Appia au Forum Appi. Mais elles affirment toutes que la Via Appia fut édifiée pour créer une liaison entre Rome et Capoue.

Au début du IIe siècle av. J.-C., en 191, la voie est prolongée jusqu’à Brindisi, ville portuaire du Sud de l’Italie. Ce prolongement tardif s’explique par une raison politique antérieure d’un siècle : Rome qui sort vainqueur de sa troisième, et dernière, guerre face aux Samnites (298-290) contrôle désormais un territoire très vaste, de la mer Adriatique à l’Est jusqu’à la mer Tyrrhénienne à l’Ouest, et de l’Étrurie au Nord, jusqu’aux frontières de la Grande-Grèce (un espace géographique, investît par des cités helléniques, comprenant le littoral du sud de la péninsule et la Sicile).

Elle régit désormais l’Italicum par sa puissance et son hégémonie. Mais, en 282 av. J.-C., l’attaque d’une partie de la flotte romaine par Tarentum, est le casus belli qui engendre la Guerre de Tarente. La cité du littoral mandate Pyrrhus Ier, roi d’Épire, afin de contester l’offensive romaine, menée au Sud de l’Italie, qui cherche à renverser l’hégémonie de Tarente en Grande Grèce. Pyrrhus est vaincu par les Romains à la bataille de Beneventum (actuel Bénévent) en 275 av. J.-C. En 272 av. J.-C., Tarente est défaite et dans sa chute emporte toute la Magna Grecia, qui passe sous le joug de la République romaine. L’Urbs conclut ainsi sa politique d’expansion au Sud de l’Italie. 

De ce fait, après Capoue, le tracé de la voie suit l’avancée militaire romaine à travers les terres de la péninsule : en joignant la ville de Beneventum, dans la région du Samnium, puis la colonie romaine de Vénusia (fondée en 291) à la frontière entre la Campanie et la Lucania, pour finalement arriver jusqu’à Tarente. Brundisium (actuel Brindisi), qui fut conquise par Rome en 267 av. J.-C., est le point final de la conquête de l’Urbs ; elle sanctifie la domination de la république de l’Arno jusqu’à la Méditerranée et la matérialise par le terme de l’Appia dans cette ville. Elle était durant l’Antiquité, le plus important port de la côte adriatique, ouvrant sur la Grèce, l’Orient et l’Afrique.

Par conséquent, la route fut prolongée jusqu’à Brindisi afin de devenir le point de départ pour les garnisons romaines vers l’Orient, faisant miroiter la politique d’expansion de Rome au-delà des frontières italiennes, et insufflant, par quelques traces mnésiques, des désirs d’Anatolie, d’Égypte et de Syrie aux rêves de la République.

Le voyage de la Via Appia : de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne

L’Appia qui est devenue le canon de la voirie romaine, a structuré la conception des routes tout au long de l’Empire. Mais, avec l’avènement du christianisme, elle subit de profondes mutations qui remodèlent son paysage à l’image de la nouvelle religion.

Et, si au cours du Moyen-Âge, elle tombe en désuétude. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, avec le projet de Via Appia Nuova conduit par le Pape Pie VI, que quelques portions de la Via Appia sont de nouveau empruntées pour rejoindre Brindisi.

La christianisation de la voie durant la période impériale

Au IIe siècle, de notre ère, le christianisme commence à s’imposer dans l’empire romain d’Occident. À la suite de la conversion de l’Empereur Constantin vers 312 ap. J.-C., et la promulgation de l’Édit de Milan, l’année suivante, les persécutions menées à l’encontre de cette religion et de ses adeptes cessent ; le christianisme devient finalement la religion de l’Empire à la fin du IVe siècle. De cette mutation sociale, naît une restructuration du paysage à l’image de la nouvelle religion. Ainsi, débute dès le IIIe siècle, un processus de christianisation de la Voie Appienne, par une transformation de l’espace aux abords de la route, qui prendra fin vers le VIIe siècle de notre ère.

Selon les preuves archéologiques, ce phénomène aurait débuté au IIe siècle de notre ère, avec l’apparition de cimetières, alors utilisés par les communautés chrétiennes de Rome. Les travaux archéologiques ont permis d’identifier, sur une voie transversale de la Voie Appienne, la nécropole de Praetextatus, qui était un lieu d’inhumation collectif ou encore le cimetière de Toretta. Ces données permettent de constater la volonté d’émancipation des chrétiens de cette époque, ne voulant enterrer leurs défunts dans les mêmes cimetières que les païens.

Dès le IVe siècle de notre ère, les cimetières collectifs se sont multipliés et accueillent de nouvelles infrastructures comme des mausolées de riches familles chrétiennes. Ou bien des structures plus importantes comme des basiliques ; c’est le cas de la basilique Saint-Sébastien, construite sur des catacombes. 

Si l’idée n’est pas nouvelle puisque tout au long de la période impériale, les Romains construisaient des structures funéraires tels que des tombeaux, aux abords des grands axes de circulation. Cette appropriation de l’espace péri-urbain de la ville, par la religion monothéiste, est révélatrice des profondes mutations sociales que connaît Rome ; elle se concrétise par une transformation des anciens édifices (catacombes et cryptes) païens en lieux de cultes (basilique) et de cérémonies chrétiens. Et provoque, par la même occasion, une métamorphose du paysage bordant la route.

Du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle

Via Appia nouvelle.
Dessin de la Via Appia nouvelle – Musée du Rijksmuseum | Creative Commons Zero, dédicace au domaine public.

Durant le Moyen-Âge, la voie fut défaite de ses fonctions que lui avait confié l’Empire. Comme le relatent les guides de pèlerinages, elle fut essentiellement utilisée durant cette époque par les pèlerins, certains désireux de se recueillir sur les tombes des martyrs, et d’autres la traversant de Rome jusqu’au port de Brindisi afin de s’embarquer pour la Terre Sainte

Il faut attendre le XVIIIe siècle, pour que la voie retrouve de sa superbe. En 1784, le Pape Pie VI mène une politique de restauration de quelques tronçons de la via. Particulièrement celui passant dans les Marais Pontins, où des travaux d’assainissement sont entrepris. M. de Prony, dans son ouvrage Description hydrographique et historique des Marins Pontins, fait une description de l’état de la voie, alors submergée par les eaux : cette dernière « était entièrement noyée dans l’eau et dans la fange, rompue en plusieurs endroits, et traversée par des courants d’eau qui ne passaient pas sous les ponts ».

Dans le même temps, Pie VI avait entrepris la construction d’une nouvelle voie, la Via Appia Nuova, dont celle-ci liait toujours Rome à Brindisi, mais par le biais d’un nouveau tracé dans la péninsule, presque identique à la première voie et utilisant parfois certains segments de la via Appia originelle ; changeant par la même occasion le nom de la Via Appia en Via Appia Antica. Aujourd’hui, cette route est connue sous le nom de Strada Statale 7 Via Appia (traduit de l’italien : route nationale 7 Via Appia).
Présentement, une seule partie de la Via Appia Antica est accessible aux visiteurs, débutant à la Porte San Sabastiano ; les touristes s’y baladent, à vélo ou à pied, à la recherche des temps perdus. Et dépoussièrent de leur regard les villas, les catacombes et les mausolées qui jadis furent les témoins du rayonnement de la route.

Voie Appienne.
Via Appia aujourd’hui – Trish Hartmann | Attribution Creative Commons 2.0.

Quelques liens et sources utiles

Baudry, R. (2007). Patriciens et nobles à Rome: D’une identité à l’autre ?. Hypothèses, 10, 169-178

Fontaine, P. (2000). Chevallier (Raymond). Les voies romaines. Revue Belge de Philologie et D Histoire, 78(1), 261‑262.

Humm Michel. Appius Claudius Caecus et la construction de la via Appia. In: Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, tome 108, n°2. 1996. pp. 693-746

Humm, M. (2005). Appius Claudius Caecus, La république accomplie. Publications de l’École française de Rome.

Lacam, J. (2019). La République romaine des années d’or à l’âge de sang – 2e édition. Editions Ellispes.

Spera, L. (2003). The Christianization of Space along the via Appia: Changing Landscape in the Suburbs of Rome. American Journal of Archaeology, 107(1), 23–4

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